Revue Quart Monde : En quoi ATD Quart Monde est-il selon vous « un objet historique, politique et social d’exception » ?
Axelle Brodiez-Dolino : C’est vrai que pour qui travaille sur l’histoire de la lutte contre la pauvreté, ATD Quart Monde est un objet exceptionnel.
ATD Quart Monde est de ces fils qui permettent tout à la fois de considérablement approfondir, voire de renouveler, l’histoire de la pauvreté contemporaine (en France, en Europe et dans le monde), et de mieux comprendre ce que sont la démocratie et le pouvoir associatif.1
Exceptionnel, d’abord, par la quantité et la qualité des archives produites et conservées. Je ne connais aucune autre association qui ait amassé un tel matériau quantitatif et qualitatif. Cela reflète un rapport à l’histoire, à la mémoire, une volonté de patrimonialisation que je n’avais jamais rencontrés avant. Et qui ont d’ailleurs été reconnus depuis par l’Unesco, par le label « patrimoine documentaire mémoire du monde ».
Parmi ces archives, un certain nombre sont exceptionnelles par leur nature. On peut évidemment penser aux écrits des volontaires, qui sont une pièce pivot. Je ne les ai pas lus, puisqu’ils ne sont pas accessibles aux chercheurs ; mais comme vous vous en servez pour faire des enquêtes, des articles, programmer l’action, le plaidoyer2, etc., vous les filtrez, vous les décantez, en quelque sorte, et ça permet quand même d’avoir un certain accès à leur contenu. C’est un matériau introuvable ailleurs, surtout qu’il existe depuis presque les tout débuts de l’association. Il donne une prise exceptionnelle avec le terrain ; il permet de mieux connaître les personnes aidées par l’association, les militants, mais aussi les actions des volontaires et même des alliés ; il est un reflet de la vie au jour le jour, des évolutions…
La deuxième caractéristique exceptionnelle est qu’ATD Quart Monde a depuis ses débuts énormément fait d’enquêtes et de recherches. On peut donc l’approcher au second degré, par ce qu’on appelle « l’histoire des savoirs » : quels sont les sujets dont l’association traite, comment elle les traite, qui les traite, quels sont leurs impacts dans et hors l’association… C’est d’autant plus riche qu’il y a, dans ces réflexions, une grande diversité de perspectives disciplinaires : une volonté de connaissances historiques, sociologiques, anthropologiques, statistiques, et même théologiques… Le plus fascinant pour l’historien de découvrir, par ces enquêtes, à la fois l’objectivation de ce qui se joue sur le terrain, et les évolutions des problèmes objectivés ; et les « monographies de famille », que les volontaires et alliés travaillent à faire, remontant parfois sur plusieurs siècles… En termes de méthodes, ATD a aussi inventé le « croisement des savoirs », qui est une vraie révolution copernicienne dans les méthodes de recherche sur la pauvreté. C’est donc extrêmement riche.
Mais vous ne pratiquez pas le savoir pour le savoir. C’est un savoir qui est toujours au service de l’action de terrain, et/ou du plaidoyer politique. « Gravir les marches du Vatican, de l’Élysée, de l’ONU », disait Wresinski. Et il y est parvenu, indissociablement grâce aux savoirs accumulés et à un patient plaidoyer, à une époque où les associations de lutte contre la pauvreté les pratiquaient très peu voire pas du tout – et moins encore au niveau international. Dès les années 1960, on voit Alwine de Vos van Steenwijk3 investir le Commissariat au Plan en s’invitant aux réunions par la petite porte, puis envoyer des memoranda au président de la République, le général de Gaulle, l’oncle de Geneviève de Gaulle. Dès les années 1970, Wresinski insiste auprès des nouveaux présidents de la République, Pompidou puis Giscard d’Estaing, d’abord sans succès, pour avoir un siège au Conseil économique et social, pour que les plus pauvres soient représentés dans cette « 3e chambre ». L’association commence aussi à arpenter les couloirs européens. Le rapport Wresinski au CES en 1987 est décisif dans l’adoption du RMI l’année suivante. Sans ATD Quart Monde, pas de Journée mondiale de lutte contre la misère en 1992, pas de loi de lutte contre les exclusions en 1998, sans doute pas de droit au logement opposable en 2007… Je ne connais pas d’autres associations, qu’elles soient petites ou grandes, qui aient eu un tel impact au niveau national et international. C’est bien l’illustration par l’exemple qu’il peut y avoir un vrai pouvoir des associations à faire évoluer les lois et la représentation démocratique.
