Les enjeux de la société de l’information

Jean-Pierre Pinet

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Jean-Pierre Pinet, « Les enjeux de la société de l’information », Revue Quart Monde [Online], 187 | 2003/3, Online since 05 February 2004, connection on 05 October 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2039

« Une société mondiale de l’information (La « société de l’information » recouvre à la fois l’ensemble des nouvelles technologies – informatique, radio, télévision, communication… - mais aussi les contenus d’information, de connaissance qui ont pour supports ces technologies) intégrée est une société où tout le monde, sans distinction, a les moyens de créer, de recevoir, de partager et d’utiliser librement informations et connaissances pour son épanouissement économique, social, culturel et politique ». Adama Samassékou, président du comité préparatoire du sommet mondial pour la société de l’information (SMSI, qui rassemblera, à Genève en 2003 et à Tunis en 2005 des représentants de gouvernements, organisations internationales, sociétés commerciales et de la société civile http://www.itu.int/wsis/index-fr.html).

Index de mots-clés

Société de l'information

Quelle chance pour des familles vivant dans l’extrême pauvreté, souvent isolées, de pouvoir ainsi créer, s’informer, informer d’autres, partager leur expérience de lutte contre la misère, s’appuyer sur des informations, des savoirs existants pour ne plus se sentir seules, pour retrouver une place dans une société à laquelle elles pourront contribuer !

Chance ou risque ?

Certains ne s’y trompent pas, comme cette femme intervenant dans une université populaire Quart Monde en 2000 : « Internet, c’est l’avenir, parce que cela permettra de trouver des emplois, cela en créera des nouveaux parce que certains employeurs sont connectés sur Internet. On peut faire ses courses. Cela facilite les démarches administratives (ex : pour les impôts). Ce sera plus facile pour ceux qui sont malades ou handicapés, qui ne peuvent pas sortir de l’hôpital. On peut communiquer avec d’autres pays. C’est bien pour les enfants, pour leur culture, pour les médecins. C’est assez vaste l’Internet, il y a beaucoup de choses. »

D’autres adultes disaient aussi : « L’ordinateur, c’est pareil qu’un livre. Il y a des jeux instructifs qui développent l’intelligence. » - « Je trouve qu’il en faut dans toutes les classes, parce que ça aide les jeunes à comprendre. »

Il serait cependant faux de dire que la « société de l’information pour tous » fait l’unanimité. Au sein des familles en difficulté, « l’ordinateur », « l’informatisation » soulèvent toujours des craintes et du côté de l’opinion publique, on sent aussi les résistances, parfois vieilles comme le monde.

Ces résistances-là sont celles qu’on a toujours entendues, dans tous les programmes de lutte contre la pauvreté, y compris celle de l’illusion d’une « justice redistributive » dont nous savons depuis les Trente glorieuses (1945-1975) qu’elle n’atteint jamais les plus pauvres s’il n’y a pas de volonté spécifique de le faire. A ces réactions, on peut en ajouter une autre qui déborde largement les populations pauvres : celle du débat entre les tenants des réseaux de personnes, de l’humanisation de la mondialisation, les tenants du « people first » et ceux du « High level technology first », qui s’intéressent d’abord à la construction d’un réseau de télécommunication, d’échange d’information, à sa commercialisation mais peu à ses retombées en termes de population.

Au-delà des craintes, des mises à distance, des tensions, le père Joseph voyait surtout dans cette société mondiale qui se bâtit autour des outils d’information et de communication une véritable mutation sociale : « Nous n’allons pas attendre l’achèvement de nos mutations économiques pour nous ranger aux côtés des plus pauvres. D'autant moins que ces mutations réalisées sans eux et sans tenir compte de leur expérience ne leur serviront pas pour après. La grande pauvreté que nous emmenons vers une nouvelle société ne disparaît pas ainsi comme par enchantement. Il faut nous en défaire par la construction même de cette société sinon elle sera à nouveau comme incrustée dans ses murs. » (Cf. Passeport pour une société démocratique fondée sur les droits de l'homme, Ed. Quart Monde, 1987 (p. 4)).

