Reprendre souffle avec la tradition

Jean-Pierre Pinet

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Jean-Pierre Pinet, « Reprendre souffle avec la tradition », Revue Quart Monde [En ligne], 171 | 1999/3, mis en ligne le 05 mars 2000, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2638

Comment s'exprime en Afrique, singulièrement au Sénégal, la volonté de se battre aux côtés des plus pauvres, « des plus fatigués » ? L'auteur, non africain, essaye d'en comprendre des éléments.

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L’Afrique bouge, change, se transforme. Un ouvrage récent, « L’Afrique des individus »1 montre de façon très fine quelques-unes de ces évolutions. De notre point de vue, nous pourrions dire qu’elles obligent, y compris les Africains, à revoir d’anciens stéréotypes, comme celui d’une Afrique communautaire qui ferait place à tous ses membres ou d’une Afrique qui ne sait pas lutter contre « la misère » et qui donc, dans son ensemble, n’aurait pas grand chose à apporter au monde.

L’ouvrage cité ci-dessus n’est pas isolé mais participe à un courant, très divers, où de nombreux auteurs2 littéraires, historiens, sociologues, mais aussi chefs d’entreprise3, politiciens4 ont cherché à se dire eux-mêmes, à dire l’Afrique « en vérité » selon leur angle de vue. C’est, depuis « les indépendances »5, tout un travail sur l’identité qui veut à la fois s’affranchir des tutelles coloniales et néo-coloniales, assumer le passé, en particulier la peur née de ces trois cents ans de traite6, et tenir compte d’une réalité qui bouge, évolue.

Néanmoins dans cette Afrique en mutation, la réflexion sur la place des plus pauvres, des plus fatigués comme certains disent ici, semble encore embryonnaire et constitue une interrogation permanente des sociétés sur elles-mêmes. Pour une grande part, cette réflexion sur la pauvreté en général emprunte des chemins pragmatiques, faisant écho aux classifications traditionnelles ou aux impératifs économiques et sociaux7. Mais la place du plus pauvre en tant qu’être humain est rarement abordée dans la littérature. Comment est-il perçu ? Comment vit-il sa situation ?

Dans une première approche, beaucoup interrogent la culture et la religion, parce que systèmes de valeur étrangers aux Occidentaux, mais aussi en tant que valeurs refuges ou valeurs de résistance (donc à défendre à tout prix) pour beaucoup d’Africains. Pour les uns comme pour les autres, il importe aujourd’hui d’ouvrir les yeux et d’essayer de regarder le monde tel qu’il est vraiment et non tel que l’on voudrait qu’il soit.

Je parlerai essentiellement du Sénégal, que je connais mieux où des cultures, des religions (dont l’Islam majoritaire) sont très vivantes et baignent véritablement la vie quotidienne.

A travers les proverbes

La perception, l’attitude face aux plus pauvres s’exprime en particulier au travers de proverbes.

« La main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit » : des personnes à la rue, que nous connaissons bien, nous disent comme partout ailleurs dans le monde, que l'aumône - principe de l'Islam - est accomplie très différemment selon les personnes ; certaines jettent, depuis leur voiture, généralement une belle Mercédès, des billets de 10 000 F Cfa (100 FF) mais évitent tout contact avec les personnes qui mendient. D'autres prennent le temps de saluer, de parler. Il ne s'agit pas là de religion, mais d'attitude humaine, puisque cette même attitude existe quelle que soit la religion.

« Si tu aides neuf pauvres, tu seras le dixième » : combien de fois ne nous a-t-on pas servi ce "proverbe" qui, en réalité masquait clairement le refus de l'engagement... Au-delà de la solidarité traditionnelle, qui reste réelle, malgré ses mises en causes par l’urbanisation, il existe aussi un certain nombre de limites, celles de la famille élargie, du village, du clan, de l’ethnie... Et aussi celle des habitudes. Nous avons toujours été étonnés, par exemple, du temps qu’il faut à de jeunes bénévoles qui veulent s’engager dans des animations socio-culturelles pour ne fut-ce que serrer la main, toucher des talibés, des enfants qui vivent en ville. Le « pauvre », et a fortiori le plus pauvre, hors du contexte de sa propre communauté, devient vite un étranger, voire un être étrange. Et les « fous » qui errent à travers les villes d’Afrique sont devenus à ce point étranges qu’ils restent marqués de présomptions de pouvoirs magiques...

Il en va de même pour « les choses de l'esprit ». Un « proverbe moderne » dit que « celui qui ne ramène pas d'argent doit se taire ». Ainsi en va-t-il généralement dans les familles urbanisées. C'est, au niveau de la famille, le même drame que celui qu'ont connu des syndicalistes européens, soudainement "expédiés" au chômage. De ce fait, ils n'étaient plus rien et leur voix (entendre aussi leur pensée) ne comptait plus.