Enfin, ATD Quart Monde a beaucoup réfléchi aux terminologies. Très tôt, dès le début des années 1960, Wresinski et Alwine de Vos disent : « Attention, les termes qu’on utilise pour parler des personnes ne sont pas les bons, ils sont même extrêmement mauvais » ; et ils essaient, ils ont le souci de trouver des termes plus justes. Mais que faut-il dire ? « Sous-privilégié » ? « Déshérité » ? « Exclu » ? … ? Il y a eu de grandes réflexions avant d’aboutir au « sous-prolétariat », puis au « Quart Monde », mais sans cependant renoncer au terme d’exclusion qui refera abondamment surface dans le rapport Wresinski. Or c’est fondamental d’avoir le souci du terme juste pour parler des gens, caractériser leurs problèmes… car poser correctement un problème, c’est déjà aiguiller vers sa solution.
Donc oui, ce sont, je pense, des archives exceptionnellement précieuses et riches pour comprendre à la fois la grande pauvreté, sa diversité, ses évolutions ; les savoirs issus des volontaires, mais aussi des alliés et des militants ; les plaidoyers et leurs résultats à tous les niveaux, de l’Élysée à l’ONU.
RQM : Très tôt apparaît la notion d’un projet de civilisation propre au Mouvement ?
A. B.-D. : Oui, on la trouve chez Wresinski dès les tout débuts, dès la fin des années 1950. C’est ce notamment qui a marqué et fait rester Geneviève de Gaulle-Anthonioz. Cette idée de « projet de civilisation », je ne l’ai jamais trouvée ailleurs non plus. C’est quand même un terme très fort, une ambition énorme.
Or en un sens, cette ambition est tenue puisqu’ATD Quart Monde forge au fil de son histoire une pensée systémique, originale et cohérente du monde, en partant de la place qu’elle souhaite pour les personnes en situation de grande pauvreté ; en se donnant des valeurs, des pratiques et des objectifs ; et en travaillant à transformer à la fois les politiques publiques et le regard social.
Il y a aussi dans ce « projet de civilisation » une dimension théologique. Ce qui intéresse Wresinski, c’est toujours d’aller plus bas, d’aller chercher la personne la plus éloignée, la plus pauvre, la plus exclue. Sa référence, c’est vraiment la parabole de la brebis égarée. La plupart des associations de solidarité de matrice chrétienne se réfèrent plutôt à celle du Jugement dernier, dans Mathieu, 25 : « J’avais faim, vous m’avez donné à manger, j’avais soif, vous m’avez donné à boire », etc. Et qui signifie que n’importe « qui a faim, a soif, est en prison, est malade », etc., est l’image du Christ sur terre et donc doit être aidé. À ATD Quart Monde, initialement en tous cas, l’idée n’est pas d’aider tous les pauvres, mais de commencer par le bas, par les plus défavorisés, les plus démunis ; ce qui deviendra au fil des décennies « atteindre les plus pauvres », « ceux qui manquent encore », « ne laisser personne de côté », etc.
C’est ce qui explique la genèse d’une conception rapidement centrale : la lutte contre « l’écrémage ». Je ne sais pas si c’est un terme qui est encore beaucoup utilisé aujourd’hui – j’ai l’impression que moins – mais il a été longtemps très important dans le Mouvement. L’idée est que si on commence par sortir de la pauvreté (ou du mal-logement, ou du quartier…) les plus forts, on laissera le groupe encore plus appauvri ; que si on commence par le haut, on n’atteindra en fait jamais le bas. D’où l’opposition historique, et qu’on trouve aujourd’hui encore très forte, à toutes les politiques publiques qui proposent de réduire la pauvreté de x %, parce qu’elles commenceront en pratique toujours par les x % les plus forts ; et au contraire, la proposition de mesurer la réussite des politiques publiques à l’aune des x % les plus pauvres. D’où aussi l’importance, dès les débuts, du terme non pas de « pauvreté », mais de « misère ».
