Réussir à reprendre une formation

Alicia Astudillo Rojas

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Alicia Astudillo Rojas, « Réussir à reprendre une formation », Revue Quart Monde [En ligne], 174 | 2000/2, mis en ligne le 05 décembre 2000, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2148

Le désir d’apprendre est très présent chez des adultes issus d’un milieu très défavorisé mais il parvient difficilement à s’élaborer en projet et à se concrétiser à l’intérieur d’un processus d’apprentissage. Cependant, certains s’engagent et réussissent une formation. Qu’est-ce qui les a motivés ? Comment ont-ils fait pour mener à bien leur formation ? Quels sont les facteurs qui leur ont permis de réussir ?

Le modèle COR (« Chaîne des réponses ») présenté par K.Patricia Cross2 constitue une élaboration assez complète du processus qui mène un adulte à entrer en formation. Il tient compte des facteurs propres à l’individu lui-même et à son environnement et des facteurs propres au système de formation. C’est l’interaction de ces divers facteurs qui sera le levier par lequel un adulte s’engage dans une formation. Nous l'avons constaté à travers une dizaine d'entretiens.

Le processus avant l’entrée en formation

Pour la majorité des personnes interviewées, le passé scolaire se résume à l’école primaire qu’elles ont fréquentée sans avoir appris à lire ni à écrire. Elles en gardent un souvenir pénible, voire traumatisant. Elles se sont senties rejetées à cause de leur appartenance sociale : manque d’ambition à leur égard, mépris, humiliations. Elles mettent en évidence les difficultés scolaires liées à leurs conditions de vie, au manque d’argent, à la nécessité d’aider les parents au travail et à la maison, d’où l’absentéisme, les multiples changements d’école, notamment pour les enfants forains. Elles en parlent avec beaucoup d’émotion et de souffrance, voudraient effacer cette période de leur vie, et en même temps elles se culpabilisent, ce qui entraîne chez elles vis-à-vis de l'école des réactions de blocage, le repli sur soi ou la révolte.

Avant l'entrée en formation, elles se perçoivent en effet le plus souvent comme étant mal à l’aise, peu assurées, peu confiantes en elles, renfermées, timides, solitaires, ayant peur de communiquer et d’être mal comprises. Elles éprouvent un sentiment de honte et d’infériorité, souvent dû à l’illettrisme ou lié à un état dépressif. Elles se croient mal considérées par les autres et s'estiment incapables de suivre des études. Dans ce contexte, il est évidemment difficile de faire naître chez elles une motivation pour entamer une formation, car elles ont peur du formateur, de l’échec, des moqueries...

Comment cette perception de soi évolue-t-elle ? Un fait marquant est leur participation à diverses associations. Cette expérience riche en rencontres leur a permis d’enclencher un processus de réévaluation plus positive d'elles-mêmes. Elles se sont senties dans un milieu qui leur faisait confiance, les respectait, leur accordait de l’attention, qui était prêt à les écouter et à les prendre au sérieux, qui les laissait s’exprimer librement sans risquer des moqueries.

La nécessité de devoir s’adapter à une nouvelle réalité et à des événements imprévus peut représenter un autre pôle de motivation. Si cette nouvelle expérience ne dépasse pas ses possibilités, la personne peut modifier son image d'elle-même et par là accéder plus facilement à l'élaboration de projets.

Les événements déclencheurs, les moments « charnières » de l’existence des futurs apprenants correspondent à des temps forts. Pour la plupart, ce serait lorsque leur réalité socio-économique a vacillé que la nécessité de revoir les choses s’est fait jour. Pour d’autres, une énorme insatisfaction au niveau professionnel (causée, par exemple, par l’illettrisme) agirait comme source de déstabilisation. Ou encore des situations touchant à la survie de la famille : un père de famille nombreuse prenant conscience des conséquences de son alcoolisme accepte que sa femme travaille à l’extérieur, ce qui fut comme un levier pour un projet de formation de la femme, qui allait améliorer le bien-être de toute la famille.

