Mon école du bout du monde et l’accueil des familles roms

Gaëlle Bouvard

p. 54-58

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Gaëlle Bouvard, « Mon école du bout du monde et l’accueil des familles roms », Revue Quart Monde, 274 | 2025/2, 54-58.

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Gaëlle Bouvard, « Mon école du bout du monde et l’accueil des familles roms », Revue Quart Monde [En ligne], 274 | 2025/2, mis en ligne le 01 décembre 2025, consulté le 24 décembre 2025. URL : /11694

L’auteure est persuadée qu’il y a un « petit supplément d’âme » dans les quartiers défavorisés qui nous oblige en tant qu’humain à donner plus à ceux qui ont le moins. « Les réussites (et il y en a) n’en ont que plus de saveur… », dit-elle. La lutte contre les inégalités imprègne toute sa façon de professer.

L’école en question se situe dans le Sud d’Avignon, sous la passerelle d’autoroute, coincée entre les tours HLM auxquelles elle ressemble étrangement (et qui fait que les élèves ne sont pas dépaysés), les deux mosquées : la musulmane « traditionnelle » et la mosquée turque, les pavillons au crépi vieilli, la maison 1900 quasiment en ruines, dernier vestige de ce qui a dû être un domaine et qui héberge une famille avec de jeunes enfants, les familles Mongs qui « mangent les chats » (dixit une élève) et, de l’autre côté de la route, à côté de l’ancienne décharge à ciel ouvert, un camp de gitans « sédentaires » comme ils disent, dont les terrains se cèdent, dit-on, entre eux sans que la Mairie ait droit de regard. Les familles ont coupé les roseaux et ont peu à peu construit des habitations de bric et de broc, mais la plupart avec la clim. S’ajoutent au paysage l’église évangélique en bordure du camp et… quelques caravanes de fortune pour les Roms qui arrivent régulièrement et qui ne font pas du tout partie de la communauté gitane.

La famille R.

Justement la famille R. est une famille de Roms, issue de Roumanie, qui est arrivée en France au début des années 2000, chassée d’Italie. Les parents sont apatrides, n’ayant jamais eu de justificatif de naissance. Ils ont quatre enfants, tous avec des soucis de santé. À leur arrivée à Avignon, ils se sont installés dans deux caravanes (dont l’une a brûlé car chauffée au bois…) sur un bout de terrain que je les ai vus désherber à la main. En tant que professeure et directrice de la maternelle, j’ai accompagné cette famille pendant six ans dans la scolarité des enfants, la prise en charge des handicaps notamment, mais aussi dans les démarches sociales jusqu’à leur attribution d’un logement et donc un changement d’école.

Les enfants R. ont tous des prénoms commençant par K. C’était des enfants joyeux, toujours souriants et avec l’envie de travailler à l’école, à l’image de leurs parents qui traversaient les énormes difficultés de leur vie avec une bonne humeur perpétuelle. Le père disait avoir dormi sur « des tapis qui piquent » par le passé… Les enfants R. ont d’importants soucis de santé. Si K1 était déjà été scolarisée en ULIS1, K2 devait porter des lunettes, K3 avait été opéré à la naissance et avait une déviation cérébrale, une sorte de tube sous la peau du crâne, K4 avait des difficultés motrices et il intellectuelles. Outre la non-francophonie (et une déficience avérée à ce moment-là pour K1 et K4) les enfants R. n’avaient aucune culture de l’école, et surtout bien d’autres préoccupations que les attendus scolaires. Les parents étaient, et doivent toujours être, analphabètes. Ils vivaient à six dans une caravane sans eau ni électricité. Bien souvent nous avons lavé les petits derniers dans la douche de l’école et nous avons donné du matériel scolaire, des couches et des vêtements. La maman n’avait pas de quoi laver les vêtements, elle les jetait au fur et à mesure. Les freins à la réussite scolaire étaient donc principalement matériels, de santé, mais aussi culturels. Les facteurs facilitants étaient surtout ce bon état d’esprit vis-à-vis de l’école.