Donc c’est aussi un projet démocratique : on ne parachèvera la démocratie que quand tous seront intégrés. D’où aussi l’importance de l’idée de participation et d’empowerment ; l’attention à ce que les plus pauvres puissent développer et exprimer une parole propre, peser sur les politiques publiques,…
C’est aussi indissociablement un projet de cohésion sociale, qui passe par l’engagement des volontaires et des alliés d’une part, et la transformation des mentalités, la lutte contre les idées reçues d’autre part. Ce changement du regard social doit permettre l’intégration et le respect de tous ; et que les plus pauvres ne soient plus prisonniers de la « honte » (un autre terme très important dans l’histoire d’ATD : « la misère commence là où sévit la honte », disait Wresinski »), qui provoque souffrance et repli, qui est une violence sociale, mais reçoivent au contraire de la considération, du respect, de l’empathie.
Le dernier élément de ce « projet de civilisation » est donc la reconnaissance fondamentale de la dignité de chacun, et la conceptualisation de la misère comme violation de l’ensemble des droits de l’Homme, dans leur indivisibilité et leur interdépendance. Les droits, pour Wresinski, sont un « plancher » ; et s’il n’y a pas de plancher, disait-il, on « tombe dans le vide ». Il faut donc des droits planchers en termes de revenu, de logement, mais aussi d’accès aux soins de santé, à la formation, à l’éducation, à la culture… Autant de droits qui ont été reconnus dans la loi de 1998 de lutte contre les exclusions portée par Geneviève de Gaulle.
RQM : Quelles sont la place et l’influence de Joseph Wresinski dans la démarche de connaissance des plus pauvres ?
A. B.-D. : Sa place est à la fois importante et à relativiser. Effectivement, c’est lui qui la lance, avec ses connaissances acquises à la JOC4, avec le principe d’observation rigoureuse et d’écriture quotidienne qu’il transmet et impose aux volontaires. Lui-même est un grand lecteur, quelqu’un qui cherche à connaître, qui observe tout le temps, qui écrit, qui a toujours son petit carnet et son crayon en poche…
Il pousse aussi les premiers volontaires à faire des études, à la fois à l’extérieur du Mouvement (Eugen Notermans et Charles Sleeth vont à l’université à Lille, Mary Rabagliatti à la London School of Economics…), et en interne. Quand Alwine de Vos demande en 1960 comment elle peut aider, il lui demande de créer un « bureau de recherches sociales ». Donc Wresinski est indéniablement moteur, proactif.
Il est aussi un passeur de cultures, un traducteur entre le monde des pauvres et des non-pauvres. Il a été pauvre étant enfant, il est sorti de la pauvreté et a accepté d’y retourner. Et tout le monde lui reconnaît une grande acuité dans le regard et l’observation. Il sait voir et comprendre de tout petits signes, et apprendre aux volontaires à y être attentifs, à les décoder. Il n’est donc pas un transfuge de classe, qui serait passé de l’autre côté ; il a vraiment un pied dans chaque monde, et est à l’origine celui qui permet aux non-pauvres de comprendre le monde des pauvres.
Mais il a aussi des mots très durs pour la recherche pour la recherche, la connaissance pour la connaissance, qui pour lui relèvent de l’élucubration intellectuelle. C’est quelque chose qu’il ne supporte pas. En ce sens, il était beaucoup plus proche du « Bureau d’action ». Et ce n’était pas facile tous les jours pour les volontaires qui travaillaient au Bureau de recherche sociale, qui essayaient de lire, de connaître, de faire des enquêtes ; et qui devaient tenir une étroite ligne de crête.
Donc oui, il faut reconnaître son rôle mais il ne faut pas non plus l’hypertrophier. Ce ne serait pas rendre justice à tous ceux qui ont combattu pour la connaissance – et notamment, dans les années 1960-1970 qui ont été fondatrices, à Alwine de Vos, Daniel Fayard, Louis Join-Lambert,… qui ont vraiment eu raison, parce que le Bureau de recherche, ensuite devenu « Institut de recherche et de formation », a été très avant-gardiste et fécond. Ensuite, la recherche/connaissance s’est ancrée, mais aussi adaptée et renouvelée au fil du contexte et de l’évolution des problèmes. Et elle a continué, jusqu’à aujourd’hui, à être très inventive. Cette histoire de longue durée, dans la volonté de connaissances et la pratique de recherches, est vraiment une spécificité très importante, et qui était jusqu’ici peu reconnue, d’ATD.
