Rejoindre un groupe

Maria Hentzen

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Maria Hentzen, « Rejoindre un groupe », Revue Quart Monde [En ligne], 182 | 2002/2, mis en ligne le 05 novembre 2002, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2330

L’histoire d’une longue patience partagée entre les plus abandonnés et ceux qui s’engagent à leurs côtés… (Propos recueillis par Françoise Barbier)

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Engagement

Avant de démarrer cette maison dans le quartier Kauwenberg à Anvers, j’ai travaillé dans une institution pour enfants placés puis dans une crèche d’un quartier pauvre. Certains soirs, à l’heure de la fermeture de la crèche, on se retrouvait avec des enfants que personne n’était venu chercher. Il nous fallait les amener à la police. J’ai refusé de faire cela. Je prenais alors ces enfants chez moi et je partais à la recherche de leurs parents. C’est là que j’ai découvert la misère.

C’est là que j’ai compris que cela n’avait pas de sens de travailler avec les enfants sans travailler avec la famille tout entière.

La maison de Kauwenberg est née en 1972. Très vite, sont venus des hommes sans abri - des gens en qui plus personne ne croyait ainsi que des enfants pour faire leurs devoirs.

Peu à peu, cette maison est devenue leur maison. Au début, les femmes venaient très peu. J’ai compris plus tard que la confrontation avec ces hommes marqués était trop dure pour elles, qui avaient vécu beaucoup de misère avec des compagnons semblables à ceux-ci.

Bien au-delà d’une aide matérielle, les gens demandaient à être reconnus comme des personnes humaines : « On veut être comme les autres. » Ces hommes et ces femmes seuls avaient des enfants placés, perdus... Aujourd’hui nous connaissons un jeune couple qui a des enfants. Lui a vécu en institution, elle aussi a été placée. Son père était un de ces hommes sans abri qui venaient à la maison de Kauwenberg : j’étais allée avec lui à la recherche de sa fille. Ici, ces jeunes parents peuvent comprendre leurs propres parents. Si ce jeune couple dit : « Nous sommes un foyer aujourd’hui » il y a toute une histoire derrière ces quelques mots.

Permettre de se rassembler

Il fallait permettre à toutes ces personnes de se rassembler.

A partir du moment où une famille dans la misère reçoit la confiance très forte de quelqu’un, elle peut croire en elle-même et vouloir rencontrer d’autres familles. Mais cela peut prendre parfois des années…

Un exemple. Je connais Pierre depuis treize ans et cela fait deux ans qu'il vient à nos rencontres… Sa femme, Marguerite, a toujours vécu en placement. Leurs cinq enfants ont tous été placés. Marguerite est allée à une réunion d'université populaire Quart Monde. Là, elle a entendu d'autres parents parler de leurs enfants, elle qui n’avait jamais pu récupérer les siens. Après la réunion, rentrée chez elle, elle a fait une crise et son mari n’a plus voulu qu’elle aille à ces réunions. Puis un jour elle y est retournée. Je lui ai dit que nous irions ensemble à ces réunions et que nous allions tenter de récupérer un des enfants placés. Depuis, elle a participé plus souvent aux réunions et son mari a arrêté de boire. Ils ont essayé avec un groupe d’hommes et de femmes et nous-mêmes de récupérer un de leurs fils. Aujourd’hui, leur fierté est qu’il soit de retour chez eux.

Cette histoire est éclairante. Au début, Marguerite, avec son passé si dur en institution, se repliait sur elle-même tandis que les autres autour d’elle étaient debout ; ils avaient gagné des forces. Un soir, elle avait quitté la réunion du groupe pour partir boire. Les autres ont reconnu en elle leur propre misère, c’était insupportable pour eux. Quand elle est revenue, ils lui ont refusé le droit de s'asseoir avec eux.

Dans le groupe, nous avons discuté et rediscuté de tout cela.

Il a fallu beaucoup de temps avant que les gens du groupe puissent avoir de l'estime pour ce couple. Ils doivent eux-mêmes faire tellement d’efforts pour pouvoir s’en sortir, ils doivent tellement se battre pour construire une image d’eux-mêmes à l'extérieur un peu meilleure…

L’espoir des « derniers »

En vérité, il faut toujours recommencer avec deux ou trois parmi les plus pauvres, avec les « vraiment derniers », pour qu’ils deviennent un peu plus forts et puissent alors rejoindre un groupe. Mais il est difficile de tenir dans la durée.

Voilà sept ans que je vais rendre visite à Louis, Marie et leurs enfants. Ils habitaient dans une chambre de grenier. Un jour, ils m’ont permis de rentrer chez eux… Il faut avoir assez de temps, de patience pour toujours retourner, et encore, et encore… Les gens savaient que j’allais voir cette famille et n’avaient guère envie de l’accueillir dans le groupe, à cause de sa mauvaise réputation.

Les plus pauvres sont ceux dont tout le monde dit : « Ils sont allés trop loin, qu’est-ce qu’on va faire avec eux ? » Il est tentant de quitter cette misère immédiate que les gens de l'extérieur ne comprennent pas. Les plus pauvres sont tout de suite accusés et c’est insoutenable ; ils doivent donner des explications en permanence. Et nous aussi, nous devons sans cesse les défendre, expliquer…

Je trouve essentiel que des gens soutiennent les plus pauvres en étant très proches d'eux. C’est très exigeant. Pour pouvoir croire en eux, les plus pauvres doivent pouvoir croire en nous. Cela demande une relation très proche. Il faut travailler en même temps à un changement de société. Je suis de plus en plus témoin de l'importance du rassemblement avec des gens d’autres milieux qui viennent se mettre à leurs côtés. Eux-mêmes nous disent : « On a besoin de vous pour pouvoir devenir quelqu’un, pour pouvoir aller vers l'extérieur. »

Les plus pauvres ont besoin de sentir que d’autres ont choisi de vivre à leurs côtés : c’est seulement à partir de ce moment-là qu’ils sentent avoir de la valeur.

Maria Hentzen

Fondatrice d’une maison d’accueil dans un quartier d’Anvers, Maria Hentzen est en relation avec ATD Quart Monde depuis une vingtaine d’années. Cet article reprend ses propos tenus lors de deux rencontres en 1985 et 2001.

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