En avril 1996, Le Monde Diplomatique ouvrait un groupe de discussion sur Internet sur le thème « Internet, une chance pour le Sud ? » Depuis, près d'un millier d'abonnés y échangent leurs commentaires et suggestions.
La question « Internet, une chance pour les plus pauvres ? » concerne autant les pays du Nord que les pays du Sud, et le mot « chance » peut se décliner aussi bien comme « chance de progrès » que comme « risque supplémentaire d'exclusion »
Les services offerts par Internet fournissent à ceux qui peuvent et savent les utiliser, des outils puissants en ce qui concerne le partage des connaissances et le travail en groupe, l'accès au savoir et la communication ; ceux qui en disposent, les « info-élus »1, creusent leur avance sur ceux qui n'en disposent pas, les « info-exclus »
Cet avantage se démultiplie à travers un nombre croissant d'activités que l'utilisation d'Internet permet d'étendre ou d'accélérer. L'emprise d'Internet sur la vie économique et sociale ne cesse d'augmenter ; au même titre que « l'école pour tous », « l'université pour tous » ou « les bibliothèques pour tous », « Internet pour tous » devient un enjeu de justice sociale et d'équité : que chacun puisse, quels que soient sa position sociale et son niveau de revenus, accéder à un espace publie d'Internet.
La démocratisation d'Internet, c'est-à-dire sa mise au service de tous, y compris des plus démunis, rencontre des facteurs freins et des facteurs moteurs, et comporte des risques d'échec et des occasions de progrès que nous cherchons à mettre en évidence avant de proposer quelques pistes de travail.
Les facteurs freins.
Aux États-Unis, l'ensemble des études et recherches et les vingt premières années de fonctionnement du réseau ont pratiquement été financés sur fonds publics, ce qui a permis au réseau d'atteindre la taille critique. Désormais, Internet est sensé être porté par l'économie de marché : l'utilisateur doit supporter les coûts d'investissement et de fonctionnement. C'est l'une des raisons majeures pour laquelle une majorité de la population reste exclue d'Internet. Internet ne pourra être accessible à tous dans un pays, et à tous les pays du monde, sans que des moyens de financement soient trouvés tant au niveau national qu'international : comme le téléphone, dont il utilise l'infrastructure, était jusqu'ici la grande infrastructure de la communication orale, Internet devient la grande superstructure de l'information et de la communication électronique. Les développements d'Internet ne devraient-ils pas être traités comme ceux d'un équipement essentiel au développement d'un pays ?
Pourtant, les efforts des fournisseurs vont essentiellement vers la « satisfaction de la demande solvable ». L'innovation n'est pas orientée en priorité vers la satisfaction des besoins des hommes et de la société, mais vers la création pour une clientèle solvable de nouveaux besoins, générateurs d'achats de matériels, logiciels, services et bande passante. Les fournisseurs de contenu rentabilisent leurs développements essentiellement à travers la publicité, engendrant le risque d'une course à l'audimat, corollaire direct de la publicité, qui ne favorise en général ni la qualité ni la diversité des contenus : le « cybermat » s'installera dans le paysage d'Internet et provoquera le tarissement de la création et le nivellement par le bas des contenus.
Grâce à Internet, on assiste à un retour en force de l'écrit, en particulier dans la population jeune, principale utilisatrice d'Internet ‑ âge moyen des utilisateurs : trente-deux ans. Le téléphone avait tué l'écrit, Internet le ressuscite. L'écrit est-il, ou non, un frein pour les plus défavorisés, souvent angoissés par l'expression orale ? Le clavier est plus neutre, plus docile, qu'un interlocuteur qui déroute par son vocabulaire, son débit, sa présence.
Le problème de la langue, souvent relevé, s'estompe avec la disponibilité à la fois de contenus francophones de plus en plus nombreux, de moteurs de recherche et de logiciels d'accès entièrement francophones. Toutefois, il est difficile de « surfer » sur Internet sans se heurter à ce problème.
La caste des adeptes d'Internet, les « Internautes », s'entoure d'une barrière langagière : elle n'est pas forcément ouverte et prête à un dialogue d'égal à égal avec ceux qui ignorent ou ne partagent pas ses traditions.
