« Il y a d’autres moments où on ne résiste plus, parce qu’on est découragé. On est dans le doute profond, on se sent anéanti. En Centrafrique, Monsieur Parfait explique : ‘Notre souffrance, c’est du matin au soir et à continuité, c’est multiplié. On ne peut pas oublier notre souffrance. La souffrance continue, donc elle est inoubliable. Une personne souffrant la pauvreté comme nous, sa pensée ne termine pas. Sa pensée toujours continue.’ Dans les moments de grands découragements, la souffrance est telle qu’elle devient un obstacle à la capacité de résister et c’est alors que le temps s’arrête. »1
« Les personnes en situation de pauvreté savent en effet qu’on ne résiste pas par plaisir mais par nécessité. C’est en ce sens qu’on peut se sentir ‘condamnés à résister’. […] ‘ Tant que nous ne sommes pas soutenus ni reconnus, il est très difficile de résister. Et quand bien même nous le faisons tous les jours, ce n’est pas compris’, souligne Carine. […] ‘ L’espérance, ça ne tombe pas du ciel, ça ne vient pas du dehors, ça ne vient pas d’un seul coup. L’espérance, elle se forge et elle se travaille en nous’. »2
On m’a proposé de commenter les extraits que nous venons de lire ensemble. Je voudrais le faire en deux temps autour de cette expression qui m’a frappé à la première lecture de ce texte : « condamnés à résister » ; et aussi à partir de cette expérience de la souffrance : « du matin au soir et à continuité. »
Je voudrais d’abord dire au groupe qui a pensé la résistance des plus pauvres dans ce colloque que je suis ému. Votre pensée fait écho à de grands écrivains chers à mon cœur, Albert Camus et Amos Oz en particulier.
Condamnés à résister
Albert Camus a publié Le mythe de Sisyphe en 1942. Voilà comment il interprète cette très vieille histoire. Dans la mythologie grecque, Sisyphe est un homme condamné par les dieux à faire tenir en équilibre un rocher au sommet d’une montagne. Chaque jour, « du matin au soir et à continuité », il pousse son rocher vers le sommet. On croit souvent qu’il souffre de devoir pousser de toutes ses forces le rocher vers le sommet. Mais non. Sa souffrance, c’est son désespoir. À chaque fois qu’il monte son rocher, Sisyphe espère la fin de ses souffrances, il espère que cette fois le rocher tiendra en équilibre. Mais son espérance est systématiquement déçue ; à chaque fois, le rocher tombe, dévale la pente, jusqu’au pied de la montagne. Pourtant, ce qui est beau, ce qui est fort, c’est que Sisyphe continue de descendre la montagne, pour aller chercher son rocher. Il n’a plus d’illusion et pourtant, il continue, encore et encore. Cette persévérance, c’est sa victoire sur les dieux. Ce n’est pas lorsqu’il pousse le rocher vers le sommet que Sisyphe est un héros. C’est lorsqu’il décide de redescendre le chercher une fois de plus. Son travail est surhumain, sa peine est stérile, pourtant « nous devons imaginer Sisyphe heureux », car, par sa résistance à l’humiliation des dieux, par sa lutte contre sa situation absurde, il tient debout. Pour rester digne, Sisyphe est « condamné à résister ».
Et puis aussi... Sa souffrance ne termine pas. Sa souffrance, toujours continue. Comme le dit Monsieur Parfait dans le texte : « […] sa pensée ne termine pas. Sa pensée toujours continue. » C’est Amos Oz, dans son roman Judas en 2014, qui dit que la souffrance est l’expérience humaine la plus universelle qui soit, la seule expérience peut-être qui soit partagée par tout le monde sans exception. C’est en cela je crois que la vie et l’expérience des plus pauvres ont à nous apprendre quelque chose de très discret et de très profond sur notre condition humaine, sur la vie : de par leur condition, les plus pauvres sont « condamnés à résister ». Cela nous ramène à l’essentiel : lorsqu’on voit le visage de quelqu’un qui souffre, c’est là qu’on peut comprendre ce qu’est la dignité. La dignité plonge ses racines dans la souffrance.
