"La dignité d'un quart des habitants du monde est mise à mal..."

Pierre Sané

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Pierre Sané, « "La dignité d'un quart des habitants du monde est mise à mal..." », Revue Quart Monde [En ligne], 168 | 1998/4, mis en ligne le 05 juin 1999, consulté le 12 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2828

Après la chute du mur de Berlin, beaucoup ont découvert que la violation des droits atteignait aussi les droits économiques et sociaux. Il n’est pas facile de passer de la défense des prisonniers d’opinion à la défense des populations privées de tous leurs droits.

Revue Quart Monde : Vous avez eu récemment l’occasion de vous exprimer sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté lors de la douzième rencontre internationale Peuples et Religions, organisée à Bucarest par la communauté Saint Egidio. Pourriez-vous nous situer l’essentiel de votre intervention ?

Pierre Sané : La Déclaration universelle des droits de l’homme (DDUH) stipule dans son préambule que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Mais comment pouvons-nous avoir la liberté, la justice et la paix pour tous si la dignité d’un quart des habitants du monde est mise à mal, si leurs droits les plus élémentaires ne sont pas réalisés et si leurs libertés fondamentales sont piétinées quotidiennement ?

Amnesty International, fondé voici trente-sept ans, avait alors trois objectifs : la libération des objecteurs de conscience, des jugements impartiaux pour les prisonniers politiques, la suppression de la torture et de la peine de mort. Les violations massives de droits humains qui ont lieu aujourd’hui en dehors des prisons, sur les champs de bataille, dans les rues de nombreuses villes ou dans les zones rurales éloignées, nous ont conduits à élargir notre mandat aux meurtres perpétrés par des gouvernements et des groupes armés, à la brutalité de la police, aux mauvais traitements infligés à des minorités ou à la violence exercée contre des femmes dans les communautés.

Aujourd’hui, la plupart des victimes pour lesquelles nous travaillons sont pauvres, sans pouvoir ni protection des autorités de leurs pays respectifs. Par exemple, les paysans sans terre du Brésil massacrés par les escadrons de la mort des propriétaires terriens ; les Dinka au Soudan emmenés comme esclaves dans le Nord ; les milliers et milliers de gens qui continuent de mourir en Algérie ; des membres de communautés tsiganes, légalement établies en Roumanie, battus et maltraités ; des travailleurs migrants et des demandeurs d’asile à travers l’Europe et aux Etats-Unis victimes d’une violence raciste ; ou les 1,7 million prisonniers aux Etats-Unis vivant sous la menace constante de mauvais traitements.

Non seulement leurs droits socio-économiques sont niés, ce qui les maintient dans la pauvreté, mais leurs droits civils et politiques sont largement violés. Comme les esclaves durant l’ère coloniale, comme les noirs sous le régime d’apartheid, ils sont dépossédés de tous leurs droits humains. Avec cette différence cependant : l’esclavage fut contesté et combattu, l’apartheid fut rejeté et défini comme un crime contre l’humanité, tandis que la pauvreté se perpétue au milieu de nous dans une indifférence largement répandue.

L’Organisation Mondiale de la Santé a considéré que l’extrême pauvreté était la « tueuse » la plus impitoyable dans le monde et la principale cause de souffrance sur cette terre. Asbjorn Eide, dans son étude sur le droit à la nourriture comme un droit humain, estime qu’un milliard de personnes souffrent chroniquement de la faim. La faim a causé plus de morts ces deux années passées qu’il n’y eut de gens tués pendant les deux guerres mondiales. Selon l’Unicef, 35 000 enfants meurent chaque jour de malnutrition et de maladies qu’on aurait pu prévenir. Chaque jour ! Des estimations récentes évaluent le nombre d’enfants à la rue à 100 millions : 40 en Amérique latine, 25 en Asie, 10 en Afrique et 25 en d’autres contrées dont celles du monde dit développé. La Banque Mondiale estime que 130 millions d’enfants n’ont pas accès à l’école primaire, que 3 millions meurent chaque année dans les pays en voie de développement par manque d’eau potable... Le pire, c’est qu’en dépit des promesses du fondamentalisme néo-libéral, ces situations sont en progression. Partout. Car qui paiera le prix de l’effondrement du miracle asiatique ou de la situation économique en Russie ? Nous le savons, c’est aux couches les plus pauvres de la société qu’il sera demandé de faire davantage de sacrifices pour « sauver la nation ». Et si besoin est, on les contraindra à ces sacrifices par la force des armes. Après quoi, leurs appels à l’aide parviendront jusqu’à mon bureau.