Malgré les progrès dans les interfaces homme-machine, la connexion et la navigation sur Internet restent complexes. Alors que beaucoup de gens de bon niveau culturel y renoncent en habillant parfois leurs difficultés de prétextes intellectuels, comment demander aux plus pauvres de s'y sentir à l'aise ?
L'anecdote rapportée par des militants du Mouvement international ATD Quart Monde montre bien que certains considèrent encore qu'Internet n'est pas pour tout le monde : lors de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre 1996, ils voulaient parler, dans leur ville, du site Web qui y était consacré : « Nous avons rendu visite à un « Cybet-café » en pensant demander à son responsable, l'autorisation d'afficher une annonce de la Journée et de l'adresse du site Web. Sa réponse nous a étonnés : "Internet n'est pas un endroit pour parler de misère !" » Internet, un outil pour les pauvres ? Dans le même style, sur le forum « Internet, une chance pour le Sud », une réponse ‑ d'ailleurs contestée par la suite ‑ à la question « faut-il développer Internet en Afrique ? » : « Je pense qu'avant de leur donner à « bouffer » de l'image, il serait bon de les aider à trouver une stabilité politique et de les aider à développer leur agriculture. Le pentium, tout joli qu'il soit, demeure immangeable ! »2
Les facteurs moteurs.
En 1993, Thierry Gaudin écrivait : « Le téléphone est si familier qu'on oublie vite ce qu'était la vie sans lui. N'empêche qu'il court‑circuite les autorités et rend le pouvoir à ceux qui veulent le prendre, c'est-à-dire qui entre-prennent ‑ se placent entre, dans les interstices, là où les autres ne voient pas, et prennent ‑ ; autrement dit, à ceux qui se démènent pour traiter et faire circuler l'information, et non plus à ceux qui s'endorment sur des situations acquises ou des privilèges. Le pouvoir est à prendre.
Il est en permanence remis en cause »3 Si cette réflexion s'applique au téléphone, elle s'applique encore mieux à Internet, probablement la première construction technologique vraiment appropriable : l'utilisateur peut modeler à son gré les usages qu'il souhaite en faire sans en référer au fabricant. De nouvelles applications peuvent être développées à faible coût grâce à des outils de prix très accessible.
L'emprise d'Internet sur la vie économique et sociale ne cessera d'augmenter ; l'Etat et les services publics l'utiliseront de plus en plus pour diffuser de l'information et dialoguer avec les citoyens. Il serait antidémocratique qu'un grand nombre en soit exclu. L'utilisation d’Internet par les services publics pour informer les citoyens et dialoguer avec eux, implique pour l'État, sous peine de graves injustices, de leur donner les moyens d'y accéder.
Toute technologie a une courbe d'évolution, lorsqu'elle est acceptée par le marché, qui associe éclatement du marché et baisse des prix. Les technologies mises en œuvre par Internet n'y échappent pas et le coût d'éntrée diminuera : par exemple, en un an, le prix des modems4 a baissé de moitié. De plus, l'existence de logiciels distribués gratuitement ou à moindre coût sur le réseau, respectivement les « freeware » et « shareware », exerce une pression sur les fabricants de logiciels et se traduit par un tassement des prix.
Grâce à ses multiples espaces de discussion, à une tradition d'échange et de gratuité de l'information qu'on doit aux pionniers d'Internet, on trouve facilement sur le réseau, des solutions à un grand nombre de problèmes, qui permettent de raisonner par analogie pour résoudre des problèmes voisins ; on y trouve aussi des utilisateurs volontaires pour aider à la mise au point ou au perfectionnement d'un logiciel nouveau.