RQM : Quelle est l’importance d’une organisation volontaire permanente dont le rôle n’est pas de sensibiliser les pauvres mais d’aider à les renforcer pour qu’ils deviennent de « vrais » militants ?
A. B.-D. : Il y a en effet une forme de révolution copernicienne dans l’approche de Wresinski, qui puise fondamentalement, je pense, au fait qu’il a lui-même, contrairement à la plupart des fondateurs d’associations de solidarité, vécu la pauvreté durant toute son enfance et son adolescence. Je me suis parfois demandé si ce qu’il faisait pour les plus pauvres n’était pas ce qu’il aurait voulu qu’on fasse pour sa mère, et pour lui et ses frères et sœurs, quand il était jeune. Dès les débuts du camp de Noisy, il demande par exemple la « mort de l’aumône », pour que les habitants du bidonville cessent d’être dépendants de la charité palliative, que Wresinski déteste par-dessus tout (les soupes populaires, les vestiaires…), et qu’ils se prennent en main.
Mais en même temps, cette conception qui mène à l’invention des « militants » ne surgit pas d’un coup de Wresinski dès les débuts. Elle est lente à germer, et a été inventée collectivement. On le voit très bien avec la lente genèse des Universités populaires Quart Monde, qui ne sont au début pas du tout ce qu’elles sont devenues aujourd’hui ; ou avec l’invention, finalement tardive et pas du tout par Wresinski lui-même – mais bien après sa mort, autour de Claude et Françoise Ferrand – du « croisement des savoirs ». Et les « militants » tels qu’on les conçoit aujourd’hui ne germent qu’à partir de la fin des années 1970, quand Wresinski lance une formation originale, notamment pour Martine Le Corre5.
Mais même si cette conception ne germe que petit à petit, ATD reste assez avant-gardiste, à l’échelle des associations, dans l’idée qu’il faut faire des gens aidés des individus pleinement autonomes, capables de penser, de parler, d’agir, de s’en sortir à la fois seuls et collectivement ; des gens qui participent à construire et à défendre leur propre cause, à en être pleinement acteurs. « Les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées », disait Pierre Bourdieu. C’est exactement ce qu’ATD s’attache à combattre, à sa façon, en inventant de nouvelles méthodes. Les volontaires sont là pour les « épauler », disait Francine de La Gorce, dans cette tâche – et surtout pas pour faire à leur place.
RQM : Que pouvez-vous dire à propos des conceptions de la pauvreté, de l’aide et de l’engagement qui différencient ATD Quart Monde, Emmaüs et le Secours catholique ?
A. B.-D. : Alors il y a, bien sûr, le rapport au religieux. Le Secours catholique continue de revendiquer un ancrage confessionnel catholique ; au contraire, Emmaüs revendique depuis longtemps avoir complètement rompu avec. ATD Quart Monde est entre les deux : l’association se veut ouverte, pluriconfessionnelle, et assume des formes de spiritualité, qui est une autre déclinaison du religieux.
Il y a aussi tout ce dont on a déjà parlé, autour des « militants » et du « projet de civilisation ».
Et puis il y a cette très importante question du plaidoyer, où ATD Quart Monde a en fait deux décennies d’avance sur les autres. Ce qui a permis des réussites à des moments où il y avait des fenêtres d’opportunité, des ouvertures sur la question des droits, une plus grande empathie qu’aujourd’hui envers les personnes en situation de pauvreté. Ces fenêtres se sont largement refermées depuis. Le Secours catholique a mis très longtemps à vraiment investir la dimension du plaidoyer. Emmaüs l’a pratiqué autour de l’Hiver 1954, puis l’a abandonné jusqu’aux années 1980-1990, en étant de surcroît encombré par la figure de l’abbé Pierre, qui monopolisait l’attention. Ce qui a permis à ATD, dans les années 1980 et 1990, d’être le leader du champ. On le voit très clairement. Et il y a aussi cette idée d’investir l’ONU : jusqu’aux années 2020, je n’ai jamais vu ni le Secours catholique, ni Emmaüs, ni d’autres à l’ONU. Ils n’y ont pas pensé, ce n’était pas dans leurs ambitions.