Une école « du bout du monde »

Travailler dans une école « du bout du monde » comme nous l’appelions, avec douze langues et moins de cinq enfants sur le groupe scolaire dont les deux parents travaillent, tient plus de la mission que d’une « simple transmission de savoirs ». La plupart des membres de l’équipe éducative de cette école étaient impliqués quant au suivi des enfants de la fratrie. Les quelques réticences vis-à-vis des familles Roms tenaient du fait qu’elles n’étaient pas toutes aussi agréables à côtoyer que la famille R. Nous avons eu une maman qui avait volé les lunettes de soleil de l’ATSEM2 sous ses yeux, et qui finalement est passée par la case « prison », des papas qui partaient pour de longues périodes pour un travail que l’on ne pouvait pas nommer et qui roulaient en superbe voiture, mais ne payaient pas la cantine, ce qui faisait grincer le personnel municipal. « Et bien, vendez votre voiture si vous avez besoin d’argent ! » avait dit la cantinière ! Ce qui nous manquait c’était de savoir comment aider les enfants dans une situation de sans-papiers. La règle est bien que « d’abord on scolarise, ensuite on régularise ». Ça c’était les services sociaux et la Mairie qui s’en étaient chargés en amont, mais il fallait aussi faire comprendre que l’école était le seul bâtiment en dur et chauffé que les enfants fréquentaient et où ils pouvaient trouver un vrai repas. Car le règlement municipal stipule que les deux parents doivent travailler pour que l’enfant soit accueilli sur le temps non scolaire… Les familles comme la famille R. ne veulent pas gêner ni attirer l’attention sur elles. Les enfants étaient ponctuels et très assidus. Pour ce qui était de la garderie du soir (donc un temps périscolaire), la famille R. n’a pas souhaité insister pour que les enfants y restent.

Il y avait de très bonnes relations avec les parents R. Bien que n’ayant jamais été scolarisés, ils avaient un réel respect pour l’école et nous avons appris lors du déménagement que la maman conservait les cahiers et les dessins des enfants dans sa pauvre caravane. Comme beaucoup de parents dans les écoles en milieu très défavorisé, ils voulaient que leurs enfants soient dans une école « normale » pour vivre une scolarité « normale ». J’ai saisi la fierté du papa de voter, même d’une croix, aux élections des parents d’élèves. Les parents ne comprenaient pas trop pourquoi K2 devait porter des lunettes. Je montrai les miennes au papa qui me dit : « Toi, tu es directrice, mon fils l’est pas directeur et ne sera pas directeur. » Pas faux. Par pudeur, le père n’osait pas me dire pourquoi il ne se rendrait pas à l’entreprise pour un emploi éventuel… Loin de moi l’idée qu’il roule sans permis. Loin de moi aussi l’idée que les « voyageurs » et autres manouches, Roms, etc., n’ont pas forcément le droit de travailler !

Pour rappel, ce qu’en dit la loi : la France n’interdit pas totalement aux Roms l’accès au travail. Mais ils n’ont à leur disposition qu’une liste de 150 métiers, définie par un arrêté du 18 janvier 2008. Il s’agit principalement d’emplois dans des secteurs qui connaissent des difficultés de recrutement : le bâtiment, l’hôtellerie, l’agriculture, la mécanique… Pour avoir le droit d’exercer l’une de ses professions, les travailleurs roms ont besoin d’une promesse d’embauche pour pouvoir demander une autorisation à la préfecture. Les employeurs doivent ensuite s’acquitter d’une taxe équivalente à la moitié d’un mois de salaire (au moins 713 euros) auprès de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, pour tout contrat de plus d’un an.3

Les écoles n’ont pas spécialement d’aides à leur disposition, mis à part le RASED4, bien souvent submergé par les besoins. Nous avons aussi eu des formations du CASNAV (centre ressources pour les enfants nouvellement arrivés en France) pour mieux comprendre les populations manouches et tziganes et avoir quelques outils pour l’enseignement du FLE5. La spécificité de cette école est qu’elle dépendait d’un collège qui a été détruit durant les années où j’étais directrice. Les élèves sont désormais orientés vers un collège de centre-ville qui n’est pas en Éducation prioritaire. « École orpheline », elle a tous les critères de la REP+6 sans en avoir les « avantages ». (Elle est tout de même classée REP). À l’époque les familles s’étaient mobilisées pour faire reconnaître cette incohérence et avaient même écrit à la ministre de l’Éducation nationale, mais depuis, la carte de l’éducation prioritaire n’a pas été revue. Nous avons donc fait avec ce que nous avions, c’est-à-dire pas grand‑chose.

Bien évidemment nous travaillions avec l’EDeS7, la PMI8, le PRE (programme de réussite éducative, municipal), dont nous étions les partenaires les plus « assidus » à l’époque. Les enfants étaient donc accompagnés de multiples façons, mais le plus gros souci pour cette famille était bien le logement.

