Espérer avec les pauvres

Georges de Kerchove

p. 49-53

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Georges de Kerchove, « Espérer avec les pauvres », Revue Quart Monde, 268 | 2023/4, 49-53.

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Georges de Kerchove, « Espérer avec les pauvres », Revue Quart Monde [En ligne], 268 | 2023/4, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 27 juillet 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11236

Invité en mai 2022 à participer à la « Neuvaine de La Sarte » à Huy en Belgique par les Fraternités laïques dominicaines, sur le thème général de l’espérance, l’auteur a proposé une réflexion sur l’espérance vécue par les plus pauvres. Nous en publions de larges extraits.

Si nous consultons un moteur de recherche sur internet en tapant les mots espérance pauvreté apparaissent alors des études statistiques corrélant espérance de vie et pauvreté.

Parler de l’espérance de vie, c’est aussi se poser la question de savoir ce que l’humain espère de la vie. C’est s’interroger sur le pourquoi vivre, plus que sur le comment vivre. C’est s’interroger sur le sens de sa vie, c’est s’interroger sur l’histoire de sa vie, sur l’histoire de l’humanité, sur son devenir. Sur l’existence du mal, des injustices ou des inégalités.

Les esclaves d’hier…

Dans l’Antiquité, que pouvait espérer de la vie un esclave condamné à le rester tout au long de son existence ? À être vendu comme un animal de trait ? Son statut ne lui donnait pas la vocation d’être libre. Privé de liberté, sans aucune prise sur son devenir, il dépendait totalement de son propriétaire pour être affranchi. Il était asservi à vie à sa condition d’esclave, et malheur à lui s’il entendait transgresser son état servile. Les révoltes d’esclaves ont été noyées dans le sang. Souvenons-nous des multiples insurrections des serfs au Moyen Âge. Elles furent sauvagement réprimées.

Mais ne l’oublions pas, l’esclavage a perduré jusqu’au milieu du XIXème siècle, et l’Occident chrétien y a largement contribué, il s’est enrichi du trafic des esclaves par le biais du fameux commerce triangulaire. Saint-Domingue, colonie française, constituait une étape importante du trafic. Profitant des troubles et des idées liés à la Révolution française, les 470 000 esclaves de l’île représentant 90 % de la population se révoltent en 1804. Ils se libèrent, s’affranchissent et obtiennent la liberté. Cette première république noire indépendante, issue de l’esclavage, s’appellera Haïti.

Inutile de dire qu’elle ne fut pas d’emblée reconnue par les puissances de l’époque. Cinquante ans plus tard, elle dut même se plier aux exigences de la France qui menaçait de l’envahir, et lui payer un montant qui a grevé son budget pendant des décennies. Pourquoi cette mise à l’amende ? Il fallait que la jeune république pourtant exsangue accepte de rembourser le dommage causé aux propriétaires d’esclaves. Ceux-ci avaient été lésés, ils avaient perdu de la marchandise, ils avaient droit à une indemnisation. Le droit de propriété primait le droit à la liberté.

La France autoproclamée depuis la Révolution pays de la liberté, égalité, fraternité, n’abolit l’esclavage dans ses colonies qu’en 1848.

… Cousins des esclaves d’aujourd’hui

Pourquoi ce détour par l’esclavagisme ? Parce que la situation des personnes les plus pauvres d’aujourd’hui présente de nombreuses similitudes avec celles des esclaves d’hier.

L’a bien compris le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, le père Joseph Wresinski dont un texte figure depuis 1987 sur une plaque dans la maison des esclaves de l’île de Gorée :

« Des millions et des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, aujourd’hui disent non à la misère et à la honte, parce que des hommes hier traités en esclave par les puissants ont en leur cœur affirmé qu’ils étaient des hommes. »1

Pour rappel, l’île de Gorée située au large de Dakar au Sénégal, fut le plus grand centre du commerce des esclaves de la côte africaine du XVème au XIXème siècle. Capturés au cours de razzias, des millions d’êtres humains furent acheminés vers Gorée, entassés dans des geôles immondes, puis poussés vers la « porte sans retour » que l’on peut encore voir aujourd’hui dans ce lieu de mémoire.

En 2020, le Conseil communal de Gorée a décidé de changer le nom de l’île. Elle s’appelle désormais Place des libertés et de la dignité humaine. En affirmant la dignité humaine inhérente à chaque personne, d’un lieu de désespérance, les hommes ont fait un signe d’espérance.

Les puissants ont donc officiellement aboli l’esclavage au XIXème siècle, mais parallèlement, dans nos pays, ils ont durci la répression du vagabondage et de la mendicité, ils ont multiplié les workhouses, les ateliers de discipline c’est-à-dire de travail forcé, ou les dépôts de mendicité. Ainsi l’abbaye de la Cambre à Bruxelles fut transformée pendant presque tout le XIXème siècle en un dépôt de mendicité. On y enfermait les plus pauvres de la région bruxelloise. La plupart des femmes y furent violées sans que jamais leurs abuseurs n’en soient inquiétés.

