Le président Reagan, faisant ses adieux aux États-Unis en 1989, déclarait que jamais l'économie des USA n'avait été aussi prospère ! Au même moment, en Afrique et ailleurs, monte le cri de désespoir de peuples écrasés par une crise économique aveugle. (...)
Je ne suis pas économiste. Je suis un homme du Tiers Monde, un fils de paysan africain, écrasé par la crise, et qui joignant ma voix à celle de mon peuple, clame à la face du monde que nous refusons de mourir. Nous refusons de mourir sous le poids de cette crise qui fait la prospérité des uns et la misère des autres. (...)
Voilà pourquoi je ne parlerai pas de développement, c'est leur univers à eux ! re ne parlerai même pas de sous-développement qui est le revers de leur médaille. re parlerai seulement de notre univers qui est celui de la pauvreté.
Pauvreté et paupérisation
La pauvreté révèle de façon non déguisée la structure profonde de la société humaine contemporaine face aux biens matériels. Cette structure est basée sur l'iniquité et la démesure. C'est une vérité qui ne fait pas honneur à l'humanité: la totalité des richesses de notre planète est contrôlée par une poignée d'hommes qui représente à peine les 20 % de la population du globe, les 80 % autres vivant dans la misère. Or c'est dans les pays riches que l'on parle le plus de la pauvreté. (...) En Afrique, on a beaucoup écrit et on écrit encore sur le développement et le sous-développement, une manière de confirmer notre condition de peuples asservis et opprimés sous la botte de nos maîtres de toujours. On écrit peu sur la pauvreté. L'ouvrage d'Albert Tévoédjrè, (La pauvreté, richesse des peuples, Paris, Éd. ouvrières, 1967), demeure unique en son genre. (...) Le peuple vit tragiquement l'expérience de sa misère et de son impuissance devant cette misère. Voilà pourquoi il est urgent que chacun de nous s'interroge, en profondeur, sur cette misère et sur cette impuissance pour en déceler les causes et en démontrer les mécanismes, car la survie de l'Afrique est à ce prix. Commençons par une approche, bien modeste, d’une définition de la pauvreté et de la misère dans le contexte africain d' aujourd'hui.
Définitions. Les études sur la pauvreté, que nous avons citées plus haut, partent d'expériences vécues dans le contexte américain ou européen. Leurs définitions sont inaptes à rendre compte de la singularité des expériences africaines. (...)
Dans ces sociétés, la misère est une forme d'exclusion et de privation absolue. Elle est considérée comme un phénomène anormal lié soit à des catastrophes naturelles, soit à l'injustice sociale, à la désagrégation interne d'une société corrompue. (...)
Dans les pays du Tiers Monde et notamment en Afrique noire, la pauvreté affecte d'abord les institutions et les structures. C'est l'État africain qui, dès son accession à l'indépendance, se trouve privé des attributs de la vraie souveraineté. En devenant indépendants, les peuples africains ont été pris au dépourvu. Non seulement on n'a pas demandé leur avis sur le modèle d'État qu'ils voulaient se donner à eux-mêmes, mais encore leurs leaders politiques se sont battus plus pour le pouvoir que pour la libération de leur peuple. Ainsi l'État africain, dès sa naissance, est un instrument de domination, d'oppression, d'exploitation du peuple, qui est passé des mains du colonisateur aux mains des chefs politiques africains. Cet instrument est très efficace en tant qu'il est un appareil de paupérisation dont les mécanismes reposent sur deux principes. (NDLR : la privation et la paupérisation)
Privation des instruments de souveraineté
Privation des instruments de souveraineté : Les nouveaux États n'ont pas d'argent, pas de système monétaire propre ; ils n'ont pas de pouvoir militaire digne de ce nom ; leurs armées sont formées et encadrées par des puissances étrangères ; leurs armements, souvent désuets, fournis et contrôlés par les mêmes puissances. Ils n'ont aucune souveraineté économique. La production et la commercialisation des matières premières, ainsi que leurs prix de misère, leur sont imposés par les maîtres de l'économie mondiale. Quant à l'industrie, c'est l'affaire des étrangers. Ces nouveaux États n'ont ni doctrine, ni idéologie politique. Des marchands d'un type nouveau, des marchands d'idéologies, leur en fournissent à des prix qui souvent, correspondent à un nouveau joug d'asservissement et d'exploitation imposé à leur peuple. Ainsi sont nés nos États, dans un état de dénuement politique, économique, militaire, financier et idéologique. Et pour subsister, ils sont obligés de mendier ailleurs leur subsistance, forgeant ainsi de nouvelles chaînes de dépendance souvent aussi lourdes, aussi meurtrières que les chaînes coloniales. Pour renforcer et perpétuer ces chaînes, les maîtres du jour ont inventé des mécanismes subtils et terriblement efficaces. Les premiers mécanismes sont de type moralisateur et philanthropique.
