Prenons-en conscience : le trait frappant de notre civilisation, mondialisée autour d'une ambition de prospérité sans précédent, est la persistance, et même l'aggravation, de la pauvreté. C'est un fait massif : il frappe environ une personne sur deux. C'est une réalité qui s'étend : l'immense majorité des deux à trois milliards d'êtres humains qui s'ajouteront à la population mondiale avant la fin du siècle y sera exposée. C'est une réalité qui pèse sur l'environnement et les équilibres du globe d'une manière dont beaucoup s'inquiètent. Les chiffres sont à tout le moins apocalyptiques : huit millions d’enfants meurent chaque année de maladies liées à la pauvreté, cent cinquante millions d’enfants de moins de cinq ans souffrent de malnutrition aggravée, cent millions d’enfants vivent dans les rues. Toutes les trois secondes, la pauvreté quelque part tue un enfant. Et notre monde s’en accommode.
Quand en 1994, le génocide rwandais charria dans les rivières de sang du pays des milles collines huit cent mille cadavres de Tutsis et Hutus de l’opposition, le monde retint son souffle. Nous nous sentîmes tous responsables. Nous souhaitâmes qu’une intervention eût eu lieu pour l’en empêcher. Nous nous dîmes – encore une fois : plus jamais ça. Les Nations Unies établirent un Tribunal International pour dire vérité et justice. « Nous ne pouvons faire revenir les morts mais les coupables paieront. Le droit international prévaudra. La morale est sauve. » Mais quid des huit millions d’enfants qui meurent chaque année de maladies liées à la pauvreté ? Nous sommes familiers avec ces chiffres et ils sont probablement sous-estimés. Nous ne serons donc pas pris au dépourvu et qui plus est nous pourrions l’empêcher avec, au fond, des moyens relativement limités.
Quel est donc le fondement de cette double posture morale qui nous permet d’accepter cette pauvreté fabriquée par nos sociétés et qui tue plus sûrement et plus méthodiquement que les machettes des milices ? Y a t-il une seule raison morale et éthique qui puisse justifier cette contradiction centrale entre d’un côté l’égalité proclamée dans l’attribution des droits et d’un autre côté l’inégalité croissante, fabriquée dans l’accès aux ressources, source de préservation de la vie humaine ? Voici une question à la quelle il est urgent de s’atteler pour la préservation de notre propre humanité.
Il semble toutefois que les fameux « standards de décence » évoluent. Ainsi, la communauté internationale s'est-elle enfin fixé comme premier objectif, dit "du millénaire" (Millennium Development Goals, MDG), de réduire de moitié, en quinze ans, le nombre de personnes vivant en situation d'extrême pauvreté. Cette approche, extrêmement louable en elle-même, n'épuise pas la question. D'une part, le but fixé ne sera pas facilement atteint. D'autre part, le serait-il qu'il laisserait entier le problème initial : peut-on tolérer la persistance de la pauvreté ?
Voir au-delà d’un horizon artificiel.
Il faut envisager ce problème en des termes tout autres. Tant qu'on abordera la pauvreté comme un déficit quantitatif naturel à combler, la volonté politique de la réduire ne sera pas galvanisée. Le paupérisme ne cessera que du jour où la pauvreté aura été reconnue comme une violation des droits humains et, à ce titre, abolie. Voici pourquoi, et voici comment.
Lorsqu’on la définit en termes relatifs, la pauvreté est une réalité à la fois inépuisable et incurable. On est contraint à la fois d'y consentir indéfiniment et d'épuiser vainement à la réduire des ressources sans limite. Cette approche relativiste ne peut que déterminer un seuil arbitraire de pauvreté qu'on se fixe comme horizon artificiel. Mais cet horizon factice reste insoutenable : que signifie un dollar ou deux par jour et surtout de quel droit s'accommoder de cette limite ? La pauvreté en effet, n’est pas une fatalité qu’il s’agirait d’adoucir par des programmes de charité ou d’assistance internationale. La pauvreté ne résulte pas non plus de l’incapacité des pauvres à se prendre en charge et à entrer en compétition dans l’arène du chacun pour soi mais où tous auraient soi disant les mêmes chances. La pauvreté ne persiste pas seulement du fait de gouvernements incompétents, corrompus et insensibles au sort de leurs populations. Non. Ce qui caractérise à la racine la pauvreté n'est pas un niveau de revenu ni même certaines conditions de vie, c'est le déni de tout ou partie des droits humains dont elle est à la fois cause et effet.
Des cinq familles de droits humains - droits civils, politiques, culturels, économiques et sociaux - proclamés par la Déclaration universelle des droits de l'homme comme inhérents à la personne humaine, la pauvreté viole toujours la dernière, généralement l'avant-dernière, souvent la troisième, parfois la deuxième, voire la première. Réciproquement, la violation systématique de l'un quelconque de ces droits dégénère rapidement en pauvreté. Comme l'a reconnu la Conférence internationale de Vienne sur les droits de l'homme (1993) il y a un lien organique entre la pauvreté et la violation des droits humains.