Le travail en partenariat

Si les assistantes sociales et les référents de scolarité (pour les enfants porteurs d’un handicap) font un travail formidable, c’est bien souvent le directeur qui organise les réunions de coordination autour des enfants, au sein des équipes éducatives. Dans le cas de cette famille, nous avons rencontré les services sociaux, mais aussi les services médicaux, le PRE (programme de réussite éducative), les agents de Mairie (en l’occurrence les ATSEM dans le cadre du PAI9), etc. Les écoles en Éducation prioritaire cumulent ce genre de réunions : sur l’élémentaire il y en avait jusqu’à une cinquantaine par année scolaire ! Le directeur ou la directrice qui n’est pas déchargé de classe à temps plein peut-il répondre correctement à ces besoins quelque part extra scolaires ? Est-il suffisamment disponible pour organiser et mener les réunions ? Pas si sûr…

Les familles roms et autres voyageurs sont « coincées » dans leur pauvreté par la quasi interdiction de travailler. Il leur faut absolument changer de mode vie et s’intégrer pour seulement pouvoir nourrir leurs enfants. La famille R. voulait que ses enfants soient bien soignés et a fait le choix de se « sédentariser ». Lorsqu’ils ont eu leur appartement, ils ont dormi sur des matelas par terre, tous dans la même pièce ! C’était le début d’une nouvelle vie, mais cela ne correspond pas à tout le monde et certaines familles reprennent la route. Pour ces enfants, que nous n’accueillerons, en général, que quelque temps, dont on ne peut pas imaginer l’errance, l’origine, le mode de vie, que le choc doit être rude lorsqu’on leur demande de rester longuement assis sur une chaise ! Par exemple, une autre petite Rom, est arrivée à l’école le crâne complètement rasé. J’étais très gênée pour elle car elle avait perdu ses jolies boucles et je redoutais le regard et les moqueries des autres élèves. Être rasée la changeait énormément. Mais elle, elle était finalement à l’aise. Elle m’a répété les paroles de sa mère disant qu’il n’y avait pas eu le choix car elle avait trop de poux. C’était donc ma propre représentation qui était un frein.

L’intervention du CASNAV a été déterminante. Nous avons visionné des films retraçant la vie des gens du voyage, assisté à une représentation de cirque et visité leur « camping » (immense caravane). À la suite de cette formation, nous avons mis à disposition des élèves des albums et des musiques manouches qui ont été fort appréciés des élèves concernés ou pas.

Ces enfants maîtrisent d’autres compétences et savoir-faire que ceux scolaires. Charge à nous de les valoriser, de les mettre en confiance afin que les quelques temps où ils sont dans nos écoles, nous puissions leur donner envie d’entrer dans les apprentissages et d’acquérir les bases de la culture française.

Les années passées sur les bancs de l’école valent double dans les quartiers où 50 % des plus de quinze ans sont déscolarisés et sont sans travail, à commencer par les filles. En découle un cercle vicieux qui fait que dès que les familles s’élèvent dans l’échelle sociale, elles quittent le quartier. Et dès que les enseignants ont cumulé assez de points d’ancienneté, ils vont vers des écoles plus tranquilles ou en éducation prioritaire pour avoir la prime REP+.

Or, c’est dans ces écoles que je trouve le meilleur climat de classe. Les élèves sont studieux, malgré les immenses difficultés. Les retards d’apprentissages liés à la non-francophonie ne se rattrapent jamais vraiment : lorsque l’enfant finit la classe de petite section sans connaître le nom des couleurs, la plupart des concepts qui seront étudiés par la suite lui échapperont. En découlent des stress immenses chez certains enfants (les petits Turcs notamment) qui comprennent bien qu’ils ne comprennent pas. Les familles qui ne veulent pas entendre la difficulté de leur enfant et refusent les aides proposées ne réalisent pas combien elles le desservent.

