Jeanne Bamberger : Nous ne pouvons pas appréhender la compréhension d’autrui sans la confronter avec notre propre compréhension. Pour saisir cela, commençons par nous interroger sur quelque chose que nous sommes supposés ne pas savoir faire, mais que nous faisons néanmoins, et cherchons à savoir comment nous sommes capables de le faire.
Par exemple, comment peut-on imiter une action ou un son ? Quand je frappe des mains selon un certain rythme et que d'autres font de même à ma suite, je peux leur demander : « Comment avez-vous fait ? ». S'ils m'en font un commentaire théorique, ce peut être très intéressant mais je n’aime pas les théories. Je crains toujours que ce que j’essaie de faire soit globalisé, comme emballé dans du plastique et ficelé avec un ruban. Toute la vie de mon intuition est alors enlevée ou desséchée. Je préfère demander aux gens d’interroger leur propre compréhension parce que chacun sait faire beaucoup de choses sans pouvoir dire pourquoi ni comment.
C'est ce qui s’est passé aujourd’hui encore dans ma classe quand mes étudiants du M.I.T étaient en train de mettre en musique de petites phrases à l'aide d'un ordinateur. Ils écoutaient une mélodie que l’un d’eux mettait en accord. Quelques-uns ont dit : « Non, cela ne va pas ! ». Pourquoi ont-ils dit cela ? N'est-ce pas révélateur de quelque chose qu'ils savaient déjà ? La mélodie qu’ils essayaient de composer n'avait pas de sens pour eux parce qu'ils la comparaient avec quelque chose qu’ils savaient déjà et qui avait du sens. Voilà une bonne approche de la compréhension.
C'est autre chose que de partir d'une théorie de l'accord cohérent. Je sais bien qu’il y a des théories adéquates, mais je crains toujours qu'on se réfère à une théorie « toute prête », structurée et logique, sans être capable d'extraire ce savoir de l'expérience même, faute d'avoir su l'observer suffisamment.
Dans notre laboratoire, nous faisons ce genre d’expérience avec des enseignants. Ils construisent des objets et des machines avec des « Légos », en employant le langage informatique. Ces adultes apprennent, s'observent les uns les autres en train d'apprendre, s'interrogent sur leurs propres chemins de compréhension et à travers cela, ils commencent à s’intéresser à la manière dont les enfants pensent. Au bout d'un certain temps, ils découvrent chez les enfants des capacités qu’ils n’avaient pas remarquées auparavant.
Par exemple, quand un enseignant réalise un programme informatique qui n’a aucun sens pour les autres enseignants, il essaie de leur expliquer ce qu’il fait. Pendant ce processus, ils peuvent ensemble s'imaginer avec un enfant de leur classe réalisant quelque chose qui semble n'avoir aucun sens. Ils expérimentent et acquièrent peu à peu la conviction qu'il y a du sens dans ce que quelqu’un d’autre essaie de réaliser. (...).
Robby et Jeffrey sont des amis qui ont tous deux ce que j’appelle de l’intégrité. Ce qui se passe en classe n'a pour eux aucun sens et ils ne sont absolument pas attentifs. Peut-être que mes enfants ou vos enfants feront de toute façon ce que les enseignants leur disent de faire parce qu'ils ont été élevés ainsi. Mais il y a des enfants qui ne participeront pas à quelque chose qui n'a pas de sens pour eux.
A mes yeux, il s’agit là d’une valeur positive. Si l’enseignant la reconnaît au lieu de considérer que ces enfants sont démotivés, paresseux ou stupides, alors il peut tenter de relever le défi de trouver ce qui fait sens à leurs yeux. (...)
Je m’inquiète quand un enseignant est trop préoccupé de ce qu'il doit faire, face à un enfant qu'il juge démotivé ou paresseux. Ce n'est pas un bon réflexe, ce peut être une dérobade. Il doit être capable de reconnaître que cet enfant lui joue un tour et qu'il essaye de le faire sortir de ses gonds. (...)
Bruno Tardieu : Quels sont les ingrédients pour apprendre ? Il semble que vous faites valoir des conditions liées aux relations interpersonnelles. Mais n'y a-t-il pas un type de communauté qui donne de l'importance au fait d'apprendre ?
J.B : Un jour, j’ai rêvé que j’étais dans une salle de classe où tous les enfants se sentaient responsables les uns des autres pour que chacun apprenne, surtout si l'un d'eux avait des difficultés...
Par exemple, un enfant dit : « Nous ne pouvons faire cela, si nous ne savons pas ce que veut dire le mot proportion ». Alors l'enseignant demande : « Est-ce que quelqu'un sait ce que veut dire proportion ? ». Et tous disent oui à l'exception d'un enfant qui dit : « Non, je ne sais pas ». Alors l'enseignant demande à un autre enfant : « Peux-tu lui expliquer ce que proportion veut dire ? ». Et ce dernier est complètement perdu. Il croyait avoir compris mais, au moment d'expliquer, tout s'est embrouillé. Heureusement les enfants sont très patients les uns avec les autres. Il y a vraiment chez eux un sens de la responsabilité. Si quelqu'un ne comprend pas, cela ne signifie pas qu'il est idiot, mais qu'il a besoin d'aide. (...)