L'évolution vers une « société de l'information » semble inéluctable. En France, la prise de conscience de la nécessité de s'y préparer sous peine d'être mis hors jeu au niveau mondial, se fait sans doute trop lentement, comme le regrette F. H. de Virieu5. Néanmoins, plusieurs missions parlementaires ont fait des propositions dans ce sens ; en voici quelques‑unes parmi les cent trente-quatre propositions du rapport du député P. Martin-Lalande, Internet : un vrai défi pour la France6 (6) : « Internet pour tous » (proposition 11) ; « dans un délai de trois ans, la maîtrise de la pratique des réseaux électroniques par tout élève ou étudiant sortant du système scolaire » (proposition 15) ; la « mise en place de bornes Internet "cyberjeunes" dans tous les lieux publics à caractère éducatif, scientifique et d'insertion, animés par des animateurs volontaires multimédia », issus du service volontaire national » (proposition 20)
Les risques.
L'utilisation intensive d'Internet conduit à se mouvoir dans un univers virtuel où tout devient possible. Les rêves s'accomplissent ‑ en imagination ‑, on peut donner libre cours à ses pulsions, dialoguer avec le double que son interlocuteur laisse transparaître à travers ses messages... Il y a une évasion du monde réel, intéressante si elle est lucide et maîtrisée, mais qui peut conduire des enfants ou des personnalités faibles à « disjoncter », à perdre le sens du réel, à être encore plus paumées qu'avant.
L'affectif, sur un réseau, passe mal ou hors de propos. On ne peut pas adapter sa réponse au comportement ou au ton de la voix de son interlocuteur, comme on le fait en face à face. Les réactions négatives provoquées auprès de lecteurs par une intervention maladroite, dans la forme ou dans le fond, restent ignorées. La relation électronique ne peut se substituer aux relations humaines, par exemple dans des situations d'apprentissage. Conscient de la perte de ce ressort affectif qui accompagne souvent l'apprentissage, Interne, après avoir inventé les « smileys », suites de caractères qui permettent de ponctuer un texte de sentiments7, donne désormais la possibilité à ceux qui sont équipés d'un micro, d'une caméra et de logiciels appropriés, de voir et d'entendre l'interlocuteur. Un contact direct n'en reste pas moins nécessaire à un moment ou à un autre.
Liberté d'expression pour les auteurs, implique pour les lecteurs, capacité d'évaluation de l'information, filtrage, tri entre le vrai et le faux. Nombre de sectes, de trafiquants de l'histoire, de maîtres chanteurs, ont bien compris déjà l'atout qu'Internet représente pour eux.
Les opportunités de progrès pour les plus pauvres.
Internet permet de faire connaissance d'autres personnes sans barrières géographiques et d'être reconnu par les autres : une personne peut exister et se valoriser face aux autres, par l'information qu'elle met à disposition sur les pages personnelles de son site.
L'accès au savoir n'est plus réservé à une élite diplômée, bien introduite ou bien localisée. Pourvu qu'il dispose d'une ligne téléphonique, l'utilisateur peut être n'importe où. Les savoirs deviennent aussi bien accessibles d'une caravane ou d'une péniche que d'un laboratoire du CNRS. Ce qui était bien public mais interdit à la plupart, se trouve soudain accessible à tous. Le cyberespace devient le lieu privilégié de formation où peuvent se retrouver enseignants et enseignés dans toutes les disciplines. L'étudiant peut, sans se déplacer, choisir son domaine d'apprentissage, faire appel, s'il le désire, aux conseils d'un enseignant, déterminer le rythme et les horaires de l'apprentissage. Il peut échanger et coopérer avec d'autres étudiants.
Internet permet à des organisations de fonctionner « en réseau » et d'utiliser leurs complémentarités, de coordonner des actions d'envergure avec des moyens réduits, de faire appel à des solidarités. De nombreuses ONG ou associations, de solidarité qui ont déjà fait ce constat, se sont déjà connectées à Internet et s'initient progressivement à la « culture réseau ». C'est en effet au niveau de l'évolution des utilisateurs, de leurs comportements personnels et collectifs, de l'évolution de leurs usages, que se situe le frein le plus important. Une fois équipées et apprivoisées à Internet, pour leur propre fonctionnement, ces associations seront de puissants vecteurs de la définition d'usages nouveaux d'Internet et de leur diffusion auprès du public qu'elles touchent.
Contre la fracture de l'information.