Les violations qui affectent les gens sans pouvoir…

RQM : Appels qui sont des cris d’espoir relayés par beaucoup...

A Amnesty International, nous n’avons pas besoin d’être convaincus que les droits humains sont indivisibles et interdépendants. Les victimes de ces violations contemporaines nous l’ont enseigné. Mais notre travail quotidien nous donne aussi de l’espoir parce que ces gens résistent. Partout ils s’organisent, avec l’aide de nos collègues des ONG nationales et internationales, pour réclamer leurs droits. Le mouvement des paysans sans terre au Brésil est aujourd’hui une force pour la justice sociale dans ce pays. Les pauvres ripostent et inscrivent leur combat dans le cadre des droits humains.

Amnesty International croit en l’universalité des droits humains : tous les droits humains pour tous. Les gouvernements et la communauté internationale doivent veiller à ce que tous les êtres humains exercent leurs droits à un niveau de vie décent, à un logement, à l’éducation, à un travail, à la santé, à la justice, à la participation sociale. La satisfaction de ces droits demandera un long chemin. Mais les ressources et la volonté politique du monde pourront être orientées prioritairement pour faire en sorte que nous puissions vivre libérés de la misère et de la terreur. Ce sera là une véritable assise pour la justice et pour la paix.

RQM : Il y a chez vous et chez d’autres défenseurs des droits de l’homme, semble-t-il, une prise de conscience que beaucoup des victimes des violations des droits humains sont des gens pauvres et sans pouvoir. Est-ce une prise de conscience vraiment nouvelle ? Change-t-elle la manière de se mobiliser ?

La prise de conscience a été progressive. Elle s’est imposée du fait de notre travail de recherche. Elle nous a amenés à ajuster notre mandat, à partir de 1990, après la chute du mur de Berlin. Jusqu’à cette date, le combat entre des types de société avait entraîné dans beaucoup de pays une sorte de violence politique. Se retrouvaient en prison, torturés, les dissidents en Europe de l’Est, les communistes en Amérique latine, ceux qui luttaient contre l’apartheid en Afrique du Sud. Avec la fin de ces combats idéologiques et la victoire du capitalisme, les terrains de lutte se sont portés sur le plan social. Les organisations d’opposants sont celles de ceux qui souffrent du système, les pauvres, les travailleurs, les paysans sans terre, les femmes... etc. L’exploitation est en même temps politique et économique. Pour faire face à cette évolution, toutes nos sections ont été incitées à prendre en considération les dimensions économique et sociale des droits. Nous avons étendu notre mandat aux violations qui affectent le plus les gens sans pouvoir, comme je vous le disais. Par exemple, lutter contre l’excision des fillettes en Afrique c’est faire reconnaître que celle-ci est pratiquée surtout dans les couches populaires ; en général, les fillettes de la bourgeoisie africaine ne sont pas excisées. Dans les conflits armés comme en Algérie, on constate que les massacres affectent surtout la population rurale défavorisée.

Cela nous pose effectivement un problème de mobilisation. Nos membres sont surtout des ressortissants de la classe moyenne, concentrés en Europe et aux Etats-Unis. Ils s’identifient plus facilement à un professeur emprisonné en Amérique latine ou en Afrique du Sud qu’avec la population au Rwanda ou avec les Musulmans en Bosnie. Nous essayons donc de mettre en place un programme de défense des défenseurs. Nous ne pouvons pas défendre par exemple 800 000 Hutus ou 800 000 Tutsis contre l’extermination. Mais nous défendons ceux qui, sur le terrain, luttent pour l’égalité, l’entente, la démocratie, en les maintenant en vie, en leur procurant des ressources (informations, expertises, assistance financière). Défendre ainsi les victimes à travers leurs défenseurs, c’est, pensons-nous, contribuer au changement nécessaire à la libération des pauvres.

RQM :  Vous invitez donc vos membres à prendre des contacts avec des militants d’autres organisations qui, sur le terrain, luttent aux côtés de ces populations pauvres ?