Les enfants aussi…
C’est cela que j’entends dans ce texte, chez Albert Camus et chez Joseph Wresinski. C’est aussi ce que je vois, parfois, chez les enfants que je rencontre à Noisy-le-Grand3, surtout chez ceux qui vivent la plus grande détresse. Eux aussi sont « condamnés à résister » je crois. J’aimerais donc, maintenant, faire exister quelques-uns de ces visages d’enfants, au milieu de ce colloque de grands, au milieu de ce texte adulte.
Je pense d’abord à Mikaela. Mikaela a 9 ans. Je n’aurai pas le temps d’en dire plus aujourd’hui, mais Mikaela peut nous apprendre que résister par la parole c’est aussi mentir. Ce n’est pas seulement, décrire, interpréter, argumenter, comme cela est dit dans le texte sur la résistance. C’est aussi mentir et il ne faut surtout pas lui en vouloir ; dans ces moments-là, il faut croire ses mensonges. C’est nécessaire quand ça permet de sauver la face, de calmer temporairement la brûlure de la honte.
Je pense ensuite à David et Marcel, 8 et 10 ans. David et Marcel sont frères. Ce sont les frères de Mikaela d’ailleurs. Depuis que je les connais, ils sont une mine de projets, tous plus ambitieux les uns que les autres. À chaque fois qu’ils me les soumettent, Marcel a l’habitude de me dire, avec assurance : « Je suis ton pire cauchemar ! » Il me le dit amusé car il sait que toutes ses envies me donnent du fil à retordre pour les réaliser. David est moins sûr de lui ; à chaque fois, il commence en disant : « Attends Quentin, j’ai quelque chose à te dire, attends, non, c’est sûr tu vas dire non... » Je l’encourage et puis il ose me demander. Chez eux, il y a des envies d’enfants, comme de faire des crêpes ou d’aller en Espagne.
Et puis, il y a leurs autres envies. Lorsqu’ils désirent un objet qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir, ils me demandent aussitôt si on peut le fabriquer. Ils veulent fabriquer un costume de Naruto ou un skateboard. Ils veulent fabriquer de l’argent, car pour eux c’est un mystère : pourquoi parfois la carte bleue de leur père fonctionne et pourquoi parfois elle est « cassée » ? Ils voudraient fabriquer des billets de banque, pas des faux, des vrais pour s’acheter des bonbons. Parfois, ils m’emmènent sur des chemins imprévus.
Marcel veut fabriquer une réplique de la bague de son père, un lion en or. Alors nous allons rencontrer une joaillière à Belleville et de là naît un atelier de sculpture de bijoux au Pivot culturel. Et puis, il y a leur grande idée, celle qui ne les quitte pas depuis un an, construire une voiture. Une voiture qui roule et qui fait du bruit, une Lamborghini, avec une clé électronique, un moteur, des phares et deux sièges. Pas une voiture en bois. Peut-être que vous trouverez ça naïf. Ils ne connaissent pas la mécanique, ils n’en mesurent pas la complexité, ni la difficulté de mouler une carrosserie en plastique. Ils ne savent pas encore cette matière. C’est peut-être naïf ; moi je trouve ça ambitieux.
C’est comme Felicity, qui a 8 ans, bientôt 9. Elle rêve d’avoir des animaux chez elle. Ce n’est pas possible mais elle en rêve. Souvent, les conditions de vie des enfants que je rencontre ne leur permettent pas de garder les belles choses qu’ils ont, un poisson ou un livre. C’est une injustice profonde. Ils ne peuvent pas les garder, ce n’est la faute de personne mais ils ne peuvent pas garder de belles choses chez eux. Felicity, ce qu’elle veut ce sont des escargots, ou des poissons. Depuis un an son désir n’a pas faibli et elle tente par tous les moyens de réunir le matériel nécessaire, notamment un bocal, un petit aquarium qui se trouve au Pivot culturel.