Or ces doits sont imprescriptibles et indissociables. Leur violation est une atteinte fondamentale à la dignité humaine dans son ensemble, et non un inconvénient regrettable enduré par de lointains prochains. Elle doit donc cesser, et cet impératif prend une forme simple : la pauvreté doit être abolie. Une telle formule prête à sourire, comme naïve.
Abolir la pauvreté, une naïveté ?
Cette ironie serait une erreur de forme et de fond. De forme, parce que la matière ne prête pas du tout à sourire : les détresses, la misère, la déréliction, la mort qui font cortège au paupérisme devraient bien plutôt nous faire honte. Mais surtout de fond, parce que l'abolition de la pauvreté est, en vérité, l'unique point d'appui possible du levier sans lequel le paupérisme ne sera jamais vaincu. Ce levier, ce sont les investissements, les réformes nationales et internationales, les actions requises pour résorber les manques de toute sorte qui forment le cadre de la pauvreté. Par bonheur, l'humanité dispose aujourd'hui des moyens nécessaires pour ce faire : elle n’a jamais été aussi riche, aussi techniquement compétente et aussi bien informée. Mais, faute de point d'appui solide, ces forces ne fonctionnent pas comme le levier qu'il faudrait.
Si, au contraire, la pauvreté était proclamée abolie, comme elle doit l'être en tant qu'elle est une violation massive, systématique et continue des droits de l'homme, sa persistance passerait du statut de séquelle déplorable de l'ordre des choses à celui de déni de justice. La charge de la preuve s'inverserait. Les pauvres, reconnus lésés, deviendraient détenteurs d'un droit à réparation, dont les gouvernements, la communauté internationale et, en définitive, chaque citoyen, deviendraient aussitôt solidairement comptables. Ce moyen suffirait à intéresser ceux-ci à faire disparaître sans délai la cause d'une telle créance, mobilisant des forces infiniment supérieures à celles que la compassion, la charité ou même le souci de sécurité sont susceptibles de réunir en faveur de tiers.
Créditant les pauvres de droits, l'abolition de la pauvreté ne ferait évidemment pas disparaître la pauvreté par un coup de baguette magique, mais elle créerait les conditions d'une érection de cette cause au rang de toute première priorité, en tant qu'intérêt commun de tous – et non plus en tant que souci subsidiaire d'esprits éclairés ou simplement charitables. En effet, pas plus que l’abolition de l’esclavage n’a fait disparaître ce crime, pas plus que l’abolition de la violence domestique ou du génocide n’ont fait disparaître ces viols de la conscience humaine, l’abolition de la pauvreté en droit ne la fera disparaître. Mais elle l’élèvera dans la conscience des hommes au même rang que ces injustices du passé dont la survivance nous interpelle, nous choque et nous mobilise.
Le principe de justice et contrainte du droit
Le principe de justice ainsi mis en œuvre et la contrainte du droit mobilisé à son service sont d'une extrême puissance. C'est ainsi, d'ailleurs, qu'il a été mis fin à l'esclavage, au colonialisme et à l'apartheid. Mais alors qu'esclavage et apartheid étaient rejetés et combattus, la pauvreté déshumanise la moitié des habitants de notre planète dans la plus totale indifférence. Que des violations aussi massives et systématiques au quotidien n’arrivent pas à ébranler la conscience des bonnes gens, la conscience de ceux « d’en haut » est certainement la question morale la plus aiguë de ce siècle naissant. D’un côté, l’égalité dans l’attribution des droits est proclamée alors que de l’autre, l’inégalité croissante dans la distribution des biens perdure et est entretenue par des politiques économiques et sociales injustes tant au niveau national qu’au niveau global. Or traiter la pauvreté comme une violation des droits humains implique de transcender le concept de justice internationale – qui s’adresse aux relations entre états et nations – pour instaurer celui de justice globale - qui s’applique aux relations entre êtres humains vivant dans une société globalisée et jouissant de droits absolus et inaliénables, comme le droit à la vie, garantis par la communauté internationale. Ces droits ne sont pas des droits de citoyens d’un Etat, mais des droits universels nécessaires à la préservation de la vie humaine sur notre planète. L’obligation d’en dénoncer les violations et d’en assurer le respect, la protection et la jouissance effective incombe à tous sans distinction de race, de pays ou de croyance. Le principe de justice globale permet donc d’établir les conditions pour une distribution plus juste des ressources de la planète entre ses habitants afin de satisfaire certains droits absolus. Souvenons-nous que du point de vue moral, le droit à la propriété n’est pas un droit absolu et que la souveraineté territoriale et donc la propriété des ressources d’un territoire ne saurait être opposée à un droit absolu comme le droit à la vie ailleurs. Or, il faut savoir que près de trois milliards d’individus ne reçoivent environ que 1.2 % du revenu global alors qu'un milliard d’habitants vivant dans les pays riches en reçoivent 80%. Transférer 1% du revenu annuel global d’un groupe à l’autre suffirait à mettre fin à l’extrême pauvreté. Mais en réalité, le transfert continue de se faire dans l’autre sens et ceci malgré les efforts dans le domaine de la gestion de la dette publique ou de l’aide au développement.