Jusqu’à présent, étant donné le travail que nous faisions, cela n’était pas absolument nécessaire. Mais nous avons maintenant une stratégie de coopération avec d’autres ONG. A partir du moment où il s’agit de défendre des millions de victimes, opprimées aussi bien sur le plan économique que sur le plan politique, la réponse doit être collective. Même si notre apport propre est la défense des droits civils et politiques. Pourtant, le fait de nous rapprocher d’autres organisations visant au bien-être des populations offre une complémentarité presque naturelle pour obtenir une meilleure capacité des pauvres à défendre leur espace économique et social.

Certes les modalités de coopération sont à explorer. Ce n’est pas évident. Les ONG ont des traditions différentes. Mais si cette coopération se développe bien à partir des besoins des victimes et si l’on peut identifier les rôles complémentaires des uns et des autres, on ira dans la bonne direction. Il ne s’agit pas là d’une coopération élaborée par des états-majors mais d’une coopération qui s’élaborera autour des victimes et de l’analyse commune de leurs besoins.

Toutes les victimes ont le droit de participer à leur libération

RQM :  A ATD Quart Monde, on est moins engagé avec des masses de population qu’avec des groupes de gens très pauvres qui sont souvent de ce fait mis à l’écart, parfois même au sein de leur propre communauté. Quand des communautés de pauvres essayent de s’organiser, ce sont leurs membres les plus dynamiques qui agissent. Nous cherchons d’abord à ce que les plus pauvres soient pris en compte dans ces efforts communautaires. Considérez-vous que ces victimes très pauvres sont aussi des défenseurs des droits de l’homme ? Parce qu’elles vivent dans leur chair l’exclusion extrême, ne peuvent-elles pas nous indiquer jusqu’où doivent aller les solidarités ?

Ce n’est pas notre rôle. Si ces personnes subissent des violences qui rentrent dans le cadre de notre mandat, nous prendrons la défense de ces victimes en tant que victimes. Mais défendre ces victimes n’entraînera pas nécessairement leur libération. C’est à partir d’une organisation et d’un leadership, qui doivent émerger, que nous pouvons entrevoir leur sortie de la pauvreté. Quand nous parlons de défenseurs, nous pensons à des gens qui désignent leur porte-parole et créent un espace pour s’organiser. Je ne pense pas que les pauvres puissent sortir de la pauvreté uniquement avec une assistance extérieure à eux-mêmes, à moins qu’elle permette l’émergence d’une mobilisation en leur sein.

RQM :  Il faut donc leur donner les moyens d’une vie associative. N’est-ce pas ce que vous entendez quand vous parlez d’un droit à la participation sociale ?

C’est ça ! Toutes les victimes ont le droit de participer à leur libération.

RQM :  Percevez-vous des signes d’une avancée dans ce combat contre la pauvreté ?

Les signes, nous les déchiffrons à travers les réactions de l’Etat, s’il se sent menacé par des organisations naissantes. L’Etat n’est pas menacé par une pauvreté qui ne parle pas. Lorsque la violence s’accroît contre les paysans sans terre, c’est le signe d’un mouvement, d’une résistance.

La multiplication de la violence contre les pauvres prouve, par la négative en quelque sorte, qu’il y a un changement qui s’opère.

RQM :  Le signe de l’avancée, c’est l’émergence d’un mouvement de citoyens qui se portent solidaires avec les victimes, non ? Autrement dit, la prise de parole en faveur des droits des pauvres ébranle plus que le seul fait de la pauvreté.

C’est ça !

RQM :  A la base, localement, comment des militants d’Amnesty International et d’ATD Quart Monde peuvent-ils se comprendre, s’épauler ?

C’est une nécessité. Dans les quartiers défavorisés, les victimes ont des problèmes d’ordre économique, social ou culturel, mais elles font face aussi à des brutalités policières, à des démolitions de leur logement. Il y a donc une partie du combat qui relève du mandat d’Amnesty International et une autre partie qui relève du mandat d’ATD Quart Monde. Cette approche conjointe peut permettre de mieux répondre en fait aux attentes des gens. Il y a chez nous une volonté d’aller dans ce sens. Bien sûr les choses ne changeront pas du jour au lendemain. Mais l’enjeu est tel que nous avons la responsabilité d’envisager de véritables stratégies collectives.

Pierre Sané

Pierre Sané a été pendant quinze ans directeur régional pour l’Afrique d’un Centre de Recherche pour le développement international, financé par le Parlement canadien et chargé d’encourager les recherches relatives à la lutte contre la pauvreté. Il est depuis six ans secrétaire général d’Amnesty International.

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