Il me semble aussi qu’il y a une originalité d’ATD dans la conception circulatoire du volontariat entre Nord et Sud. En général, les pays du Nord envoient des volontaires au Sud – pour apporter de la connaissance, de l’argent, de la technique,… pour aller aider. À ATD Quart Monde, c’est plus circulatoire : un volontaire du Sud peut aller au Nord, un volontaire du Nord peut aller au Sud. Tous circulent constamment. Il y a donc une forme d’horizontalité, mais pas de hiérarchie – en tout cas, il ne devrait pas y en avoir –, au contraire des pratiques courantes de l’humanitaire. Ce qui apporte beaucoup en termes d’ouverture et brassage culturels, et est un parallèle, au niveau du volontariat, à cette idée de « peuple du Quart Monde », d’universalité de la misère.
RQM : Intéressantes aussi vos réflexions sur le rapport au marxisme. En référence à « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », il y a aussi ce : « Pauvres de tous les pays, unissez-vous ». Un métissage entre marxisme et christianisme ?
A. B.-D. : « Pauvres de tous les pays, unissez-vous », c’est moi qui le dis en forme de boutade, en référence au célèbre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » de Marx et Engels. Parce que ça me semble assez bien résumer une part de la pensée de Wresinski, qui était un grand lecteur de Marx. Il y a profondément chez Wresinski l’idée que le Parti communiste s’est arrêté au « prolétariat » et n’a pas voulu embrasser dans sa cause politique tous ceux qui restent en-dessous – et que Wresinski a voulu appeler non pas « lumpen-proletariat », comme chez Marx et Engels qui le décrivent en des termes très péjoratifs et méprisants, mais « sous-prolétariat ». Il y a donc, derrière, l’idée que le communisme est en fait passé à côté du parachèvement de la démocratie.
Mais dans cette union de tous les pays, il y a profondément aussi l’idée, très importante chez Wresinski, de « peuple » du Quart Monde, universel ; qu’il y a des traits de la pauvreté qui sont les mêmes partout, et que les pauvres partout dans le monde ne doivent pas s’opposer, mais être solidaires et s’unir. Or le terme de « peuple » est à la fois très biblique (on voit même Alwine de Vos comparer Wresinski à un prophète qui, comme Moïse, conduirait son « peuple » à la « libération »), et très républicain. Le peuple en grec, demos, est le fondement de la démocratie.
Donc oui, je pense qu’il y a chez Wresinski un réel syncrétisme, c’est-à-dire une fusion d’idéologies, pour produire quelque chose de nouveau. De fait, quand on métisse les idées, quand on fait du mélange, on enrichit.
RQM : Une des particularités du Mouvement a été de se définir très tôt comme défenseur des droits humains, en affirmant ceux, inaliénables, des plus pauvres. Dans un contexte politique international où l’approche des droits de l’Homme est de plus en plus attaquée et remise en cause, quel regard portez-vous sur la possibilité de continuer à fonder nos plaidoyers au niveau international sur ce socle ?
A. B.-D. : C’est d’abord, dès le milieu des années 1960 et les premières assises des volontaires, l’idée de « dignité inaliénable » qui apparaît. L’approche en termes de droits de l’Homme arrive peu après, en métissant (de nouveau !) cette idée de dignité inaliénable, qui est au fondement de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, avec l’inspiration américaine du mouvement pour les droits civiques. Dès lors, à partir de la fin des années 1960, ATD réfléchit de plus en plus en termes de droits de l’Homme – dans un contexte où ils sont aussi beaucoup travaillés au niveau international, mais de façon très clivée entre droits civils et politiques d’un côté, et droits économiques, sociaux et culturels de l’autre. Un des grands apports des réflexions qui germent alors est de considérer que la misère est une violation de ces droits dans leur indivisibilité et leur interdépendance. Ce sera le socle du plaidoyer à l’ONU dans les années 1980 et 1990.
Mais en effet, depuis les années 1990, il y a une critique montante, parfois même assez violente, contre les approches en termes de droits de l’Homme, dites de façon péjorative « droits-de-l’hommistes » ; avec l’argument qu’il s’agirait d’une approche centrée non plus sur les classes sociales mais sur les individus, et que, dès lors, elle abdiquerait la lutte contre les inégalités. C’est une approche qui a été notamment prégnante dans les années 1990-2000. La sociologue Colette Bec6, par exemple, dénonce le fait qu’on serait passé « de l’État social à l’État des droits de l’Homme » – où ATD Quart Monde en prend d’ailleurs pour son grade. Ici, les droits de l’Homme ne seraient pas assez, comparés à la lutte contre les inégalités.