La dimension affective n’est pas à négliger. La séparation a poussé certaines personnes à un questionnement sur leur identité, sur leur valeur, et les a amenées à envisager l’éventualité d'une formation afin d’être en mesure de mieux s'assumer. Un homme, par exemple, vivait mal la remise en cause de sa capacité à s'occuper de ses enfants à cause de son illettrisme et risquait de perdre la garde de ceux-ci. Des événements malheureux comme un accident ont aussi été déterminants pour certains : non pas l’accident en soi mais la perception des lacunes qu’il a mises en évidence. Le désir de se former s'est forgé chez une autre personne quand elle a rencontré des gens d’autres milieux. Une telle confrontation a provoqué chez elle une prise de conscience de l’importance du capital symbolique et culturel. Pour d’autres encore, l’entrée en formation a correspondu à un moment de relatif équilibre comparé à des périodes précédentes. Ainsi cette personne conduite à la marginalisation et à l’errance à la suite d’un cumul d’échecs : elle a découvert un lieu d’accueil lui offrant un projet d’insertion bien adapté, grâce à la rencontre de quelqu'un en qui elle a trouvé confiance et sécurité.

Tous ces facteurs agissent sur la motivation des personnes. Mais il faut aussi prendre en compte la valeur que l’entourage accorde à la formation d’adultes, l’estimation subjective des chances de réussite de la formation et une adéquation entre la formation et les buts recherchés. Théoriquement, la motivation ne sera forte et ne débouchera sur une décision d’engagement que si ces trois facteurs sont présents.

Chaque personne de notre échantillon visait des buts qui touchaient aussi bien le champ personnel que le champ professionnel. Parmi les objectifs du champ personnel évoqués, nous trouvons majoritairement l'acquisition de compétences et d'aptitudes. L’apprentissage de l’écriture et de la lecture est recherché afin de répondre à une exigence de plus en plus grande dans la société. Les interviewés ont expliqué longuement à cet égard les énormes difficultés rencontrées dans leur vie quotidienne : dépendance, perte d’emploi, dévalorisation de soi, sentiment d’humiliation et d’exclusion. Pour certains le but d’apprendre à lire et à écrire inclut la capacité à s’exprimer au niveau artistique. Pour d’autres, le but recherché est d’être capable d’exprimer clairement leurs idées, pour vaincre la crainte de ne pas être bien compris. Les membres de groupes associatifs ont des attentes précises : ils espèrent parvenir à davantage d’aisance afin de pouvoir assumer des responsabilités plus importantes au sein de leur association. D’autres évoquent encore leur souhait d’être en mesure de comprendre et d’analyser une information, mais plus encore d’acquérir des outils permettant d’apprendre à apprendre. Enfin, nous constatons qu’une grande partie des attentes dépassent la simple acquisition de connaissances. Les attentes visent également un changement positif au niveau de l’estime de soi. Obtenir un diplôme c’était en quelque sorte la volonté d’obtenir une reconnaissance intellectuelle, de prouver une capacité, de prendre conscience de sa propre valeur. Les personnes attendent aussi un changement du regard des autres sur elles. Elles veulent être un exemple pour leurs enfants, leur montrer qu’un adulte est capable d’apprendre, modifier l’image que la famille et la société ont d’elles.

Les buts se rapportant au champ professionnel énoncés par les personnes qui travaillent visent l’obtention d’une augmentation salariale, la possibilité de trouver un emploi plus intéressant, valorisant et stable.

Tous ces buts impliquent la personne dans sa totalité et le fait de pouvoir les atteindre constitue un défi personnel. Pour la plupart, il s’agit de sortir d’une position de faiblesse et de honte. C’est pourquoi l’enjeu est important et constitue une forte motivation. Cependant, d’autres considérations peuvent affaiblir, voire même anéantir cette motivation. Il s’agit de la valeur, de la signification que les groupes de référence (collègues, amis, partenaires associatifs) et le groupe d’appartenance, notamment la famille, attribuent à la formation d’adultes.