Cette réalité, très courante, permet d'ailleurs à des oncles8, invoquant pour eux-mêmes certains aspects de la tradition - culturelle et religieuse (musulmane en l'occurrence) - de s'approprier les biens de veuves pauvres... alors que d'autres aspects de ces mêmes traditions les défendraient, a fortiori parce qu'elles sont pauvres. J'insiste sur ce point parce que les questions d'héritage tiennent, dans la pratique de l'Islam, une part importante. C'est aussi l'une des raisons qui a conduit à la rue des familles que nous connaissons.

Le bouc émissaire en brousse

Le lien entre misère et « ignorance »9 apparaît sans doute le plus fortement en Afrique à travers le phénomène des « conduites en brousse ». Dans certaines zones (villages) de pratiques traditionnelles, comme au Burkina, en Côte-d'Ivoire, mais aussi dans des régions fortement islamisées, comme le Sénégal (où cependant la tradition couve encore fortement), des vieux, des vieilles, des enfants, considérés comme ayant le mauvais oeil sont chassés du village et conduits en brousse où ils sont censés mourir. Certains en réchappent. Des travailleurs sociaux, des personnes qui les fréquentent régulièrement nous ont dit que ce sont toujours les plus faibles qui sont expulsés. On ne chasse pas le fils du chef de village ! En tous cas, pas de cette manière et si on le fait, c'est que la faute est gravissime. Très souvent, ces personnes « conduites en brousse » sont traitées de folles, de fous. La pratique du « bouc émissaire », vieille comme le monde, va là jusqu'à atteindre les personnes dans leur capacité de penser.

Et nous avons pu constater par nous-mêmes qu'en des lieux de soin ou de rétention de ceux qu'on appelle « fous », la limite entre misère et « absence d'esprit » est très, très ténue... Les dits fous ayant une perception et une conscience très fine de leur situation !

Le pauvre, le « petit » dans une famille, dans la société, doit se taire. Ce n'est pas un trait culturel, social ou religieux... mais une pratique généralisée vis-à-vis des plus pauvres, liée à l’urbanisation. C'est d'ailleurs en réaction contre cet état de fait qu'il y a deux ans, en 1997, un groupe de familles handicapées de Dakar a décidé de fêter lui-même le 17 octobre, de rassembler d'autres autour d'elles, d'y dire ce qu'elles vivaient. Et, depuis, ce groupe de personnes qui mendient a choisi de se réunir chaque vendredi - jour traditionnel des gains les plus élevés, à cause d'un plus grand nombre d'aumônes faites en ce jour de la prière collective -, en signe de leur refus de la mendicité comme unique moyen de vivre.

Aller à contre-courant

Tout ceci est certes très, trop rapidement dit. Mais j'ai « l'intime conviction » que ce ne sont ni la religion, ni la culture en elles-mêmes qui sont créatrices de cette exclusion suprême qui dépossède le pauvre de son esprit, de sa conscience. C'est l'action d'êtres humains que l'on pourrait dire grossièrement méprisants qui créent cette attitude et la diffusent au point qu'elle en devient un a priori, un habitus.

La preuve, dirais-je, est que ces êtres humains peuvent changer d'attitude. J'en ai vécu un certain nombre d'exemples.

Ce que je constate, par contre, c'est que pour s'ancrer dans une attitude inverse, à contre-courant de celle de la plupart de ses concitoyens, il faut alors « le secours » de la religion, de la culture et même de solides appuis dans celle-ci. Et d'autant plus dans un contexte africain en pleine mutation, en pleine urbanisation, où la parole de l'Evangile « celui qui s'élève sera abaissé » est une réalité quotidienne, parfois mortelle... et où le second terme du verset (« celui qui s'abaisse sera élevé ») est extrêmement rare.

Je veux dire que le fait de se distinguer, en affaires comme dans la vie ou en religion, d'affirmer une attitude, un comportement qui sort, voire s'oppose aux habitus, entraîne beaucoup de complications. L'on peut être taxé d'intégriste si l'on désire pratiquer sa religion de façon intègre, d'individualiste si l'on se démarque d'attitudes communes du groupe, de « noir-blanc » comme écrivent de grands auteurs littéraires dès que l'on adopte une attitude décrétée par d'autres comme « non-africaine »... Tous les moyens sont bons pour, collectivement, préserver non pas un consensus social mais un statu quo des positions et attitudes actuellement dominantes.