Que faire pour réduire ce risque d'une société coupée en « info-élus » et « info-exclus » ? Grâce au Minitel, la France dispose d'une expérience unique de l'usage d'un système d'accès à l'information par une large proportion de sa population, qu'il faut mettre à profit pour le développement d'Internet : les plus démunis ignorent‑ils complètement le Minitel ? En sont‑ils pénalisés dans la vie courante ? Quels sont les principaux freins à son emploi ? Par la suite, il sera important de mieux connaître les impacts du développement d'Internet sur la société, d'observer, de mesurer et de faire connaître les usages qui se greffent autour du « phénomène Internet » dans différentes situations économiques et sociales. Thierry Gaudin parle de « métrologie du quotidien », mettant « la mesure au service de la micro initiative populaire »8.
Ce pourrait être la fonction d'un observatoire des usages et des technologies d'Internet.
Avant de se lancer dans la généralisation coûteuse et incertaine d'équipements qui ne répondent pas à une véritable demande, il faudrait encourager des centaines d'expériences au plus près des besoins exprimés. Rappelons-nous les échecs du plan « informatique à l'école ».
Les associations et les collectivités locales ont à jouer un rôle fondamental de relais et de pédagogues d'Internet. En effet, Internet peut d'autant moins pénétrer un milieu qui n'est pas préparé à l'accueillir qu'il ne fournit pas, comme une télévision, un lecteur de CD-Rom, ou même un Minitel, un service tout fait à un utilisateur passif. Ce sont les utilisateurs qui construisent eux-mêmes les modes d'utilisation qui correspondent à leurs besoins. Catalyseurs des usages d'Internet, vecteurs de son appropriation par le grand public, médiateurs de l'usage collectif, les associations seront évidemment les principaux acteurs de cette phase d'expérimentation. La synthèse des enseignements de cette multitude d'expériences permettra ensuite une action de déploiement beaucoup plus efficace.
Réfléchissant à des applications d'Internet dans les milieux défavorisés, le Mouvement international ATD Quart Monde a utilisé le réseau pour faire prendre conscience aux personnes d'un lieu, de l'existence d'une communauté plus large avec laquelle elles peuvent partager leurs aspirations. L'écran montre un ensemble de belles pierres. Chacun dépose son message sous la pierre de son choix, et peut lire les messages des autres. Cette « communauté virtuelle » est matérialisée par un minibus, le « Lutibus »9, et une fête qui se déplacent physiquement de lieu en lieu pour attester de l'existence effective des autres : les animateurs du bus montrent et prennent des photographies, montrent les papiers sur lesquels ont été imprimés les messages des autres. Des expériences de ce type permettront peut-être de contribuer à désenclaver des petits groupes, à leur donner le sentiment d'appartenance à des communautés plus larges, et à aboutir à une prise de conscience d'une force et d'une solidarité possibles.
Finalement, ce qu'Internet peut apporter aux plus défavorisés, ce sont des moyens nouveaux de communiquer et d'accéder à des connaissances, la possibilité d'être reconnus. Encore faut-il un effort de réflexion, de pédagogie, d'intelligence, considérable de la part de médiateurs, d'animateurs, d'associations. Encore faut-il se méfier des plans chatoyants et tous azimuts qui n'ont pour seuls objectifs que d'encourager la consommation d'objets ‑ matériels, logiciels ‑ et de ressources taxées ‑ communications, contenus ‑, alors que l'utilisation d'un réseau relève du comportement, du mode de vie et de la culture. Nous sommes déjà dans une société à deux vitesses. Il ne faudrait pas que l'inégalité des moyens d'accès à la société de la communication et de l'information n'introduise une troisième vitesse : les laissés-pour-compte de l'information.
« Internet pour tous » signifie-t-il déployer largement de l'équipement et des superconsoles de jeu publiques dans des programmes de prestige, pour le plus grand profit des fournisseurs de matériel et de services, ou au contraire aider chacun à acquérir la culture qui lui permettra d'utiliser cet outil pour remonter dans le train de la société ? C'est la mission de l'État et des collectivités locales « d'investir dans le développement humain »10 pour faire prévaloir le deuxième terme de cette alternative.