Donnons-leur la qualité…

Car la pauvreté n’est pas que matérielle. Manque de stimulation du jeune enfant, manque d’ouverture (la seule sortie est celle du supermarché), manque de mots (« Mais pourquoi je devrais lui parler, il ne parle pas encore », disait un papa, de son fils de maternelle), manque de repères (ce sont les enfants qui décident quand dormir, quoi manger, quitte à se faire arracher presque toutes les dents à seulement six ans)…

Et pourtant les parents veulent tous ce qu’il y a de mieux pour leurs enfants. Si certains choisissent l’école privée du quartier et d’autres déménagent, nombreux parmi ceux qui restent espèrent en l’effet d’ascenseur social que peut être l’école. Ils la respectent, ainsi que les adultes qui s’occupent de leur enfant. À l’instar des mosaïques réalisées par les parents dans des ateliers santé ville que j’avais mis en place en collaboration avec l’association Tous citoyens, qui sont toujours là, ni taguées ni abîmées. L’idée était que l’on travaille mieux dans un environnement où l’on se sent bien.

Donnons donc encore davantage à ces élèves qui connaissent des environnements de vie dégradés, qui ne seront certainement pas scolarisés très longtemps. Donnons-leur des locaux dont ils puissent être fiers. Donnons-leur un enseignement d’excellente qualité. Donnons-leur la chance d’aller plus loin que dans leur quartier et dans la vie.

C’est dans ce sens de lutte contre les inégalités que j’envisage ma façon de professer.

1 Les unités localisées pour l’inclusion scolaire ou ULIS sont, en France, des dispositifs qui permettent la scolarisation d’élèves en situation de

2 L’agent territorial spécialisé des écoles maternelles (ATSEM) apporte une assistance technique et éducative à l’enseignant d’une école maternelle (

3 Sources : France Info et Legifrance.

4 Le réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) est une structure éducative instaurée en France en 1990. L’intervention de

5 Le prof de FLE (français langue étrangère) enseigne le français à un public non francophone, en France ou à l’étranger, dans les écoles du réseau de

6 Une zone REP+ est un Réseau d’éducation prioritaire plus, qui présente davantage de difficultés sociales que les REP, eux-mêmes présentant davantage

7 Espace départemental des solidarités : dans le Vaucluse, rassemble dans une même antenne les services pour le logement, la santé, l’emploi, l’accès

8 Le service de protection maternelle et infantile (PMI) est un service départemental, placé sous l’autorité du président du conseil départemental et

9 Le PAI, Projet d’Accueil Individualisé, est un document qui permet de mettre en place un traitement médical, régulier ou d’urgence, au sein de l’

1 Les unités localisées pour l’inclusion scolaire ou ULIS sont, en France, des dispositifs qui permettent la scolarisation d’élèves en situation de handicap au sein d’établissements scolaires ordinaires. Les ULIS se trouvent ainsi sous la responsabilité du chef d’établissement.

2 L’agent territorial spécialisé des écoles maternelles (ATSEM) apporte une assistance technique et éducative à l’enseignant d’une école maternelle (enfants de 2 à 6 ans).

3 Sources : France Info et Legifrance.

4 Le réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) est une structure éducative instaurée en France en 1990. L’intervention de professeurs spécialisés et de psychologues scolaires en renfort aux équipes enseignantes, a pour but d’apporter une aide aux enfants en difficulté au sein des écoles primaires (maternelles et élémentaires).

5 Le prof de FLE (français langue étrangère) enseigne le français à un public non francophone, en France ou à l’étranger, dans les écoles du réseau de l’Alliance française, dans des instituts de langues privés ou des cours d’alphabétisation.

6 Une zone REP+ est un Réseau d’éducation prioritaire plus, qui présente davantage de difficultés sociales que les REP, eux-mêmes présentant davantage de difficultés sociales que les zones hors éducation prioritaire.

7 Espace départemental des solidarités : dans le Vaucluse, rassemble dans une même antenne les services pour le logement, la santé, l’emploi, l’accès aux droits, la scolarité, etc.

8 Le service de protection maternelle et infantile (PMI) est un service départemental, placé sous l’autorité du président du conseil départemental et chargé d’assurer la protection sanitaire de la mère et de l’enfant.

9 Le PAI, Projet d’Accueil Individualisé, est un document qui permet de mettre en place un traitement médical, régulier ou d’urgence, au sein de l’école. Concrètement, l’école s’organise pour donner un médicament à un enfant, soit de manière régulière, soit en cas d’urgence (ex : crise d’épilepsie). Le PAI est également utilisé en cas d’allergie alimentaire.

Gaëlle Bouvard

Gaëlle Bouvard est professeure des écoles depuis trente ans et a été directrice d’école pendant seize ans en Provence et en Bourgogne. C’est par choix qu’elle a fait presque toute sa carrière en éducation prioritaire.

CC BY-NC-ND