Je rencontre beaucoup de jeunes africains qui veulent innover en permettant à la solidarité (valeur traditionnelle vécue sur le plan essentiellement matériel) de se renouveler (le partage du savoir par exemple), mais aussi de dépasser (et Dieu sait comme c'est difficile !) les frontières de la famille élargie, du clan, du village, de l'ethnie... D'autres, comme à Bouaké (Côte d'Ivoire), ont consacré leur vie à ce que « les fous » puissent être soignés et réintégrer leur famille. Ceux-là prennent alors appui sur d'autres proverbes, comme celui qui dit que « l'homme est le remède de l'homme ». Et dans ce cas, ils le vivent pleinement.

La résistance que les uns et les autres rencontrent - malgré quelques sympathies dans la population - est énorme. Dieu, celui des religions du Livre, des fils d'Abraham ou d'Ibrahim, ou le dieu créateur de l'Univers cosmique des religions traditionnelles est alors le seul recours lorsque votre propre famille, vos proches vous disent que ce que vous faites est de la folie, du suicide. « Ce qui est folie aux yeux des hommes est sagesse aux yeux de Dieu ».

Ainsi, autant les signes de la misère, de l'exclusion, jusqu'à celle qui cherche à ôter la puissance de l'esprit aux plus pauvres, sont-ils universels et comme le disait le père Joseph « l'œuvre des hommes », autant les chemins pour lutter contre ces peurs, ces outrages, ces défaitismes de l'humanité sont-ils des chemins particuliers. Chemins enracinés, incarnés dans une culture, une religion, s'appuyant sur des modèles auxquels l'on peut s'identifier, comme pour certains jeunes que j'ai rencontrés, tel Thierno Bocar, le sage de Bandiangara10. Le poids des guides, des références, de préférence africains, voire du pays-même - car l'identification offre une proximité plus forte - garde aujourd'hui une valeur énorme dans des sociétés qui ont perdu leurs références parce qu'elles changent profondément.

La dynamique de l’honneur

Cela, je le dis à partir de ceux que nous appelons ici « les amis du Mouvement », c'est-à-dire ceux, souvent de milieu populaire, qui sont engagés au quotidien avec les plus pauvres et tous ceux qui, dans et hors le Mouvement ATD Quart Monde, participent à ce courant qui refuse une société excluante, qui espère encore que l'Afrique ne suivra pas l'Occident dans le fossé qu'il a construit entre les plus pauvres et le reste de la société.

Pour nos amis qui vivent cette exclusion au quotidien, les choses sont un peu différentes. Je viens d'en avoir encore la confirmation lors de la visite que des militants du Quart Monde d'Europe leur ont fait. Se sentir « d'un même peuple », au sens du livre « Le croisement des savoirs »11, est l'une des clés de leur propre libération par eux-mêmes de la misère. « En Europe, il y a des pauvres comme nous », disait une femme. Et lorsque quelqu'un d'autre lui expliquait que là-bas, il y avait aussi des rafles... elle réagissait, non pas sur la différence de conditions matérielles, mais sur l'humiliation subie !

Pour ces hommes et ces femmes qui vivent l'exclusion au quotidien le ressort c'est cette conscience d'appartenir à un même peuple, signifiée, résumée en quelque sorte par la vie, la pensée et l'action du père Joseph. Il n'y apparaît ni comme un dieu, ni même un symbole, mais une personne qui a eu et dit l'expérience de ne pas se sortir seul de la misère et de l'exclusion.

Ce que je dis ici ne signifie pas du tout que ces personnes ne pratiquent pas - avec ferveur - une religion, ni ne participent (au contraire) à la culture de leur milieu. Mais, à ce que j'en ai compris jusqu'à présent, après près de cinq ans de présence, ce ne sont pas ces éléments-là qui ont fait, qui font que, concrètement, ces personnes décident par elles-mêmes de quitter leur situation - par exemple de mendicité permanente - pour se chercher une place dans la société, par le travail par exemple.

Le véritable moteur - celui de l'honneur, de la dignité, de la reconnaissance - est ailleurs, même si une meilleure position sociale, « intégrée » dirions-nous (quoiqu'encore très fragile), permet aussi de vivre sa religion et sa culture d'une autre façon.

