« Il me fallait dépasser ma colère… »

Bernard Moriau

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Bernard Moriau, « « Il me fallait dépasser ma colère… » », Revue Quart Monde [En ligne], 168 | 1998/4, mis en ligne le 05 juin 1999, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2830

Le combat contre la misère ne peut rester dans le domaine privé, puisque celle-ci est une violation des droits de l’homme, selon la définition, aujourd’hui largement admise, du père Joseph Wresinski. Le 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère, offre un espace où tout citoyen peut exprimer publiquement son engagement pour le respect de la dignité de toute personne. Parmi divers témoignages, voici des extraits de celui donné par un médecin, le 17 octobre 1997 au Trocadéro à Paris.

Au fil des années, je suis de plus en plus sollicité par les gens du voyage, nombreux sur la ville nouvelle de Sénart. Leur état de santé est catastrophique, […].

Souvent les adultes consultaient pour une pathologie qu’ils avaient laissé évoluer depuis longtemps. Ce qui m’a profondément indigné c’est que je découvrais que cette population devait, pour se soigner, me demander l’autorisation. En effet, pour avoir des bons “ aide médicale Etat ” je devais rédiger un certificat médical, c’était le comble Les sédentaires, eux, avaient la liberté de me consulter. Cette différence, inacceptable pour moi, je leur en ai fait part et effectivement j’ai rédigé ces fameux certificats médicaux mais en y ajoutant mes commentaires oraux et écrits d’indignation. De cette façon et progressivement, je pense que cela a permis aux gens du voyage de mieux connaître leurs droits de citoyens à part entière et sûrement par la suite de les faire valoir. [ … ].

Début 1994, je découvre la Mission France de Médecins du Monde à la TV et que, dans le cadre de ma compétence médicale, je peux faire quelque chose de plus qui ne remette pas en question mes engagements professionnels et familiaux. Au fil de mes consultations à la Mission France, à Paris, j’ai constaté la misère des gens ordinaires et tout le processus de la désaffiliation sociale : ces gens de professions diverses, d’âges et de milieux différents ne peuvent même plus se soigner., C’est une prise de conscience, mais la Mission, c’est aussi un formidable esprit de solidarité et d’ouverture, de remise en cause. |…].

L’accès aux soins des plus démunis

La précarité et l’exclusion vécues dans ces consultations à Paris feront brutalement irruption dans mon cabinet fin 1994. Le chômage existait bien sûr, mais les solidarités familiales avaient jusqu’à présent ralenti l’émergence de la misère qui restait cachée. Ce sont des familles entières, que je connais souvent depuis longtemps, qui basculent dans la précarité. Le temps important de la consultation est alors l’écoute. L’articulation médico-sociale évidente de la Mission de France est maintenant présente dans mon cabinet. Ma réponse médicale est insuffisante. La relation médecin / malade évolue vers une relation médecin / société. Le délai pour l’obtention de l’aide médicale est très long, les documents à rédiger et à fournir sont nombreux et nécessitent de parcourir plusieurs lieux sociaux. La précarité plus ou moins longue, antérieure à l’obtention de l’aide médicale, conduit à une forte consommation médicale initiale. Les personnes en situation précaire diffèrent leurs soins. Cette situation, mal comprise des institutions, entraîne des suspicions d’abus. Il faut combattre ce mythe qui transforme les malheureux en fossoyeurs de la Sécu. […].

Avec quelques amis médecins libéraux, j’ai dû expliquer la situation nouvelle aux maires, au syndicat de l’agglomération nouvelle (SAN), au député, à la Direction départementale de l’action sanitaire et sociale, au conseiller général, au réseau Ville – Hôpital - SIDA - Toxicomanie. Parallèlement avec les travailleurs sociaux du Relais de Sénart, le centre d’hébergement et de réadaptation de la ville nouvelle, je participe en 1996 à un groupe de réflexion sur l’accès aux soins des plus démunis en ville nouvelle. Après une année de réflexion, nous sommes en train de construire le réseau médical d’accès aux soins de Sénart. […].

Ce réseau a été conçu comme un lieu de ressources pour nous, professionnels, mais aussi pour nos patients les plus démunis. Les principes de ce réseau sont les suivants : assurer l’examen médical avant l’examen des droits, donner toute leur place à l’accueil et l’écoute, en partant de l’existant recréer ou maintenir le lien social et enfin faire émerger la parole des personnes démunies de façon à ce que leur avis soit pris en compte. À partir de décembre 1996, je décidai de participer aux efforts de la mission sans domicile fixe de Médecins du Monde. […].

Je dois accepter le non-faire…

Devant moi, je voyais des êtres humains qui ne réagissaient plus mais qui nous remerciaient. Il me fallait dépasser ma colère, dépasser mon impuissance de médecin, essayer de comprendre ces situations extrêmes jamais rencontrées. Il fallait faire quelque chose, mais quoi ? Petit à petit, je comprenais que l’homme pouvait s’accommoder de tout pour survivre, même de l’inhumain. Cela n’est pas acceptable. Il fallait partir de ce qu’ils étaient pour essayer de reconstruire, de refaire avec eux un parcours vers la société qui les avait jetés à la rue. Dans la rue, l’écoute est devenue le temps médical quasi exclusif. Maintenant, j’ai pour habitude de penser que le temps de l’écoute présent dans mon cabinet de médecine libérale est essentiel à la mission du jour et exclusif à la mission du soir. Ma formation médicale et universitaire m’a habitué au faire. Mais dans toute situation de misère je dois accepter maintenant le non-faire et c’est dans cet espace du non-faire que se situe la parole des démunis. […].

Les gens démunis se défendent en organisant un profond repli sur eux-mêmes. Mes propositions doivent être sérieuses, responsables, les accompagner en partant d’eux-mêmes, sinon notre échec les conduira à un nouvel enfermement. Il ne faut pas faire d’erreur alors que nous paraissons impuissants. […].

Pour tout vous dire, parfois la nuit, il m’arrivait de ne pas les voir, les sans domicile fixe, tant il me semblait inconcevable de les trouver allongés dans les boîtes en carton ou perdus au fin fond lugubre d’une gare….

Témoigner de mon indignation me permet de vaincre mon impuissance. Nous devons sortir des interventions en urgence, même si elles restent nécessaires car nous devons trouver des solutions à la chronicité des situations installées depuis des années… […].

Quelques réflexions pour conclure. D’une part, je ne suis que le dépositaire des misères et souffrances de ces hommes et femmes, cela construit ma responsabilité vis-à-vis d’eux comme de la société. D’autre part, il existe une dynamique entre les associations, les institutions et les plus démunis que chacun de nous peut mettre en mouvement. […].

Il est important de voir que, petit à petit, on construit des solutions, mais aussi la réflexion et l’écoute dans l’association Médecins du Monde. Par tempérament, je ne peux pas voir ou subir quelque chose sans parler …[…].

C’est un échange, il faut se dire qu’on n’est jamais seul, il y a beaucoup de gens autour de soi qui peuvent nous aider mais qui ne sont pas forcément investis…

Bernard Moriau

Médecin généraliste depuis 1980 à Nandry, ville nouvelle de Sénart ( Seine-et-Marne), Bernard Moriau travaille bénévolement depuis 1994 à la Mission France de Médecins du Monde.

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