Pouvoir s'exprimer devant le regard des autres

Noëlle Stennegry

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Noëlle Stennegry, « Pouvoir s'exprimer devant le regard des autres », Revue Quart Monde [En ligne], 154 | 1995/2, mis en ligne le 05 décembre 1995, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2913

Dans la vie quotidienne, une adresse ou un autre renseignement évoque toute une image qui influence le regard de l'autre. L'enjeu de la représentation est d'abord de permettre aux individus de se faire connaître au-delà de ces préjugés, pour agir ensemble.

Chez moi je découpe les articles de journaux où l'on parle de l'exclusion et de la pauvreté. J'espère pouvoir monter un dossier et avoir des éléments pour en parler, par exemple aux Universités populaires Quart Monde.

Hier, j'ai trouvé un article dans le journal Ouest-France qui explique bien ce que je pense : pour moi, l'exclusion vient beaucoup d'un manque de chaleur humaine et de dialogue.

Dans cet article, quelqu'un explique que partout on construit des ronds-points pour remplacer les carrefours. Les carrefours permettaient de s'arrêter, ils pouvaient être des lieux de rencontre, alors que les ronds-points font que l'on se croise simplement, on tourne autour mais on ne rencontre personne.

L'auteur dit : « Nous vivons dans un monde qu'on n'a pas appris à regarder ». J'ai envie de dire que l'exclusion arrive beaucoup par manque de contacts humain, par manque de rencontres et de dialogue.

Se faire connaître…

Je peux vous raconter un fait qui m'est arrivé, dans la commune rurale où nous habitons. Dans le bourg, en attendant mon mari, j'ai entamé la conversation avec une personne que je ne connaissais pas. Au départ, la conversation était sympathique, jusqu'au moment où elle m'a demandé : « Où habitez-vous ? ».

Quand je lui ai expliqué où j'habitais, j'ai compris que cette question était le piège pour moi. Quand la personne a compris qui j'étais en fonction de mon adresse, j'ai senti une froideur, une distance. Son regard n'était plus le même et cette personne n'avait plus envie de me parler.

On ressent le besoin de se faire connaître et l'espoir d'avoir été pendant un instant comme tout le monde. Et voilà, cet espoir s'est envolé. J'aurais aimé encore bavarder mais le contact a été coupé.

Nous, on ne veut pas se couper des autres, on a envie de les rencontrer, mais ce n'est pas possible. Le regard des autres, ou même parfois le mépris, entraîne la solitude et le rejet. Ce qui est dur, c'est de vouloir aller au-devant des autres et de se retrouver comme face à un mur, de ne pas pouvoir se rendre à des fêtes dans la commune ou à des réunions qui nous intéressent, de peur d'être montrés du doigt.

Un regard peut faire plus de mal que les paroles lorsque c'est le regard de l'indifférence.

... malgré les barrières

Pour moi, la base de l'exclusion, c'est l'enfance. Et l'école marque beaucoup, parce qu'un enfant d'une famille démunie ne peut pas expliquer la difficulté de ses parents. A propos de Noël, mes enfants m'ont dit : « Maman, ce n'est pas grave si on n'as pas de billes à Noël, comme ça, ça nous fera économiser ».

Les enfants sont conscients mais ils ne peuvent pas dire à l'extérieur ce qu'ils disent dans leur famille. Très vite, ils sont obligés de mentir. Par exemple, si les parents n'ont pas d'argent pour acheter ce qu'il faut pour faire des gâteaux à l'école, l'enfant préférera dire qu'il a oublié. Il est obligé de s'habituer à cacher des choses. Ce n'est pas évident pour un enfant et s'il n'a personne pour l'épauler, il s'exclut : soit il se renferme, soit il se révolte. Il n'a pas trente-six solutions. L'exclusion, c'est comme une barrière qui empêche l'enfant d'avancer.

Je crois que tous les enfants ont les mêmes valeurs, mais ils n'ont pas les mêmes acquis.