Mais il y a aussi, dans les critiques des droits de l’Homme, un tout autre registre d’argumentation, où les droits de l’Homme seraient trop. On assiste en effet depuis les années 2000 à une lassitude de la compassion, et à la montée d’un discours considérant que les personnes aidées ont trop de droits et pas assez de devoirs ; un discours qui tend à les rendre coupables, et non victimes, de leur situation – alors qu’on sait pourtant très bien que le chômage est dû au manque d’emplois et à de nombreux freins en termes de garde d’enfants, de transport, de santé… ; et que la croissance du nombre « d’assistés » est due à la fois au chômage de masse et à la rétraction de l’assurance-chômage, qui bascule les gens vers l’aide sociale. Mais cela produit des injonctions à « l’activation », une demande de « contreparties », un retournement du sens de la dette de la société (qui est de moins en moins perçue comme une dette de la société envers ses membres démunis, mais comme une dette des « assistés » envers la société qui leur vient en aide), qui sont assez injustes et difficiles à supporter pour ceux qui en sont la cible.
Pour autant, je pense qu’il ne faut surtout pas renoncer aux droits de l’Homme comme boussole. Ils sont au fondement de nos sociétés depuis 1945 – 1948 précisément. Je ne pense pas non plus, bien au contraire, que les droits de l’Homme empêchent la lutte contre la pauvreté, empêchent la lutte contre les inégalités, empêchent de penser en termes collectifs ; ils ont par exemple servi aux populations d’Afrique pour justifier la décolonisation. Ils n’empêchent rien, et ils permettent au contraire beaucoup.
RQM : Pouvez-vous expliquer comment vous avez vécu cette collaboration avec des membres du Mouvement dans votre travail de recherche, et que pensez-vous de la méthode adoptée ?
A. B.-D. : Nous avons inventé une coopération chemin faisant, sans méthodes ni idées préconçues. Elle est venue de discussions et de constats. Le cœur du principe a été de faire relire mes chapitres, une fois écrits, par petits paquets et par un petit groupe, composé à la fois de membres fixes et de membres venus pour leurs connaissances sur tel ou tel chapitre.
Ça a été très fécond. Parce que l’historien lit les archives, mais peut ne pas avoir tout lu, ou ne pas avoir tout bien compris. En discuter collectivement était très rassurant. Cela a parfois conduit à m’ouvrir des cartons auxquels je n’avais pas eu accès, ou auxquels on n’avait pas pensé de prime abord – car évidemment, il y a à Baillet7 2,7 kms linéaires d’archives, et je n’ai pas lu l’intégralité de ces 2,7 kms… une vie entière ne suffirait pas… Je crois qu’on a créé une sorte de juste milieu entre ce qui aurait été inacceptable, le contrôle et la censure, et la liberté totale, au risque de mésinterprétations ou de lacunes importantes. J’ai pu aussi faire de nombreux entretiens avec des militants et surtout des volontaires, et c’était également très précieux.
RQM : Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur l’histoire de la lutte contre la pauvreté ?
A. B.-D. : Pour plusieurs raisons. D’abord, ce qu’on se choisit comme sujet de recherche correspond toujours, d’une façon ou d’une autre, à un tropisme – il vous intéresse, vous touche, vous indigne…
J’ai aussi rapidement compris que les associations de solidarité étaient un très bel objet d’histoire, car elles sont un observatoire, un prisme diffractant. Elles permettent de retracer tant l’évolution des formes de pauvreté que celle des engagements et des politiques publiques. Et puis on manque, aujourd’hui, d’historiens spécialistes de la pauvreté-précarité au XXe siècle ; il y en a peu eu, et cette génération disparaît. Or il y a un besoin, une demande sociale et médiatique, et quantité d’archives qui restent à explorer.
Enfin, j’espère que c’est un travail qui peut avoir une utilité sociale et citoyenne : pour tout un chacun intéressé par le sujet, mais aussi, quand il s’agit d’associations, pour les associations elles-mêmes. Mieux comprendre d’où on vient permet de mieux savoir où on va.