S'engager dans son quartier

Brigitte Matthieu

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Brigitte Matthieu, « S'engager dans son quartier », Revue Quart Monde [En ligne], 176 | 2000/4, mis en ligne le 05 juin 2001, consulté le 02 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2221

Participer à l’amélioration de la vie de son quartier et y assumer un rôle, c’est aussi un moyen pour inviter les habitants à se rencontrer et à lutter contre la solitude. (Témoignage recueilli par Marie-Hélène Boureau)

Index de mots-clés

Participation, Militantisme

L'histoire

Brigitte Matthieu a connu le Mouvement ATD Quart Monde et son université populaire en 1992. A cette époque, elle supportait très mal le regard des autres et les préjugés de son entourage vis-à-vis de sa famille. Elle raconte : « Il y a dix ans, j’étais toujours agressive, toujours sur la défensive, même très violente. »

A l’université populaire Quart Monde, elle trouve un lieu d’écoute où elle ne se sent pas jugée : « C’est intéressant parce qu’il y a toujours des échanges. Moi, ce qui me plaît, c’est l'ouverture sur le monde extérieur. Là, j'ai appris pas seulement à écouter mais à entendre ce que les autres disent. Si on veut aider, il faut être à l'écoute : il y a des gens plus malheureux que nous. »

L’université populaire a aussi été l'occasion d'un travail sur elle-même : « J'ai appris que ce n'est pas en étant agressive qu’on arrive à quelque chose. En participant à des groupes, j’ai appris à mieux gérer mes émotions. »

Lorsqu’on lui demande ce que le fait de participer a changé, elle répond : « Cela donne envie de prendre des responsabilités. Après, on devient quelqu’un : je suis Brigitte. Si on me dit : "Tu es folle", je réponds : "Je suis bien dans ma peau". Cela me permet d'aider d'autres personnes, de faire ce que j'aime. »

Des étapes

Brigitte Matthieu a d’abord été sollicitée pour assurer l’accueil de la maison Quart Monde de Lyon. Elle a été invitée à prendre la parole devant des travailleurs sociaux dans le cadre de leur formation. Elle a participé plusieurs mois avec Claire Péguy, une alliée du Mouvement, au conseil d’administration d’un organisme de distribution alimentaire. Mais elle a dû abandonner, faute de pouvoir faire entendre ses idées dans un projet « ficelé au départ.» Elle a accepté de participer à des réunions au centre social pour accueillir les nouveaux habitants.

Ce travail sur elle-même, les responsabilités prises, mais aussi les forces qu'elle y a trouvées lui font dire : « Maintenant, je suis respectée comme une personne à part entière. On me fait confiance ». Une confiance réelle puisqu'elle gère l’atelier cuisine de façon autonome et se voit confier les clés de la caisse.

Cette fierté retrouvée lui permet de donner un sens social à son activité. A propos d'une mère de famille isolée : « C’est quelqu’un de fragile, il faut qu'elle sorte ou elle va déprimer. C’est justement pour des personnes comme elle qu’on a cet atelier ».

Son évolution ? « "C'est un travail de longue haleine », qui à son avis n’est pas terminé.

Pour elle, il est naturel que cela prenne du temps : « Les gens ne s'engagent pas rapidement ; sans arrêt on leur a demandé par rapport à leur vie familiale de se justifier... Alors, pourquoi on leur demanderait de s'investir d'emblée ? »

L’évolution de Brigitte se traduit dans le regard des autres. Elle dit elle-même qu’elle a beaucoup changé. « Les gens trouvaient que j’étais beaucoup plus calme ». « Toi, tu as du courage. Travailler comme bénévole dans un centre social, je ne le ferais pas » lui dit-on parfois. Un changement de regard qui se retrouve dans la fierté de sa fille : « On lui fait confiance à ma mère » et qui rejaillit sur l’ensemble de la famille. Mais c’est également son attitude face aux autres qui a changé. Elle peut adopter une réaction positive même dans des situations très pénibles.

Les difficultés

Elles sont sans doute mises en évidence par l’échec de sa participation au conseil d’administration de l’organisme de distribution alimentaire. « Pour eux, on n’était pas capable de dire quoi que ce soit de censé. Alors qu’on n’est pas plus bête que les autres. ».

Dans ce projet, les relations entre les premiers acteurs de l’organisme et les personnes en difficultés étaient loin d’être satisfaisantes. On stigmatisait leurs absences et on leur prêtait des intentions qu’elles n’avaient pas. Par exemple on n’a pas voulu leur confier l’accueil, alors qu’elles ont une réelle expérience de ce que vivent les gens du quartier.

L’atelier cuisine qui fonctionne depuis trois ans montre que le premier échec n’avait rien d’une fatalité. « Le travail du centre social se fait avec les gens du quartier, dit Brigitte. Moi, chaque année, je signe ma convention ». Les rapports humains y reposent sur la confiance, attestée par cette convention ou par l’affichage (« Atelier cuisine : madame Matthieu ») mais aussi par le fait qu'on y noue des relations : « Quand je n'ai pas le moral, j'y vais, on discute ».

Pour autant, aucun engagement n’est facile. Elle aimerait avoir un retour positif sur l’utilité de son activité. Elle regrette que le personnel du centre n’ait pas assez de disponibilité pour l’accompagner dans ses tâches.

Entretien

Vous parlez beaucoup de votre agressivité qui bloquait tout dialogue et qui a eu des conséquences douloureuses sur votre vie personnelle.

Dans mon enfance et ma jeunesse, j’ai énormément souffert du regard posé sur ma famille. Sa réputation était sur nous comme un poids énorme qui nous écrasait. On nous la renvoyait toujours en pleine figure. Je n’étais pas Brigitte, j’étais la fille de la famille Untel, et on n’attendait rien de bon de moi.