Développer l’action

Dès les années 1980, le Mouvement ATD Quart Monde s’est engagé dans une expérimentation de ces outils à travers une multitude d’initiatives : Semaines européennes de l’avenir partagé, mez del saber (mois du savoir), cyberbus, lutibus, expérimentations à New York, Boston, Dakar, à la Réunion, aux Philippines...

Elles étaient de plusieurs ordres. Tout d’abord, comme pour d’autres actions de lutte contre la misère, le plus important reste la rencontre et le dialogue entre des personnes d’horizons différents – ici, autour d’une passion, l’informatique et la communication. Vinrent aussi des projets pilotes autour de la construction de l’intelligence avec Seymour Papaert, l’inventeur du langage logo et en lien avec le Massachusetts Institute of Technology (High Technology and Low-Income Communities, MIT Press, ed. by D.A.Schön, Bish Sanyal and William J. Mitchell, oct. 1998. - http://www-mitpress.mit.edu), fortement investi dans les dynamiques de quartier. Dans une optique de participation citoyenne, des projets ont aussi vu le jour qui permettaient à des personnes engagées contre la misère de s’interconnecter, d’échanger, de mettre en commun leurs savoirs et savoir-faire comme l’expérience dite du réseau Quart Monde - une expérience de télécommunication informatique entre les universités populaires (Cf. p. 13 de ce numéro) Quart Monde en Europe qui, dès 1991, permettait un partage des réflexions faites en différents lieux. Ce réseau s’est étendu aux jeunes engagés dans Jeunesse Quart Monde (voir le site : http://www.jeunesse-quartmonde.org) - projet Yodem – , puis aux enfants rencontrés dans le cadre de bibliothèques de rue ou de Tapori (branche enfance du Mouvement ATD Quart Monde ; http://www.tapori.org). Plus largement encore ont été créés des temps d’échanges autour du 15 mai, Journée mondiale de la famille, et du 17 octobre (voir le site : http://www.oct17.org), Journée mondiale pour l’élimination de la pauvreté, qui permettent la mise en commun d’engagements contre la misère à travers le monde...

Cependant, au-delà des questions d’accès, nous sommes encore loin du compte pour que ces outils servent effectivement aux familles vivant dans la misère et les aident à s’en sortir. On pourrait comparer cette société de l’information à une gigantesque bibliothèque en cours de construction. Les uns s’occupent de l’ordonnancement, des rayonnages, de la résistance des matériaux, les autres, des livres et documents à y mettre. Pour que cela serve aux plus pauvres, il faut, me semble-t-il, répondre à trois types de questions :

Les plus défavorisés sont-ils associés à la conception même de l’outil ? Quelle interaction qui ait un impact dans la vie des plus pauvres ?

Vont-ils y trouver des contenus qui les intéressent et vont-ils pouvoir eux-mêmes y apporter leurs propres contenus ?

Une fois certaines « salles » de cette bibliothèque ouvertes au public, vont-ils y trouver des guides qui comprendront leurs demandes ?

Le partenariat

Lorsque j’observe que, dans plusieurs pays, y compris ceux en voie de développement, l’administration devient électronique et que, ce faisant, elle simplifie les procédures au risque que ce soit au détriment des plus pauvres, lorsque je vois naître de nouveaux programmes de formation, d’alphabétisation... par Internet ou par radios communautaires, je me pose la question : les plus pauvres ont-ils été associés ?

Ainsi, par exemple, certains se passionnent à l’idée que d’ici 2007, en France, il sera possible de dialoguer en direct avec toutes les administrations, via Internet, de remplir et d’obtenir ainsi les différents formulaires nécessaires à la vie sociale. Cette évolution devrait faciliter la vie de tous, mais est-elle conçue avec tous ? Quel partenariat est mis en place avec des personnes à la rue, des squatters, des familles en grande difficulté, qui dépendent aussi de l’administration pour de nombreux papiers, afin que cette évolution leur facilite la vie ?