Après la charte de San Francisco (1945) d'une part et la fin de l'ère coloniale de l'autre, aucun peuple, aucun Etat ne veut apparaître sur la scène mondiale avec le masque du colonisateur ou de l'oppresseur. La pauvreté et la faiblesse sont des situations qui appellent la pitié, et la pitié est un sentiment noble dans toutes les civilisations et toutes les religions. Les dominateurs du monde vont donc se donner un nouveau masque: celui de la compassion. (...) La compassion, l'aide et l'assistance, sont désormais de nouveaux titres de noblesse qui légitiment l'emprise des grandes puissances sur les peuples pauvres. Mais ces masques en cachent un autre, nocturne, macabre et plus efficace: la corruption. Des États nés dans le dénuement sont donc livrés aux mains des « Commis mis comme des princes Venus nus de leurs provinces ! »1. Des chefs d'États, de hauts fonctionnaires et des hommes politiques, devenus mendiants, sont vite transformés en marionnettes ou en toupies entre les mains des manipulateurs qui font tourner le monde. Les richesses fabuleuses de certains chefs d'État africains sur lesquelles la presse mondiale ne cesse de gloser ne sont souvent que de lourdes chaînes d'or aux pieds et aux mains des pauvres otages qui se sont livrés eux-mêmes en livrant leurs peuples aux rapaces dévorant les entrailles du Tiers Monde.
Une paupérisation à plusieurs niveaux
Paupérisation. Si nous entendons par paupérisation le fait de devenir ou de rendre pauvre, il y a lieu de s'arrêter un instant sur l'approche que nous venons de tenter à propos de l'État africain. Nous avons vu que la pauvreté affecte l'essence même de l'État, dans ses dimensions politique, économique, militaire, financière, idéologique. Dans la mesure où un tel État mendie sa subsistance à des puissances étrangères, ces puissances ont le choix entre deux attitudes. Ou bien abolir les différentes formes d'indigence qui affectent l'État mendiant dans son essence et lui restituer sa totale souveraineté (...) ; ou bien perpétuer, par des mécanismes subtils, cette multiple indigence et les liens de dépendance qu'elle tisse entre l'État mendiant et l'État bon Samaritain. Ce dernier peut alors recourir à des mécanismes de paupérisation qui tendent à maintenir le statu quo entre lui et son client. On peut ainsi situer la paupérisation à plusieurs niveaux :
- l'héritage de la colonisation qui affecte l'essence, la structure et les institutions de l'État. À ce niveau, la paupérisation est structurelle ;
- l'assistance ou le masque de la compassion. La paupérisation à ce niveau est pseudo-philanthropique ;
- la corruption. Il s'agit d'un système de pillage de peuples et de pays entiers par la médiation de prétendus chefs ou élites qui ne sont que des otages chargés de chaînes dorées. C'est la forme corruptive de la paupérisation ;
- l'endettement. Il est la paupérisation la plus accablante car système de réduction en esclavage de peuples et de pays condamnés à travailler à perpétuité pour rembourser des dettes usurières que le peuple n'a pas contractées, et cela à des pouvoirs qui devraient rembourser à l'Afrique le prix de cent millions de ses fils vendus et de cinq siècles de servitude et d'exploitation coloniale. Le système de la Dette est d'autant plus accablant qu'il s'agit de prêts avec intérêts, rendant le pays plus endetté, plus pauvre et plus asservi ;
- la paupérisation culturelle. Tous les États d'Afrique noire ont gardé intact l'héritage colonial de cette paupérisation. Dépouillés de leur passé, de leur histoire, de leur art, de leurs langues, de leurs croyances, de leurs, systèmes politiques et économiques, ces Etats ont accédé à l'indépendance, au milieu des ruines de leurs sociétés en désarroi. Aujourd'hui encore, ils se débattent dans un imbroglio scolaire sans racines dans le passé, sans prise sur le présent, sans horizons pour l'avenir. Or, c'est cette forme de paupérisation que perpétuent les Accords et les Conventions culturelles, à coups de millions, de tonnes de manuels et de légions de conseillers techniques qui trahissent une implacable oppression culturelle. Cette forme de paupérisation s'accompagne du désarroi spirituel de communautés ou même de peuples entiers, ayant perdu l'héritage de leurs religions traditionnelles, convertis superficiellement à des religions importées, elles-mêmes redoutables agents de paupérisation spirituelle. Il se crée ainsi un vide spirituel et moral vite exploité par les sociétés secrètes qui font de nouveaux otages dans la cage verrouillée des loges ou des temples dits mystiques.