L’enfermement des plus pauvres dans des lieux pudiquement qualifiés de dépôts de mendicité n’a été abrogé dans notre pays qu’en 1993.

Mais encore aujourd’hui, plusieurs villes tant au Nord qu’au Sud du pays, continuent à pourchasser les mendiants à coup d’arrestations administratives et d’amendes pénales illégales.

Je pourrais multiplier les exemples de mécanismes structurels ou législatifs qui sanctionnent directement ou indirectement ceux qui n’ont rien, et qui finalement les enchaînent à une citoyenneté de second rang. Depuis une fiscalité qui avantage les puissants par des déductions dont eux seuls peuvent bénéficier. En passant par le statut cohabitant en matière d’allocations sociales qui sanctionne le droit de vivre en famille des allocataires et les expose à des contrôles incessants. Sans compter que ce statut est discriminatoire sur la base du genre, la plupart des victimes étant des femmes. Ou encore en criminalisant les sans-abri qui essayent de se débrouiller en squattant un immeuble inoccupé2.

Si l’esclavagisme a été éradiqué, les traitements inhumains et dégradants persistent, ils ont pris d’autres formes. Les plus pauvres restent soumis à une violence institutionnelle et leurs cris qui revendiquent la dignité inhérente à chaque personne ne parviennent que rarement aux oreilles des puissants.

Ceux-ci resteraient-ils désespérément sourds à ces cris ? Comme si leur puissance et leur bonheur reposaient sur l’impuissance et le malheur des plus faibles.

Résistants à la désespérance

Que peut encore espérer Gustave, cet homme dans la force de l’âge qui me confiait il y a peu : « Je suis né dans la misère, je vivrai dedans jusqu’à la fin ? »

Pour lui, la misère n’était pas qu’une question d’argent. C’était une question de résistance, une sorte de guerre d’usure à la longue épuisante, avec bien sûr des moments de découragement. Le découragement fait partie de la vie, mais on le reproche systématiquement aux pauvres. Même s’il lui arrive de baisser les bras, Gustave continue à résister. Il refuse dans le fond de lui-même de se laisser enfermer dans l’image que lui renvoient ceux qui contestent sa dignité et celle des siens.

Un jour, il m’a parlé de sa mère :

« Elle vivait seule dans une maison très humide. Ce n’était pas un logement décent. On peut dire qu’il était insalubre, mais je n’aime pas ce mot. C’est comme si on disait que parce que le logement est malsain, ses habitants le deviennent aussi, et ma mère ne l’était certainement pas. D’autres auraient dit que c’était un taudis, mais je ne veux pas utiliser ce terme pour ma mère, ça lui enlèverait sa dignité. Dans l’esprit des gens, un taudis est sale. »

Cette mère, il la défendait envers et contre tous, comme elle l’avait défendu quand il était enfant :

« Elle avait tout fait pour protéger ses sept enfants. De peur de nous voir placés, elle évitait les contrôles. Quand elle se sentait repérée, elle partait le jour même avec nous, elle déménageait pour nulle part et marchait des kilomètres et des kilomètres pour échapper aux services de protection de l’enfance. Échapper à ceux qui sont censés nous défendre… Elle nous protégeait contre notre protecteur officiel ! Elle ne savait ni lire ni écrire, et les services lui ont finalement fait signer un papier autorisant le placement des enfants. C’est ainsi que ma fratrie a été dispersée. Mes frères et sœurs n’ont pas partagé la même enfance. »

Lorsque cet homme se met en ménage, sa compagne et lui sont confrontés à une même situation. Ils se trouvent à la rue alors qu’elle est enceinte. À la veille de la naissance de leur fille aînée, il nous dit :

« Que se passerait-il si des assistantes sociales venaient contrôler notre situation ? Elles pourraient faire placer l’enfant à naître, d’autant plus que nous n’avons ni vêtements, ni langes, ni poussette pour lui. Heureusement, les services sociaux ignorent notre présence à Bruxelles. Mais cela veut aussi dire que nous n’aurons pas de prime de naissance : nous évitons les contrôles, mais nous ratons l’aide. »

Lorsque la famille retrouve un logement, ce n’est jamais pour longtemps. Ils déménagent de logements insalubres en logements insalubres, pris au piège des marchands de sommeil :

« Nous étions toujours pressés par le temps, mais nous n’avions pas le choix. Nous avions même accepté un logement que nous n’avions visité que dans l’obscurité. C’était ce logement ou la rue, et la rue avec les enfants, c’est le placement assuré. Mais lorsque nous arrivons, une triste réalité nous attend : le WC est bouché, la chasse d’eau hors d’usage, du plâtras tombé par endroit, des vitres cassées, des prises à nu. Nous ne sommes pas restés très longtemps dans ce taudis. »

Ces déménagements incessants finissent par compromettre l’existence administrative de cette famille :

« Nous déménageons tellement souvent que l’administration ne suit plus le rythme. Avant même que l’agent de quartier fasse le contrôle pour l’inscription de domicile, nous sommes déjà partis. Ainsi, quand nous nous présentons à la commune de Bruxelles pour demander une inscription à la rue Haute, le fonctionnaire nous engueule, il nous dit qu’avec des gens comme nous, c’est impossible de tenir des registres, et il refuse. Nous devons déménager une fois de plus. Je n’étais en ordre de rien, j’étais devenu un sans-papier en Belgique. »

Durant toute cette période, les services sociaux reprochent à Gustave de ne pas tenir un travail. À lui qui se débat pour assurer un abri à sa compagne et à sa fille.