Il est difficile de faire expliciter à des enseignants ce qu’ils font.
Par exemple, je demandais un jour à Dan : « Tu es assis ici, tu ne t'adresses qu'à un seul petit groupe d'enfants et tu ne t'occupes pas de tous les autres qui sont autour. Comment peux-tu les ignorer ainsi ? ». Il m'a regardée d’un air très surpris. Il ne savait que dire, il n’avait pas réalisé la situation car il est toujours très concentré quand il enseigne. Il m'a répondu : « Parce que je peux deviner quand un enfant va exploser ». Il a des antennes et peut entendre le moindre bruit.
Une autre fois, Dan travaillait avec un groupe d’enfants et, au milieu d’une phrase, il dit sans se retourner à un enfant derrière lui : « Donne-moi cela, s’il te plaît » (l’enfant avait un bâton) et il continua sa phrase comme s'il ne s'était rien passé. La culture qu'ils ont créée dans cette classe m'étonne.
Ce matin même, Dan avait en charge une moitié des élèves pendant que l’autre moitié était confiée à un assistant à l'autre extrémité de la salle de classe. Il faisait des mathématiques avec un ordinateur. Il était assis au même niveau que les élèves. Je me suis rendu compte combien cela était important. S’il était resté debout en parlant de haut avec eux, cela aurait été très différent. Ce sont des subtilités comme celle-ci qui créent une certaine atmosphère dans la classe, où les enfants se sentent pris en considération, aimés non pas seulement comme des personnes, mais comme des personnes qui pensent.
B.T : Aimer veut-il dire tout approuver ?
J.B :Dire à un enfant : « Quoi que tu fasses, c'est magnifique » est en fait très insultant. C'est tomber dans un extrême, qui est de surprotéger l'enfant. L'autre extrême est de survaloriser le programme, de considérer que lui seul compte et que tout ce qui le déborde est mauvais. La difficulté est de tenir l'équilibre entre les deux. Le plus crucial est de savoir saisir dans ce que l’enfant exprime, et qui peut sembler bizarre, la lueur, l'émergence d’une idée qui ne demande qu'à être développée.
C’est important de trouver le « bord du savoir » de l’enfant, de deviner quels peuvent être les liens entre ce que l’enfant sait et les savoirs validés sur un sujet quelconque. On peut alors poser une question ou suggérer : « As-tu essayé ceci ou cela ? », ce qui conduira l’enfant vers ce bord. C’est une chose extraordinaire à observer, parce que c'est prendre en compte tout ce que l’enfant fait ou essaye de faire, ce qu'il réussit, à quoi il s’intéresse. C'est très passionnant d'expérimenter. Cela teste notre intuition sur ce qu’un enfant comprend ou ne comprend pas. (...).
Il y a parfois des enfants qui manquent de confiance en eux-mêmes. Ainsi Roby a vécu un temps très difficile à l’école car il ne savait pas lire ! J’ai découvert par hasard qu’il avait une voix magnifique et qu’il chantait dans la chorale de son église. Personne à l’école ne le savait. Cette reconnaissance lui a donné une certaine stature dans sa classe : on pouvait désormais l'admirer au lieu de penser qu’il était stupide. Nous avons pu en tirer parti pour l'aider à apprendre des choses qu'il n'arrivait pas à apprendre : les rythmes. Un jour, au cours d'un exercice exécuté par Roby, un enfant remarqua : « Cela, c'est différent », et Roby répondit : « Non, c'est la même chose ». C’était bien la même structure de base mais sous une autre forme. Apprendre de Roby qu’il avait une compréhension différente de « la même chose » était éclairant. Si deux types de rythme étaient la même chose pour lui, alors naturellement il avait des difficultés dans une classe où l’enseignant affirme que deux choses ne sont les mêmes que si elles ont exactement les mêmes formes. Roby avait en réalité une compréhension plus profonde de « la même chose ».
Cela m’a beaucoup appris sur Roby. Nous avons commencé à jouer avec des lettres pour illustrer des rythmes plus ou moins courts ou longs, ce qui lui a permis de percevoir la différence des formes. Pour la première fois peut-être, des lettres avaient un sens pour lui. Mais cela a pu se produire parce que d'abord, j’avais découvert qu’il chantait.(...).
Des enseignants, cependant, disent manquer de temps pour rechercher comment chaque enfant pense, parce qu'ils ont 25 ou 30 enfants par classe et qu'ils doivent les préparer à des examens. (...).
B.T : En somme, vous dites que chaque enfant est responsable de l’apprentissage d’un autre, que ce n’est pas seulement l’enseignant qui doit tout faire. Cela dépend plutôt de tout un milieu où l’on serait attentif à la façon d’apprendre des autres. Vous dites aussi : cette démarche demande que nous soyons rigoureux. Vous parlez d'intégrité : les enfants ont de l’intégrité. L’école peut d'une certaine façon décourager cette intégrité en acceptant que des enfants restent sans comprendre même si l’on parvient à leur faire passer des examens. Cela risque de laisser en jachère des potentialités et d'entraver l'avenir de ces enfants.