En effet, le désir de promotion individuelle ne suffit pas à provoquer un dynamisme. Un soutien fort et continu de la famille proche apparaît comme un facteur indispensable. Pour certaines personnes, l’accord préalable du conjoint a été l’objet d’une négociation. La volonté de ne pas inférioriser leur mari est très présent chez les femmes. Tous s’accordent pour dire que l’équilibre de la famille passe avant tout. D’autant plus que plusieurs ont dû faire face à une attitude critique, voire hostile de la part de leur famille élargie, ainsi que de certaines de leurs connaissances, entraînant une détérioration des relations.

Tous les facteurs précédents sont interdépendants et interagissent avec l’évaluation subjective des chances de succès de la formation. Les personnes interviewées, qui doutaient de leurs capacités de réussir une formation avant de l’entamer, ont pris toutes les précautions possibles pour dépasser leurs appréhensions. Une nouvelle logique s’installe : « Si les autres peuvent, pourquoi pas moi ? »

Le champ institutionnel de l’éducation est tout aussi important. L’information sur l'offre de formation n’arrive pas, ou mal, jusqu’aux personnes les plus défavorisées. Souvent la formation de base est perçue comme étant de l’enseignement pour des personnes handicapées, ce qui entraîne de fortes résistances. A ce sujet, des propositions d’amélioration ont été avancées, notamment l’urgence d’agir sur un changement de mentalité de la société en général et des milieux défavorisés en particulier par rapport au droit que les adultes ont à se former.

Quant au premier contact avec l’institution de formation, il a été déterminant. Toutes les personnes interviewées se sont senties très bien accueillies lors de leur inscription et encouragées ensuite à commencer les cours. La découverte de méthodes de travail adaptées à leurs besoins s’est avérée très réconfortante.

La participation à la formation

Si la décision de s’engager dans la formation résulte d’une série de facteurs interagissant d’une manière équilibrée, quelles sont les conditions pour que cet équilibre persiste ? L’apprenant va se retrouver face à un savoir à s’approprier. De nouveaux acteurs entrent aussi en scène : le formateur et les pairs (le groupe en formation).

Dans ce qui leur a facilité l’appropriation du savoir, les apprenants signalent des facteurs d’ordre personnel, méthodologique et socio-affectif. Ils mettent en évidence leur investissement personnel indispensable dans la démarche, notamment dans leur régularité aux cours et dans leur participation active (oser demander des explications).

Du point de vue méthodologique, le fait de devenir acteurs dans ce processus d’apprentissage a passionné les apprenants et leur a permis d’apprendre. Les activités de recherche, la création libre, la sollicitation à la réflexion les stimulaient. Une certaine dose de liberté, le droit à l’erreur, la possibilité de participer à l’organisation et à l’évaluation des cours, la diversité des méthodes et des techniques utilisées, la valorisation des travaux individuels (exposition, échange, concours...) leur ont permis de se sentir concernés. Les sorties culturelles étaient aussi pour eux l’occasion d’une ouverture au monde.

Les apprenants parlent avec beaucoup d’émotion des moments où ils se rendaient compte qu’ils commençaient à s’approprier ce savoir tant convoité et à réaliser qu’ils avaient un potentiel qui n’attendait qu’à être stimulé. Cette découverte leur permettait de procéder à une réévaluation d’eux-mêmes en des termes plus positifs et une véritable « métamorphose » même corporelle commençait à se produire pour certains. « J’ai commencé à marcher droit, à regarder les gens dans les yeux(...) C’était comme une illumination ».

Tous les apprenants s’accordent à dire que les pairs ont joué un rôle important durant la formation, surtout comme « facilitateurs » d’apprentissages notamment par les échanges mutuels (questions, explications). Ils relèvent également l'esprit d'équipe et l’aspect sécurisant d’être avec des « semblables ».

