A la lecture des archives

Laurence Bervas

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Laurence Bervas, « A la lecture des archives », Revue Quart Monde [En ligne], 205 | 2008/1 et 2, mis en ligne le 05 novembre 2008, consulté le 10 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1977

Pour l’auteur, le père Joseph Wresinski est l’homme de « l’éducation du cœur »

Index de mots-clés

Joseph Wresinski, Archives, Histoire

Je n’ai rencontré personnellement le père Joseph Wresinski que deux fois trente secondes. Je l’ai entendu lors de sessions au centre d’Atd Quart Monde à Pierrelaye et j’ai eu aussi l’occasion de travailler sur ses textes. C’est ainsi que j’ai compris que cet homme de la misère est un maître pirituel.

En 1998, je suis arrivée au centre international Joseph Wresinski à Baillet-en-France (Val d’Oise) pour classer ses archives. Dès les premières semaines, j’ai saisi sur ordinateur des lettres de la mère du père Joseph, Lucrecia. J’ai été surprise que cette femme espagnole écrive si bien le français. Quand j’ai lu la traduction de la lettre que son mari, Wladyslaw, Polonais, adresse en espagnol à Lucrecia en 1930, j’ai été impressionnée par son ambition pour sa femme et leurs enfants dont il espérait la venue en Pologne1. Il a même fait parvenir à sa famille un piano et un violon pour ses enfants !

Lucrecia inscrit Joseph en candidat libre au certificat d’études. Elle n’est pas dans son pays mais dans son ambition pour Joseph, elle passe à l’acte. Et il réussit !

Cela diffère complètement des pauvres que j’ai connus en Bretagne qui n’avaient ni cette culture ni les moyens de réaliser leurs ambitions.

En classant le dossier de santé du père Joseph, j’ai découvert à travers le peu d’archives en ce domaine, son état de délabrement physique. Ceci ajouté à ses récits sur l’enfance, j’ai compris qu’il avait réellement vécu la misère dans sa chair et dans son cœur.

Le père Joseph, à mes yeux, est à la fois homme de la misère et homme de culture, avec des références, une structure intérieure que je n’avais pas trouvées chez les pauvres que j’avais rencontrés jusqu’alors.

Lors d’un cours biblique, j’ai entendu parler de Moïse et de Paul comme « hommes du passage » : Moïse, à la fois juif et égyptien, Paul, à la fois juif et citoyen romain. Chacun d’eux ayant une double identité, chacun d’eux ayant été « passeur » : Moïse fait passer le peuple hébreux de la terre d’esclavage à la terre promise, Paul rejoint les populations païennes.

Le père Joseph a aussi une double identité qui lui a permis de faire exister son peuple pour le libérer de la misère. Le père Joseph serait-il donc lui aussi un « homme du passage » ?

Comme un pantin dans la boue et la nuit...

Dans les archives, parmi les nombreux messages qu’il envoyait à ses donateurs, trois ont retenu mon attention et résument, selon moi, ces dix années que le père Joseph a passées au camp de Noisy-le-Grand.

Le premier est daté de 1960 (le 17 octobre !) Le Mouvement ATD Quart Monde n’a que trois ans et tous ses fondements y sont déjà. Le message se termine par ce post-scriptum : « Il est trop tôt encore pour que notre action puisse être prise en main par le gouvernement. Celui-ci confond le vice et la misère. Nos expériences doivent le convaincre que l’éducation des hommes, quels qu’ils soient, est toujours possible. Seule l’initiative privée peut nous soutenir en attendant le jour où les pouvoirs publics, convaincus que notre effort est nécessaire, l’entreprendront eux-mêmes ». J’ai découvert là un père Joseph visionnaire.

Noël 1965 : « Je me sens comme un pantin qui aurait passé à travers trop de mains, dont tout à coup les ficelles se seraient cassées. Je suis comme un objet qui aurait trop servi, usé... » La mise en œuvre de sa vision patauge dans la boue du camp.

Janvier 1967 : « Après dix ans, parce que vous nous avez aidés, le sous-prolétariat a acquis droit de cité en France (...) Nous avons refusé de répondre aux demandes superficielles, d’agir avant que les pauvres eux-mêmes nous y autorisent parce qu’ils avaient enfin trouvé en nous un amour vrai fait de confiance, un amour capable d’être fidèle car il avait su attendre et demeurer patient, un amour qui, de ce fait, a donné l’honneur et la grandeur. (...) Vous nous avez permis et vous nous permettez encore à chaque nouvelle entrée dans un lieu de misère, cette attente, seul moyen de pouvoir prouver notre amour aux pauvres ».

Francine de la Gorce, dans son livre Debout face au malheur2 décrit ainsi le père Joseph à cette époque : « Ilyaun moment crucial qui se situe au début 1967 après son premier voyage aux Etats-Unis. (...) Il traverse alors une période de dépression qui nous inquiète tous, et nous déstabilise. (...) L’angoisse qui vous envahit et ne vous lâche plus, l’angoisse qui vous détruit et semble vous entraîner vers le fond du gouffre peut aussi vous propulser vers une étape nouvelle ».