Sa compagne explique à son tour :

« Au début de ma deuxième grossesse, nous n’avions plus rien à manger et j’ai dû faire un pieux mensonge pour obtenir une aide. J’ai expliqué à l’assistante sociale que j’étais enceinte d’un militaire. Grâce à cela, elle a accepté de me donner des bons pour recevoir des repas à la Croix-Rouge. Il valait mieux faire ce mensonge que de faire la manche. »

Pour survivre, elle est donc amenée à renier son compagnon qui avait mauvaise réputation. Elle doit se faire passer pour une Marie-couche-toi-là pour avoir droit à des colis alimentaires.

Que signifie l’espérance pour cette dame ? D’expérience, n’est-elle pas tentée de nous dire avec la même lucidité que son compagnon : « Je suis née dans la misère, je vivrai dedans jusqu’à la fin » ?

La désespérance se fait encore plus accablante lorsqu’elle prend la forme du non-accès aux droits : Josiane se bat pour obtenir une adresse, la commune la lui refuse parce que la partie de la maison qu’elle occupe n’a qu’une entrée sur le côté qui ne correspond pas au numéro officiel de la rue. On la soupçonne de fraude. Elle devient invisible. Elle nous dit :

« Les droits sont comme un gâteau qu’on met devant vous, mais auquel vous ne pouvez pas toucher. Vous salivez, mais vous restez sur votre faim. À la longue, à quoi bon encore demander ? »

J’ajouterais : à quoi bon encore espérer ? Pourtant, Josiane est toujours debout, avec l’aide de voisins qui se révoltaient avec elle contre tant d’injustice, elle a eu le courage de poursuivre les démarches pour simplement exister aux yeux de l’administration.

Le secret de l’espérance

Geneviève de Gaulle-Anthonioz, présidente d’ATD Quart Monde France de 1964 à 1998, avait comparé les conditions de vie du camp des sans-logis de Noisy-le-Grand des années 1950 à celles du camp de Ravensbrück où elle fut enfermée de février 1944 à avril 1945.

« Sur le visage de ces hommes et de ces femmes, j’ai retrouvé quelque chose que j’avais connu sur les visages de mes camarades à Ravensbrück, quand on n’a plus d’espérance, quand on est usé par un combat quotidien dont on se dit qu’il ne peut finir que par notre mort. Le visage perd ce rayonnement que possède chaque être humain en lui. »

La comparaison pourrait sembler audacieuse à certains. Mais après avoir passé quatre mois au secret dans un camp de la mort, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, nous livre quarante ans de son combat dans le camp de la vie auprès de ceux qui lui ont fait découvrir le secret de l’espérance.

« S’il y a une espérance dans ce monde si dur et si injuste, elle est dans le cri silencieux de ceux qui savent ce qu’est la liberté parce qu’ils vivent sous la dépendance, l’égalité puisqu’ils sont traités en inférieurs, l’honneur d’être homme, eux qui supportent le poids du mépris. »

Adoptée par les Nations unies au lendemain de la deuxième guerre, la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) proclame l’espérance viscérale de l’humanité, pourtant encore meurtrie par les horreurs de la guerre et par la barbarie du nazisme.

Son préambule illustre cette espérance :

« Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme. »

L’humanité continue aujourd’hui d’espérer lorsque ces mêmes Nations unies définissent en 2020 les 17 objectifs de développement durable, avec comme premier objectif la fin de la pauvreté et la lutte contre les inégalités sous toutes ses formes et partout dans le monde.

1 Voir https://www.joseph-wresinski.org/fr/maison-des-esclaves-de-goree/.

2 Cf. l’avis conjoint de l’Institut fédéral des droits humains et du service interfédéral de lutte contre la pauvreté https://

Georges de Kerchove

Né en 1948, avocat honoraire, Georges de Kerchove est membre actif du Mouvement ATD Quart Monde depuis quarante-cinq ans. Passionné par les droits de l’homme, il a milité pendant plus de deux décennies aux côtés des sans-abri bruxellois (Belgique). Il est l’auteur d’une chronique subversive intitulée Les gueux sont des seigneurs, parue en 1992 aux Éd. Vie Ouvrière. Il a publié en 2018, aux Éd. Couleur Livres, Rue des droits de l’homme, qui raconte le combat des sans-abris de Bruxelles.

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