1 Cf. Alain Marie, « L'Afrique des individus », éd. Karthala, 1997.
2 On peut citer quelques ouvrages, exemples d'oeuvres plus larges, comme Amadou Hampâté Bâ « Am Koullel, l'enfant peul. Mémoires » (Actes Sud, 1991) ;
3 Paul Kammogne Fokam « L'entrepreneur africain face au défi d'exister » (L'Harmattan, 1993).
4 On se souviendra de la défense de la négritude par L.S. Senghor... et d'autres.
5 Allusion à Ahmadou Kourouma « Les soleils des indépendances » (Seuil, 1995).
6 Jean-Paul Ngoupande « Les racines historiques et culturelles de la crise africaine » (Abidjan, conférence au diner-débat du Fifty-One, Hôtel Sofitel
7 Par exemple : Wolfang Achleintner, Seyni Nidione E. « La consommation en milieu infra-urbain. Le cas de Grand Yoff » (Dakar, ENDA, 1981) ; Philippe
8 L'oncle maternel, ou paternel, selon les cultures, occupe une place prépondérante dans les décisions.
9 Au sens où l'on constitue quelqu'un en « ignorant » et où lorsque cette « constitution » s'inscrit dans la durée, comme l'ont prouvé des psychiatres
10 Amadou Hampâté Bâ « Vie et enseignement de Tierno Bocar, le sage de Bandiagara » ( Seuil, 1980)
11 Groupe de recherche Quart Monde - Université « Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l'Université pensent ensemble » (Ed. de l'Atelier
1 Cf. Alain Marie, « L'Afrique des individus », éd. Karthala, 1997.
2 On peut citer quelques ouvrages, exemples d'oeuvres plus larges, comme Amadou Hampâté Bâ « Am Koullel, l'enfant peul. Mémoires » (Actes Sud, 1991) ; Cheikh Anta Diop « Nations nègres et culture » (tome 1, Présence africaine, 1979) ; Cheik Hamidou Kane « Les gardiens du temple » (Stock, 1995) ; Joseph Ki-Zerbo « Histoire de l'Afrique noire » (Hatier, 1991) ; Camara Laye « L'enfant noir » (Plon, 1985) ; Tamsir Djibril Niane « Soundjata ou l'épopée mandingue » (Présence africaine, 1992) ; Sembène Ousmane « Guelwaar » (Présence africaine, 1996).
3 Paul Kammogne Fokam « L'entrepreneur africain face au défi d'exister » (L'Harmattan, 1993).
4 On se souviendra de la défense de la négritude par L.S. Senghor... et d'autres.
5 Allusion à Ahmadou Kourouma « Les soleils des indépendances » (Seuil, 1995).
6 Jean-Paul Ngoupande « Les racines historiques et culturelles de la crise africaine » (Abidjan, conférence au diner-débat du Fifty-One, Hôtel Sofitel, 13 février 1992). M.Ngoupande a été un moment, ces dernières années, Premier ministre en Centrafrique.
7 Par exemple : Wolfang Achleintner, Seyni Nidione E. « La consommation en milieu infra-urbain. Le cas de Grand Yoff » (Dakar, ENDA, 1981) ; Philippe Antoine, Abdoulaye Bara Diop (sous la direction de ) « La ville à guichets fermés. Itinéraires, réseaux et insertion urbaine » (Dakar, IFAN/ORSTOM, 1995) ; Robert Chambers « Développement rural. La pauvreté cachée » (Karthala, 1990) ;  Momar-Coumba Diop « La lutte contra la pauvreté à Dakar. Vers la définition d'une politique municipale » (Accra, Programme de Gestion Urbaine, 1996) ; François Kokora « Réponse économique et appui aux petits métiers à Abidjan » (Dakar, ENDA Jeunesse Action, 1990) ; Sénégal, Séminaire national sur les éléments de stratégie du programme national de lutte contre la pauvreté. Rapport de synthèse (Dakar) ; Maurizia Tovo « Réduire la pauvreté au Bénin » (Cotonou, ministère pour l'environnement et le développement en Afrique, 1995)... et l'on pourrait en citer beaucoup d'autres.
8 L'oncle maternel, ou paternel, selon les cultures, occupe une place prépondérante dans les décisions.
9 Au sens où l'on constitue quelqu'un en « ignorant » et où lorsque cette « constitution » s'inscrit dans la durée, comme l'ont prouvé des psychiatres elle influe physiquement sur la personne.
10 Amadou Hampâté Bâ « Vie et enseignement de Tierno Bocar, le sage de Bandiagara » ( Seuil, 1980)
11 Groupe de recherche Quart Monde - Université « Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l'Université pensent ensemble » (Ed. de l'Atelier - Ed. Quart Monde, 1999).

Jean-Pierre Pinet

Jean-Pierre Pinet, Belge, sociologue, marié, quatre enfants, a rejoint le volontariat en 1977. A l'Institut de Recherche et en d’autres lieux du Mouvement ATD Quart Monde, il s'est attaché à bâtir une connaissance des familles en grande pauvreté dans un contexte culturel et historique qui ouvre des perspectives d'avenir. Depuis cinq ans au Sénégal, il soutient les initiatives d'Africains présents aux côtés de leurs frères les « plus fatigués ».

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