Revue Quart Monde : Vous avez mené une recherche-formation sur l’événement naissance dans les familles en situation de grande pauvreté et précarité. Quel objectif aviez-vous ?
Laurette Delaye : Il s’agissait de mettre en parallèle les représentations des professionnels médico-sociaux sur ces familles et le vécu des familles elles-mêmes, d’en tirer les conclusions et faire des propositions concrètes pour améliorer les relations entre les professionnels et ces familles.
RQM : Comment avez-vous réalisé ce travail ?
Colette Rouzy : Les professionnels ont été interrogés au moyen d’un questionnaire anonyme et les familles ont été interviewées à leur domicile. Cette recherche a duré plusieurs années et a été menée par des membres du Conseil général du Rhône1, en particulier du service de la Protection Maternelle et Infantile et des Vaccinations, aidés par une ethno-psychologue de l’ADRETS-Formation2. Nous sommes ici trois représentantes du groupe de travail.
RQM : Quels éléments majeurs vous ont paru être à l’origine des difficultés entre professionnels et familles ?
Colette Rouzy : Pour les familles, cette relation est marquée par un sentiment très fort de méfiance. Celle-ci s’enracine dans leur histoire, marquée de ruptures très fréquentes et de placements. La peur du placement est sous-jacente dans toutes les relations. Elle est d’autant plus vive au moment de la naissance que l’enfant a une place très importante dans ces familles et que son arrivée est un événement valorisant, positif, porteur d’espoir.
Laurette Delaye : Les mères nous ont dit aussi leur souffrance de ne pas se sentir considérées dans leurs capacités à être bonnes mères, à avoir le souci de la santé et du développement de leurs enfants. Elles nous l’ont abondamment témoigné : par exemple, lorsqu’elles choisissent l’établissement où elles accouchent, le coût n’est pas du tout le seul critère. La sécurité médicale, la confiance et la qualité de l’accueil tiennent une large place.
Colette Rouzy : Ces mères expriment par ailleurs combien elles ne se sentent pas respectées dans l’intimité de leur vie privée. Le sentiment d’intrusion a été très souvent évoqué.
Annick Perrot : Elles ont beaucoup parlé également d’incompréhension de la part des professionnels, de malentendus sur les difficultés quotidiennes. Pour elles, leurs conditions de vie très difficiles, la précarité des ressources, l’insalubrité, l’exiguïté ou le manque de confort de leur logement sont responsables de fatigue, de stress, de difficultés dans les démarches, de problèmes de santé pour elles et leurs enfants (problèmes ORL, retard de développement...)
Laurette Delaye : C’est là que réside la plus grosse cause de malentendus. En effet pour les professionnels, les difficultés quotidiennes et les problèmes de santé relèvent, la plupart du temps, d’une pathologie du couple et en particulier de la mère. Les professionnels, oubliant le poids du social, paraissent lier la pauvreté à l’individu, laissant les parents responsables de leur situation. Ainsi les professionnels parlent de suivi irrégulier, de négligence des mères pour elles-mêmes ou leurs enfants. Alors que les mères, nous l’avons déjà évoqué, sont très préoccupées du développement et de la santé de leurs enfants. Elles manifestent un très grand désir d’élargir leurs connaissances à ce sujet et apprécient quand des professionnels les y aident.
Annick Perrot : Des malentendus existent aussi entre professionnels et familles très pauvres, en raison d’une notion du temps vécue différemment. La précarité des ressources, du travail, des lieux de vie, entraîne une vie au jour le jour, une difficulté à intégrer la notion de durée, de délai, de rythmes : d’où des difficultés à respecter des rendez-vous, à garder une régularité de fréquentation de la halte-garderie ou de l’école. Cela est souvent interprété comme de la négligence ou des refus de soins.
RQM : Qu’est-ce qui pourrait lever ces malentendus, améliorer les relations entre professionnels et familles en situation de grande pauvreté et de précarité ?
Colette Rouzy : Face à la méfiance des familles et comme les mères elles-mêmes nous l’ont dit, il faut savoir prendre du temps pour créer une relation de confiance. Celle-ci ne peut se mettre en place qu’à travers une attitude d’accueil, d’écoute, de tolérance. L’accueil est pour les mères très important. Pourtant, il n’a pas été cité par les professionnels, sauf par le personnel hospitalier. Se sentir accueilli, c’est déjà être reconnu comme interlocuteur. Etre écouté, reconnu dans ses capacités, facilite la prise de parole et l’échange. Pour notre part, nous avons été frappées, lors des interviews, de la facilité avec laquelle les femmes se sont exprimées sur leur vécu, leurs aspirations, leurs difficultés (alors que souvent on nous avait signalé leurs problèmes d’expression.)
Laurette Delaye : Il faut ici pointer l’importance pour nous, professionnels, d’éviter un « jargon » que nous utiliserons sans nous en rendre compte et qui, parfois, est responsable des malentendus. Redire ou faire redire ce qui vient d’être exprimé peut permettre de mieux se comprendre et aussi d’éviter les non-dits.
Annick Perrot : Essayer de comprendre davantage le poids des conditions de vie sur les difficultés quotidiennes, sur la santé des mères et des enfants, sur l’isolement, facilite la rencontre. A ce sujet, des mères ont exprimé leur désir que des professionnels se rendent à leur domicile : elles s’y sentent mieux comprises dans la réalité de leur vie.
RQM : Quelles propositions d’actions concrètes proposez-vous pour prendre en compte toutes ces observations ?
Laurette Delaye : Il faut d’abord insister sur un changement de regard à apporter sur ces familles : c’est un préalable à toute vraie rencontre.
Porter un autre regard, c’est tenir compte davantage du poids des conditions de vie sur les familles, ses répercussions sur le rapport au temps, sur le rythme d’une vie précaire, sur certains comportements : repli sur soi, agressivité, violence, parfois même pathologie mentale.
Colette Rouzy : Voir ces mères autrement, c’est surtout voir toutes leurs richesses, leurs capacités, leur désir de faire la place de l’enfant. C’est leur donner la parole et l’entendre pour que leurs désirs et leurs choix puissent être pris en compte.
RQM : A partir de ce changement de regard, pouvez-vous nous donner quelques exemples d’actions à développer ?
Annick Perrot : A côté des lois et des mesures qui doivent permettre à ces familles l’accès aux droits comme tout citoyen, nous proposons :
- Une augmentation du nombre de travailleuses familiales, tout en leur assurant une meilleure formation ;
- Des projets renforçant la responsabilité éducative des parents : par exemple multiplier les lieux de rencontre parents/enfants ;
- Des lieux de parole et d’expression permettant de sortir de l’isolement, de retrouver une place dans son quartier et d’oublier les difficultés quotidiennes ;
- Des lieux d’accueil pour les enfants (halte-garderies, crèches) adaptés aux besoins spécifiques de ces familles, leur permettant de laisser en toute confiance et parfois en urgence leurs enfants lors d’une remise au travail ou lors de grande fatigue ;
- Une multiplication des lieux d’accueil pour l’ensemble de la famille quand celle-ci se trouve confrontée, par exemple, à une expulsion, afin d’éviter des éclatements familiaux. Le problème se pose souvent pour les jeunes couples qui n’ont pas de toit pour héberger leur enfant à la naissance.