En fin de compte, le choix est simple. Il n'est pas entre une approche pragmatique, fondée sur l'aide consentie par les riches aux pauvres, et l'approche proposée ici. Il est entre cette dernière et la seule autre manière de créditer les pauvres de droits, qui consiste pour eux à les prendre au moyen de révoltes. Or on sait que cette dernière solution a souvent eu pour résultat d'aggraver la misère pour tous : guerres sociales, montées spectaculaires de la criminalité, migrations massives et dites sauvages trafics en tout genre s’accroissent. Mais sur quelle base morale pouvons-nous en fin de compte exiger un comportement d’agent moral de la part d’individus à qui on dénie toute chance de mener une vie saine ? De quel droit peut-on leur imposer de respecter nos propres droits ? C'est pourtant cette alternative qui deviendra, au fil du temps, la plus probable si l'on ne fait rien ou trop peu, comme c'est le cas avec la première approche, si méritoire qu'elle soit.
La double alternative se réduit donc à un seul et unique choix, seul conforme à l'impératif catégorique de respect des droits humains : abolir la pauvreté afin de pouvoir l’éradiquer, et tirer de ce principe toutes les conséquences sous la contrainte librement consentie qui en découle.
Une priorité qui change la donne.
Aucun grand programme ne procurera l'éradication de la pauvreté. C'est son abolition proclamée d’abord qui, en créant des droits et des devoirs, mobilisera les véritables forces capables de rectifier l'état d'un monde en proie au paupérisme. Par le simple fait de fixer une priorité effective et contraignante, elle change la donne et concourt à façonner un monde différent. Donner un visage humain à la mondialisation est à ce prix et constitue au surplus la plus grande chance de développement durable à notre portée.
Quelles implications pour l’action des organisations non gouvernementales (ONG) ? Tout d’abord, je dirai qu’il est impératif d’articuler des stratégies d’action qui donnent corps au principe d’indivisibilité et d’interdépendance des droits humains. La séparation historique et malheureuse des droits humains entre droits civils et politiques d’un côté et droits économiques, sociaux et culturels de l’autre a contribué à renforcer la perception que la pauvreté étant hors du champ d’intervention des ONG des droits humains et confiné la pauvreté aux forces du marché ou au processus de développement. Les campagnes pour les ratifications de traités internationaux doivent promouvoir les traités ayant trait aux droits sociaux, économiques et culturels, les législations nationales doivent être ajustées en conséquence et les violations de ces droits doivent être justiciables. Ensuite, sur le terrain des techniques de recherche doivent être déployées pour assurer le monitoring des violations que subissent les victimes, le respect des obligations des Etats et acteurs internationaux, les réparations pour les ayants droit.
Il s’agit de mobiliser les opinions publiques pour une justice universelle car cette justice universelle est à notre portée. La gestation en a été longue, très longue. De la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme à la Conférence de Rome instituant le Tribunal Pénal International(TPI), cette gestation a été jalonnée d’actes de barbarie attentatoires à la dignité humaine. Mais désormais les textes existent, et petit à petit les expériences et initiatives nourrissent notre espoir ; il nous faut désormais galvaniser la volonté politique par la mobilisation quotidienne, par la réflexion, par l’apport des experts et par le soutien aux victimes et à leurs familles.
Quelles sont les promesses de cette justice globale ? Je cite à José Saramago, Prix Nobel de littérature : « cette justice existerait-elle qu’il n’y aurait plus un seul être humain mourant de faim et de toutes ces maladies guérissables pour les uns mais pas pour les autres. Cette justice existerait-elle que l’existence ne serait plus pour la moitié de l’humanité la condamnation terrible qu’elle a été jusqu’à présent. Et pour cette justice nous disposons déjà d’un code d’application pratique consigné depuis cinquante ans dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, déclaration qui pourrait remplacer avantageusement, en ce qui concerne la rectitude des principes et la clarté des objectifs, les programmes de tous les partis politiques de la terre ».
Au cœur du débat international
Quant à l’Unesco, son but selon son acte constitutif est « d'atteindre graduellement, par la coopération des nations du monde dans les domaines de l'éducation, de la science et de la culture, les buts de paix internationale et de prospérité commune de l'humanité en vue desquels l'Organisation des Nations unies a été constituée, et que sa Charte proclame ». Or cette ambition de prospérité commune visée par l'Organisation est évidemment bafouée par l'état présent du monde, d'une manière qui devient sans doute la principale menace pesant sur la paix désirée.
Il appartient donc à l'Unesco, au titre de son mandat, de porter haut et fort au cœur du débat international l'idée centrale, et puissamment opérationnelle, que « la pauvreté est une violation des droits humains ». Tel est l'objet de sa contribution à la réalisation de ce MDG capital – réduire de moitié en quinze ans, le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté - duquel dépendent fondamentalement tous les autres. Pour surmonter les menaces qui pèsent lourdement sur son avenir, le monde dispose du levier que réclamait Archimède ; il ne lui manque que de trouver le point d'appui. Décider l'abolition de la pauvreté et donc rendre illégal tout acte la créant ou la maintenant le fournira.