L'exclusion, c'est une injustice, parce que si des familles sont dans la pauvreté, ce n'est pas systématiquement de leur faute mais, pour leur entourage, elles deviennent vite des assistés qui profitent de tout. Quand il n'y a pas de travail, que l'eau et l'électricité sont coupées, quand des enfants sont placés ou mal vêtus, vous n'êtes plus regardés de la même façon.

Une fois pour toutes, il faudrait que les gens comprennent qu'être pauvre ne veut pas dire qu'on ne fait pas d'efforts. Il faut comprendre que chaque individu a la même valeur et que l'exclusion c'est de ne pas donner à tous le droit d'être comme tout le monde, c'est-à-dire le droit au respect et à la dignité.

C'est la base de la citoyenneté car, pour moi, être citoyen, c'est pouvoir faire reconnaître ses droits, pour aller de l'avant dans l'avenir. C'est aussi de pouvoir s'investir dans la vie de la commune, être actif et présent dans la scolarité de ses enfants et dans une association . C'est de pouvoir avancer dans sa culture avec les autres, c'est-à-dire de pouvoir faire des choses ensemble avec d'autres.

On ne peut pas avancer tout seul, on a besoin d'être avec d'autres, de les connaître et de faire des choses ensemble. Mais pour ça, il faut avoir des droits comme le droit au logement et au travail. C'est par la travail que les parents peuvent assumer la sécurité de leur famille, c'est tout cela qu'on veut mais on a toujours l'impression d'être au bas de l'échelle.

La peur de ne pas pouvoir s'exprimer devant le regard des autres fait que nous ne pouvons pas faire reconnaître notre citoyenneté. On se sent citoyens, mais comment faire si les autres ne nous considèrent pas comme ça ?

Pour comprendre, il faut être ensemble

On parle beaucoup de l'écoute et je trouve qu'on nous écoute beaucoup ; par exemple devant les assistantes sociales, on doit toujours raconter notre vie.

Mais l'écoute, ce n'est pas la même chose que la compréhension. Pour moi, il y a compréhension quand on a envisagé de faire des choses ensemble. A ce moment-là, on peut dire que les autres acceptent de tenir compte de notre vécu et de notre savoir, des idées qui viennent de notre expérience. C'est ce qu'on apprend à faire à l'Université populaire Quart Monde.

Par exemple, le 29 novembre, à Rennes, on a pu parler avec des personnalités, et ça a été formidable de pouvoir évoquer ensemble le savoir des uns et le vécu des autres. Tous ensemble, nous avons fait un pas en avant avec l'échange de nos idées et de notre vécu.

Je peux dire que le vice-président du Conseil général nous a écoutés et compris parce qu'il a proposé qu'un groupe se forme avec des conseillers techniques de la Direction de l'Action sociale pour réfléchir ensemble.

C'est un départ positif pour un partenariat avec les familles, le début aussi d'un grand soutien et d'un long travail.

Ça, nous le devons aux gens du Mouvement ATD Quart Monde et aux personnalités qui ont bien voulu nous rencontrer.

Je suis certaine qu'en disant  tous très fort notre refus de la misère, nous arriverons à faire avancer les choses.

Tout ce que je viens de dire, ce ne sont pas que mes paroles, c'est aussi celles de tous ceux qui sont derrière moi dans la pauvreté.

Ce que j'ai dit là, je le ressens très fort pour moi et pour les autres, et aujourd'hui je suis venue les représenter en parlant au nom de tout le monde.

1 Nous remercions Mme Stennegry pour son autorisation de reproduire ici son intervention à la conférence "Citoyenneté et représentation des exclus"
1 Nous remercions Mme Stennegry pour son autorisation de reproduire ici son intervention à la conférence "Citoyenneté et représentation des exclus", organisée à Paris, le 7 décembre 1994, par les associations de la Grande cause nationale 1994

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