L’intérêt de publier une monographie aujourd’hui, alors que la connaissance et l’expression du Quart Monde lui-même ont avancé depuis les années soixante et commencent à avoir une place dans nos sociétés, est celui d’ouvrir à nouveau un dialogue. C’est d’ailleurs, comme on le comprend dans l’encadré ci-contre, la mission que le père Joseph Wresinski a assignée au volontariat qu’il a créé : être ceux qui, en permanence, cherchent à renouer un dialogue profond et vrai entre des familles isolées, emmurées par l’exclusion et une société faite de femmes et d’hommes composés de la même chair, du même sang, et vivant pour une part des mêmes valeurs : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits... »
Pour ouvrir ce dialogue, nous avons fait lire cette monographie, expression de la vie, de la pensée et de l’action d’une famille du Quart Monde, à quelques Luxembourgeois. Ils ont réagi librement au texte. Nous avons choisi d’en extraire les quelques paragraphes suivants pour permettre au lecteur, non seulement d’entrer à son tour dans ce dialogue, mais surtout de poursuivre une recherche fondamentale dans la lutte contre l’exclusion : celle de comprendre ce que nous avons en commun, au niveau de ce que nous sommes, de nos valeurs, de notre foi ou croyance avec les plus pauvres eux-mêmes. « L’exclusion est l’œuvre des hommes, seuls les hommes peuvent la détruire », écrivait le père Joseph. Un tel objectif est réalisable, mais pour être porté par un vaste mouvement d’opinion, il doit rassembler tous ceux qui s’y engagent au nom de convictions, de valeurs communes.
« Je te l’ai dit, je retrouve les gens de mon pays. J’ai pensé à ma mère. Je me rends compte que j’ai rencontré ce monde dans mon fournil, dans les bistrots, dans les cuisines des restaurants ou dans les « Frittebuden » que je fournissais… Ce qui me frappera toujours chez les plus pauvres, c’est qu’ils ne sont pas amers. Meurtris quand c’est trop dur, oui, mais amers, non ! J’ai presque envie de dire qu’ils sont étonnés. Etonnés que les autres ne pensent pas comme eux, ne sentent pas comme eux. Cela peut aller jusqu’à la stupéfaction. Il me plaît de penser parfois que le Bon Dieu, lui aussi, doit être stupéfait devant la méchanceté des hommes…. » (Jean T.)
« J’étais fasciné par cette monographie. Tout au cours de la lecture, je voyais cette femme devant moi, comme je la connais depuis environ 10 ans. Et je me suis aperçu que je ne connaissais rien d’elle. A chaque page du récit, je fus de plus en plus étonné de cette vie, bouleversante et je me suis dit « bravo » pour cette femme qui a trouvé la force de bâtir malgré tout cette vie.
Je fus frappé par la période « enfance-adolescence », notamment par l’errance à travers les différentes institutions. L’expérience de cette errance me fait réaliser la lutte de ta famille pour rester toujours unie, où la maman montre toujours sa ferveur. Un autre point qui me frappe de nouveau, quoique je le connaisse, c’est cette solidarité de loger d’autres gens, et cette dépendance qui en résulte ou plutôt qui conduit à avoir besoin l’un de l’autre pour survive. » (Jean B.)
« Ce que je trouve le plus difficile, pour cette femme, c’est de ne pas avoir de famille, de ne pas savoir où sont ses racines. Quelle vie, sans personne à qui se fier, pas d'amour, poussée d'un coin à un autre. C'est terrible de ne pas avoir de famille…
Je pense que dans les foyers où elle est passée, ils n’ont pas donné de responsabilités aux enfants ; c’était seulement obéir à tout prix, sans explications. Les enfants des foyers étaient exclus de la vie normale, de la vie de tous les jours.
A cette époque, elle ressemblait encore vraiment à une petite fille, avec ses rêves, mais la vie ne l’a pas épargnée par la suite. Elle aurait tellement aimé y changer quelque chose…
Que c’est dur de mettre un enfant au monde dans de telles conditions. Quand je me rappelle moi-même, être enceinte, avoir des enfants : que c’est beau… N’entend-t-on pas encore des gens dire : « ceux-là n’auraient pas dû avoir d’enfant ; ils n’ont rien à lui donner ! » Et l’amour, ce n’est rien ? C’était sûrement dur pour elle, qui n’avait pas beaucoup l’habitude avec un bébé. Mais quand même, quel courage ! Quand je pense à moi, avec mes enfants, heureusement que j’ai eu ma mère qui m’a tellement aidée…
C’est vrai, notre société est inhumaine : ce sont seulement ceux qui ont quelque chose ou sont quelque chose qui comptent ; les pauvres n’ont pas le droit d’être. C’est ça qu’on doit changer : changer les mentalités. Personne ne sait comment les pauvres doivent se battre pour leur vie, et ma foi quelle vie ! …
En tout cas, cette famille a toujours un grand, bon cœur, beaucoup de courage, des hauts et des bas, comme tout le monde ; et la société devrait être fière des familles pauvres, et apprendre d’elles. » (Liliane W.)
Notre époque a redécouvert avec profondeur la misère et s’oriente vers la prise de parole des pauvres. Mais le chemin est encore long pour que l’exclusion soit détruite : au-delà de notre proximité vécue avec des personnes ou des familles précises, c’est l’humanité que nous avons en commun avec le peuple des pauvres qui est à redécouvrir ; au-delà de l’expression directe et publique de la souffrance ou de l’injustice, c’est la prise en compte dans notre conscience et notre savoir1 de l’expérience millénaire des plus exclus qui ouvrira ou non les chemins de leur libération.
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L’honneur pour entreprendre ensemble
« Permettre aux familles (les plus pauvres) de parler de leur histoire, de leurs parents et grands-parents, les aider à se savoir honorées dans leurs expériences de vie, était important si nous voulions entreprendre un long chemin ensemble. Les familles nous le faisaient découvrir, en nous révélant de plus en plus leur passé. Plus nous étions attentifs et plus elles nous confiaient leur histoire. Vivre l’histoire, non plus comme une honte, mais comme un honneur, être fier de l’expérience vécue2. »
Au fil des années, le dialogue entre familles et volontaires, autour de ces histoires vécues qui prenaient place dans la grande Histoire s’est approfondi, s’est amplifié. Le père Joseph, les familles du Quart Monde nous ont fait quitter le champ strict d’une réflexion sur la pauvreté qui s’attacherait aux manques pour nous enraciner dans une approche de l’être humain, être vivant, être familial et social, être forgé par des valeurs et assoiffé de culture.
« (…) Je ne sais pas si dans les équipes sur le terrain s’est jamais reproduite cette passion de découvrir ensemble, familles et volontaires, un passé jamais encore correctement conté. Passion rare, elle suscita la joie de part et d’autre : quel bonheur en effet de découvrir pareille histoire de volonté de vivre, de persévérance à défendre la dignité, le droit à la famille. Quelle fierté de dire les inventions mises en œuvre pour survivre, pour échapper à l’iniquité des structures et services publics3. »