Et pourtant je peux dire que je n’ai manqué de rien à la maison. Je n’ai pas connu la misère, mes parents nous aimaient et se privaient pour nous donner à manger.

Très jeune, je me suis révoltée, je voulais qu’on arrête de nous regarder comme des pestiférés. Je ne voulais pas me laisser faire. J’étais alors très agressive et mon comportement se retournait contre moi, justifiait l’étiquette qui me collait à la peau. Je pensais alors : « Il n’y a pas pire que moi ».

Et maintenant ?

Je suis toujours une révoltée, mais je dirais d’une manière positive, de manière à ce qu’il en sorte le meilleur de moi.

J’ai appris à ne pas avoir honte de ce que je suis, de mes racines. Je pense qu’il ne faut pas oublier d’où l’on vient, il faut le transmettre à ses enfants, c’est comme cela que chacun évolue dans la vie, change lui-même et peut changer le regard des autres.

Claire Péguy m’a aidée. Quand j’étais sur le point d'exploser, elle me disait : « Ravale ta rancœur et explose après ». Elle était à mes côtés et je pouvais lui parler.

Vous parlez souvent de ce bonheur qu’est pour vous l’ouverture que vous avez d’abord trouvée à ATD Quart Monde.

J'y suis allée d’abord par curiosité. A mon avis, j’y ai trouvé ce que je cherchais depuis longtemps sans le savoir. Ce qui m’a séduite d’abord, c’est ce mélange des couches sociales. J’ai rencontré des personnes qui n’étaient pas du même monde que moi, mais elles ne m’ont pas pris pour quelqu’un à part, je ne me suis pas sentie regardée seulement comme quelqu’un qui a connu la galère.

En rencontrant des personnes très différentes de moi, en apprenant à les connaître, je me suis rendu compte que nous avions tous la même envie et que la misère n’est pas une fatalité. Alors évidemment, ça donne des forces pour lutter contre tout ce qui écrase.

Et puis on m’a confié des responsabilités. J’ai fait l'accueil à la maison Quart Monde et ça m’a donné confiance en moi, pour mes enfants dont j’ai été séparée de nombreuses années. J’y ai aussi trouvé l’énergie pour m’engager sur mon quartier.

Vous insistez sur l’écoute, vous dites : « J’ai appris à entendre ce que les autres disent ».

Si je n’écoute pas les autres, je ne m’écoute pas moi-même, les deux vont de pair. J’ai appris que pour écouter il faut prendre le temps, que ce soit avec mes enfants, avec les gens, il faut essayer de comprendre, même si on ne pense pas pareil.

Tout ce travail que j’ai fait sur moi, grâce à la confiance qu’on m’a faite à la maison Quart Monde et à l’atelier cuisine, cela rejaillit sur ma vie personnelle, sur ma vie de famille, je suis mieux dans ma peau, je suis plus à l’écoute, plus disponible dans ma tête pour mes enfants. Lorsqu’on est dans la galère, c’est un cercle vicieux, comme du sable mouvant : tous les gestes que vous faites vous enfoncent encore plus. Mais là, à partir du moment où j’ai repris confiance en moi, où je me suis sentie soutenue, comprise, capable d’écouter, de prendre des responsabilités, de faire des choses pour les autres, ça a fait boule de neige, les choses personnelles et les responsabilités extérieures rejaillissent en positif les unes sur les autres.

Vous faites de votre atelier cuisine un moyen pour lutter contre la solitude.

J’ai souffert de la solitude dans un petit village pendant huit ans. Je veux lutter contre la solitude et casser les ghettos. Dans cet atelier, ce que je veux, et ce n’est pas facile, c’est que nous soyons ensemble pour apprendre à faire la cuisine et ensuite pour manger ce que nous avons préparé, que ce soit convivial et toujours ouvert à ceux qui s’enferment, n’osent pas sortir de chez eux et tournent en rond dans leurs problèmes. On rit aussi beaucoup, on blague, on plaisante. Rire ensemble, c’est un bon moyen pour sortir de son isolement, échanger.

Votre premier essai d’engagement dans votre quartier n’a pas bien marché, vous savez pourquoi ?

Lorsque ça se limite à : « Je te donne à manger et tais-toi », pour moi c’est de « la manche déguisée ». Les gens ont droit à autre chose que la misère et ça, ça les maintient dedans. Au départ, on devait réfléchir et travailler ensemble. Je connais bien le quartier, je ne supportais pas que certains profitent et d’autres qui avaient vraiment besoin n’aient rien. Mais en fait je n’avais pas mon mot à dire, il fallait exécuter ce que d’autres avaient décidé.

Vous avez pris des responsabilités sur le quartier, en plus de l’atelier

Il y a sur le quartier un groupe de consultation « Compte Initiative Habitat » qui travaille à l’amélioration du quartier en soutenant les initiatives des associations et des groupes qui font quelque chose pour les habitants de La Duchère. Au départ, j'y représentais ATD Quart Monde comme suppléante et maintenant j'en suis permanente.

Que diriez-vous en conclusion ?

Il y a tellement de belles choses à voir. J’ai envie que les pauvres aient droit au beau, à la culture. Il faut créer des ponts entre tous les groupes qui s’ignorent. Les copains de mes enfants n’ont plus peur maintenant de venir les voir chez nous. On vit, on fait la fête, on apprend à se connaître. Il faut que chacun puisse élargir son champ de vision.

Brigitte Matthieu

Militante d'ATD Quart Monde, Brigitte Matthieu assure aujourd'hui l'organisation et la gestion d'un atelier cuisine au centre social du quartier de La Duchère à Lyon

CC BY-NC-ND