Cette dépression, cette nuit qu’il a vécue et traversée, authentifie pour moi l’intuition qu’il est un maître spirituel.

Par touches successives, l’épaisseur d’humanité

Par touches successives, j’ai découvert l’épaisseur d’humanité de cet homme, complexe comme toute existence humaine. Peu à peu j’ai compris que le père Joseph, tout en étant comme tout le monde, n’était pas « un homme comme tout le monde ». Parmi les anecdotes que j’ai entendues à son propos, en voici deux qui ont retenu mon attention.

Un jour, quelqu’un a dit que plusieurs personnes qui avaient soutenu le père Joseph lui avaient tourné le dos en apprenant qu’il allait rejoindre les plus pauvres. Il est parti à Noisy-le-Grand, avec cette blessure à l’intime.

Peu de temps après mon arrivée à la maison Quart Monde de Rennes en 1979, une autre personne m’a dit que le père Joseph avait des colères terribles et qu’une fois, alors qu’il entrait dans une salle, elle s’était cachée sous une table pour l’éviter ! Je compris par la suite que ses colères étaient imprévisibles.

Un maître spirituel original

De toutes les découvertes que j’ai faites sur cet homme, il en est une qui m’a saisie.

C’est dans le banal quotidien de l’archivage, qu’au bout de trois années, soudainement, le puzzle s’est reconstitué dans ma tête : j’ai réalisé qu’à travers ces huit cents boîtes de documents, ilya un thème transversal – l’éducation du cœur – selon sa propre expression : « Mais si nous ne rencontrons pas les gens au niveau où ils vivent l’amour, nous ne pourrons pas être des éducateurs du cœur. C’est pourtant à cela que nous devons tendre. (...) Le cœur s’éduque et le monde de la misère ne peut pas éduquer le cœur de ceux qui naissent et grandissent dans son sein. (...) Notre réflexion nous a permis de nous rendre compte qu’aimer, cela exigeait certaines conditions, parmi lesquelles celle de l’éducation. L’éducation du cœur en particulier, car l’amour est bien une affaire de cœur. »3

Pour moi, le père Joseph est un maître spirituel profondément original. Sa spiritualité concerne explicitement tous les aspects de la vie : professionnel, politique, culturel, associatif, personnel, affectif, etc. L’éducation du cœur en est le noyau incandescent.

1 « Si nous étions venus [en Pologne] comme je l’ai demandé, quand la guerre a éclaté, ce serait autre chose maintenant. Aujourd’hui nos enfants

Et si nous avions une grande maison, nous pourrions louer, comme tout le monde le fait ici, et gagner tout ça, tu sais que si nos enfants viennent

2 Debout face au malheur, Francine de la Gorce, Ed. Quart Monde, 2006, 162 p.
3 Ecrits et paroles, tome 1, éd. Saint-Paul/éd. Quart Monde, 1992, 560 p. (au cours d’une réunion de formation des volontaires en 1967)
1 « Si nous étions venus [en Pologne] comme je l’ai demandé, quand la guerre a éclaté, ce serait autre chose maintenant. Aujourd’hui nos enfants connaîtraient le polonais, l’allemand et le français, et en plus tu serais professeur de français et d’espagnol et on pourrait gagner bien et ne souffririons de rien. Ici, il y a beaucoup de gens qui apprennent les langues. Ma tante a une fille qui apprend l’anglais et qui a beaucoup d’élèves qui apprennent. Et quand il n’y en a pas, elle met une annonce et en trouve tout de suite.

Et si nous avions une grande maison, nous pourrions louer, comme tout le monde le fait ici, et gagner tout ça, tu sais que si nos enfants viennent quand ils sont grands et qu’ils ne connaissent rien à la langue... Ils ont besoin de venir ici avant et d’apprendre la langue et quand ils la parlent, après, ils ont besoin de chercher un travail. Ils ne peuvent pas chercher du travail avant d’avoir appris la langue. Je peux parler alors je peux aller au bout du monde et avoir toujours du travail, comme tu l’as vu toi-même. Que ce soit avant ou après la guerre, c’est comme cela, tu peux tout faire quand tu parles des  langues, sinon tu ne trouves jamais rien. »

2 Debout face au malheur, Francine de la Gorce, Ed. Quart Monde, 2006, 162 p.
3 Ecrits et paroles, tome 1, éd. Saint-Paul/éd. Quart Monde, 1992, 560 p. (au cours d’une réunion de formation des volontaires en 1967)

Laurence Bervas

Après avoir travaillé près de vingt ans à la maison Quart Monde de Rennes, Laurence Bervas a rejoint en 1998 le centre international Joseph Wresinski à Baillet-en-France. Elle y inventorie et informatise les archives du fondateur d’ATD Quart Monde

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