Paupérisation sociologique
Pour mesurer la profondeur du mal, il faut se pencher un moment sur les sociétés africaines. La colonisation, certes, n'a tué ni la culture ni les sociétés. Elle les a dépouillées, avilies, mutilées, ébranlées dans leurs fondements et appauvries en commençant d'abord par la famille.
Le système colonial, puis les missions religieuses, se sont attaquées à la famille africaine avec acharnement. Le mariage, la parenté, les relations parents-enfants, les systèmes éducatifs, l'autorité, la solidarité, etc., toutes ces valeurs millénaires ont été foulées aux pieds et aucune n'en est sortie intacte. Les institutions des États après les indépendances ont simplement perpétué et aggravé la situation coloniale. Aujourd'hui encore, la famille africaine est en désagrégation dans les campagnes comme dans les villes et ni les codes modernes de la famille, ni les mariages religieux, à l'orientale ou à l' occidentale, ne semblent capables de la sauver du désastre.
La colonisation s'est attaquée avec la même rage aux communautés villageoises, éliminant systématiquement les chefs, détenteurs de vrais pouvoirs traditionnels africains. Les communautés ainsi décapitées ont été livrées à la merci de pseudo chefs qui ont joué tous les rôles voulus par le colonisateur: négriers, tortionnaires, bourreaux, (..,) Ils ont vidé des régions entières, livrant aux travaux forcés ou aux plantations coloniales toute la population valide. La famille et les communautés villageoises se sont sans doute défendues avec l'invincible énergie du désespoir ou sorties du combat profondément blessées et la blessure est devenue gangrène. Dans les quartiers de nos villes comme dans les villages, l'anarchie, la haine, la délinquance, la criminalité et la désagrégation des familles et des communautés portent le cri déchirant d'une société blessée à mort et qui refuse de mourir. C'est pourtant sur ce champ de désolation que les indépendances politiques ont entonné l'hymne de la libération. Et les peuples africains, un moment, ont cru au miracle politique de leur résurrection. Mais les chefs d'État et les partis politiques, malgré les discours et les promesses, ont été précipités avec leurs peuples sur le bateau fou de nouvelles servitudes. Sur la rive, les mains dans les poches pleines des dépouilles de nos peuples, les maîtres du monde, rapaces endetteurs, regardent ce bateau à la dérive et l'on entend leur rire se mêler au mugissement des flots déchaînés.
Paupérisation anthropologique
La situation de l'homme en Afrique, du point de vue du développement, nous conduit au constat de sa paupérisation totale. Le phénomène de la pauvreté prend des formes inédites dans les pays d'abondance. L'Afrique, elle, entre dans le monde moderne, dépouillée, enchaînée et mendiante. L'État indépendant africain offre le premier modèle de cette paupérisation absolue. La singularité et la complexité du contexte africain obligent à recourir à de nouvelles catégories plus proches de la réalité vécue. S'agissant de l'esclavage et de la colonisation, on parle d'annihilation anthropologique. Il ne s'agit pas d'un génocide car le Noir, à cause de sa force physique et de son aptitude au travail manuel, était une denrée précieusement recherchée. L'annihilation le dépouille de ses attributs humains pour le réduire à l'état de bête de somme et pour le chosifier.
Après les indépendances, c'est la pauvreté qui crée un nouveau système de dépendance qui en appelle à un appareil philanthropique lui servant de couverture à la machine de domination. Les mécanismes de paupérisation ne s'attaquent pas seulement aux institutions et aux sociétés mais aussi à la condition humaine. Le racisme sud-africain et l'apartheid, pour exemple, sont la négation de la dignité et des droits fondamentaux de l’homme noir. Cette négation est toujours actuelle et triomphante dans son impunité totale. Elle est même cautionnée et soutenue par ceux-là qui prônent la dignité et les droits fondamentaux de l'être humain. L'Afrique des indépendances devient donc ce lieu par excellence où les droits de l'homme sont foulés aux pieds. Les pays qui claironnent le discours révolutionnaire le font, souvent, sur des cadavres immolés à la soif de pouvoir d'individus déséquilibrés. L'homme africain qui avait perdu son identité, sa langue, sa culture, son histoire, son héritage spirituel, (…) sous le régime colonial, ne les a pas toujours recouvrés sous les indépendances. L'homme vit dans un état de paupérisation anthropologique. Voilà pourquoi la condition nécessaire de tout développement en Afrique, doit commencer par la libération et la réhabilitation de l'homme dans sa dignité et ses droits fondamentaux.