Les apprenants ont parlé avec enthousiasme du rôle joué par les formateurs qui ont le plus contribué à leur réussite. Leur compétence était de savoir expliquer, prendre le temps nécessaire, respecter le rythme de chacun, susciter et maintenir l’attention.

Ils ont signalé l’importance de mettre en évidence constamment la progression de chacun. Se rendre compte qu’ils avançaient leur redonnait confiance, leur permettait en même temps de prendre conscience de l'existence d’étapes dans le processus d’apprentissage. Ils remarquent que ceux qui abandonnent ont justement une représentation un peu magique de l’apprentissage, comme s’il allait se produire d’une manière vertigineuse.

Concernant le savoir-être des formateurs qui les ont aidés à réussir, les apprenants soulignent leur sens de l’humour et leur sérieux. Ils sont qualifiés de sympathiques, joviaux, gentils et ayant un équilibre émotionnel tel qu’ils n’extériorisaient ni fatigue, ni déception et avaient donc la capacité de se détacher de leurs éventuels soucis personnels. Cette attitude générait auprès des apprenants un sentiment de bien-être et de tranquillité favorisant la concentration. Les formateurs étaient attentifs à chacun, n’hésitant pas lors d’absences à téléphoner ou à rendre visite. Pendant les cours, ils comprenaient les situations de découragement et savaient attendre des moments plus propices aux apprentissages. Les apprenants, pour leur part, ne se sentaient ni jugés, ni contraints. A cette attitude compréhensive s’ajoutent une grande disponibilité, un soutien moral auquel les apprenants attribuent une valeur inestimable, qui leur aura permis d’éviter des abandons. Par exemple dans la recherche de solutions à certains problèmes personnels des apprenants susceptibles de perturber leurs apprentissages.

Acharnés à ce que tous réussissent, les formateurs témoignaient de la confiance qu’ils avaient dans les capacités des apprenants, ce qui entraînait la motivation et la volonté de ne pas les décevoir.

Les effets de la formation

Tous les participants l’affirment : la formation a entraîné chez eux des changements profonds. Ils constatent une certaine confiance en eux-mêmes, une assurance qui leur permet maintenant d’affronter des situations leur paraissant auparavant insolubles et donc à éviter. Une dynamique s’installe. Elle marque une rupture avec le sentiment d’échec issu de leur parcours scolaire passé, elle suscite une curiosité intellectuelle et parfois le désir de suivre d’autres formations. Ils éprouvent un sentiment d’épanouissement, d’accomplissement, ainsi qu’un sentiment de sérénité, de liberté comme s’ils étaient débarrassés d’un poids qui les encombrait.

Aux bénéfices sociaux et économiques des personnes qui ont pu, grâce à la formation, retrouver du travail, s’ajoute pour toutes le statut de personne-ressource. C’est de l’environnement familial et associatif que viennent les sollicitations, la reconnaissance, la valorisation et un rapport de confiance à leur égard. Une personne plus compétente devient pour son entourage une source de savoir nouveau.

1 « La formation d’adultes belges, issus d’un milieu défavorisé : étude des facteurs essentiels à l’accomplissement d’un processus de formation ».
2 CROSS, K.P. Adults as leaners. San Francisco, Jossey-Bas Publishers, 1998.
1 « La formation d’adultes belges, issus d’un milieu défavorisé : étude des facteurs essentiels à l’accomplissement d’un processus de formation ». Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de licencié en sciences psychologiques et pédagogiques. - Bruxelles, ULB, 1998).
2 CROSS, K.P. Adults as leaners. San Francisco, Jossey-Bas Publishers, 1998.

Alicia Astudillo Rojas

Chilienne, réfugiée politique en Belgique depuis 1975, Alicia Astudillo Rojas est enseignante de formation, licenciée en sciences psychologiques et pédagogiques1 post-graduat en pédagogie. Elle est alliée du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1979.

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