Gabriel aussi. Gabriel a 9 ans. J’ai l’habitude de dire que Gabriel est mon Père Noël. Il est sans cesse aux aguets pour récupérer des objets dans la rue qui pourraient nous servir au Pivot culturel, vis, tissus, bottes, miroirs et autres ferronneries. « Chaque don est une promotion », disait Joseph Wresinski. Gabriel, il donne tout, aussi parce qu’il ne peut rien garder chez lui. Il y a deux semaines, nous lisions un livre ensemble au Pivot culturel. C’était un livre richement illustré. Sur une page, Gabriel voit une échoppe ouverte dans la rue, avec de larges plats remplis de mets délicieux. Ni une ni deux, il me demande si nous pourrions construire une maison et donner des glaces aux gens dans la rue pour Noël. Nous convenons qu’il serait plus approprié de distribuer des crêpes que des glaces pendant l’hiver. Nous partageons cette idée aux autres enfants du Pivot culturel, ils l’acceptent avec enthousiasme. Depuis, à chaque fois que nous en parlons, Gabriel ne cesse de répéter, doucement, fièrement : « C’est mon idée, c’est mon idée. » Quand il le dit, il le dit précieusement, comme s’il parlait d’un trésor, comme s’il voulait être sûr que cette idée est la sienne. Maintenant, construire cette maison, c’est son idée fixe. Il n’aura de cesse de me le rappeler, il ne me lâchera pas tant que nous ne serons pas allés au bout de son idée.
… C’est un peu David contre Goliath
Chez David, chez Marcel, Gabriel et Felicity, ce que j’admire, ce qui les distingue des autres enfants que je rencontre, c’est leur obstination. Ce ne sont pas des caprices. Ce sont des idées qu’ils gardent d’une nuit à l’autre, semaine après semaine, parfois d’une année à l’autre. C’est impressionnant de constance pour des enfants qui vivent d’habitude dans l’imprévu. C’est la détermination de réaliser leurs rêves et d’embarquer avec eux les adultes qui les entourent car ils ne peuvent pas y parvenir seuls.
Les enfants les plus pauvres, ceux que je connais à Noisy-le-Grand, sont des enfants de l’échec et de l’humiliation. Ils portent, gravés en eux, l’idée d’être des enfants terribles, qui ne peuvent que mal agir. Ils savent le pouvoir arbitraire que les grands ont sur eux. Ils construisent et reconstruisent des envies de fortune avec trois fois rien. Souvent, nous les grands qui les entourons, nous rasons tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils entreprennent. Ou nous ne savons pas le voir. Parfois, un seul mot suffit à détruire tout ce qu’ils ont construit. Comme cette maman qui dit, devant son fils : « Ah mais ça ne ressemble pas du tout à un cheval ça, moi je connais les chevaux, c’est pas un cheval ça. » Alors que lui, Gabriel, cela fait des semaines qu’il participe à construire ce cheval en bois géant. Que lui, il m’avait dit, en regardant le cheval prendre forme : « C’est beau. » Mais les enfants, ils recommencent, ils s’accrochent à leurs idées. C’est un peu David contre Goliath.
Les enfants du Pivot culturel ont des idées généreuses, ambitieuses, des idées qu’ils nous demandent de prendre au sérieux pour qu’ils puissent aller au bout, savoir qu’ils sont capables de réussir. Savoir qu’ils peuvent y parvenir. Quand on parle de savoir, eh bien je crois que c’est ce savoir-là qui est le plus important. Ils en ont besoin pour eux, ce qui explique que parfois ils ont du mal à le partager avec d’autres. Ils doivent d’abord s’assurer de leurs capacités pour être sûrs de pouvoir les partager.
David, Mikaela, Marcel, Gabriel et Felicity continuent de faire confiance aux grands même lorsque les grands les ont déçus maintes et maintes fois. Faire confiance, c’est aussi une résistance à la vie instable. C’est l’espérance qui germe en eux.
Il n’y a pas de petites idées. Créer, avoir des idées et les réaliser c’est résister, avoir de l’espoir, donner une forme à sa vie. C’est comme ça que je comprends la résistance des enfants au Pivot culturel. Quelque part, ils n’ont pas le choix s’ils veulent être sûrs d’eux, que leur existence est valable. À cette tâche, nous les grands, nous ne pouvons pas être leurs complices, nous devons être leurs partenaires.
Je voudrais finir par ces mots de Wresinski : « Le monde changera un jour, parce que le message des enfants de la misère sera entendu. Et parce que ceux-ci prendront leur destin en main. »