Certes, la volonté existe, ça et là, d’associer, de tenir compte de personnes pauvres (la réflexion est déjà avancée pour des personnes handicapées physiques) dans ce qui conduira, inévitablement à repenser l’administration. Les travaux de ces dernières années, notamment les programmes Quart Monde/Université et Quart Monde partenaire (Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’université pensent ensemble, 525 pages et Le croisement des pratiques. Quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble, 240 pages, éd. Quart Monde/éd. de l'Atelier, 1999 pour le premier et 2002 pour le second) ont mis à jour, des points forts de ces partenariats qui devraient aider à réfléchir sur la modernisation de l’administration...

Le partenariat, c’est aussi une question de mentalité. La conférence Asie/Pacifique sur la population, en se souciant des nouvelles technologies, a dégagé un aspect qui me semble essentiel : « Grâce à une bonne information/communication, il est possible d’arriver à faire changer les comportements de l’ensemble des citoyens par rapport aux plus pauvres d’entre eux dans nos sociétés ». Au-delà de tel ou de tel programme politique (e-administration, politique de la population, du développement durable...), l’exclusion est entretenue de deux côtés : d’un côté, une grande part de nos sociétés ne réalise pas ce qu’est la vie des plus pauvres et de l’autre côté, ceux-ci ne trouvent pas toujours la possibilité d’exprimer ce qu’ils désireraient dire, de telle sorte que l’attitude à leur égard change. Il est, je crois, de notre responsabilité à tous que cette nouvelle donne de l’information et de la communication laisse un espace d’expression, voire garantisse la liberté (et les moyens) d’expression de ceux qui, généralement, sont privés de ce droit, à commencer par ceux dont la vie est la plus difficile.

Les contenus

Un autre aspect du défi qui est devant nous est que les plus pauvres trouvent sur les supports de ces technologies, des contenus qui les intéressent, dont ils puissent se servir pour sortir de la misère... mais aussi des contenus qu’ils aient pu y mettre eux-mêmes.

A la seconde session préparatoire du sommet mondial pour la société de l’information (SMSI) avaient été regroupés dans un atelier dit « de besoins spécifiques » les femmes, les jeunes, les handicapés, les autochtones, les insulaires et les pauvres... Tous se sont rebellés contre cette appellation : nous ne sommes pas des consommateurs qui avons seulement des « besoins particuliers », nous sommes des participants de cette société de l’information qui se bâtit et nous avons des choses à y apporter !

Comme tout un chacun, parce qu’il est un être humain vivant en société, les personnes vivant dans l’extrême pauvreté ont des apports à faire à cette « société de l’information et de la connaissance ». Elles peuvent apporter cette histoire de lutte contre la misère, une expérience bâtie sur le vécu quotidien qui a fait ses preuves. Elles ont aussi, avec ceux de tous horizons qui y participent chaque jour, à apporter le dialogue constant entre une multitude d’interlocuteurs sociaux pour comprendre comment mettre fin à l’exclusion - un dialogue vécu par des adultes, des jeunes, des enfants, chacun à sa manière, mettant en valeur une diversité de chemins, de savoir-faire, de créativité...

D’un autre côté, extrapolant ce que disait la femme citée au début de cet article, les familles en situation difficile cherchent aussi à pouvoir trouver un emploi, connaître leurs droits, nouer des relations, se former, se soigner, échanger avec d’autres, retrouver leurs racines... La question n’est pas si simple qu’il y paraît. Qui va s’y investir ? Les « fournisseurs de contenus » vont-ils prendre en compte cette population ? L’Etat va-t-il considérer, à travers des services publics (comme les agences pour l’emploi, services de santé, services juridiques) qu’il garde un rôle de « contrepoids du marché » afin de permettre à tous de bénéficier du progrès ? Ou va-t-on, au contraire, reporter (pour ne pas dire rejeter) sur le secteur associatif le poids de la lutte contre la pauvreté ?

L’utilisation des contenus

L’exemple cité plus haut de la bibliothèque qui se bâtit n’est peut-être pas un bon exemple dans le sens qu’une grande partie de cette bibliothèque est déjà en place : les contenus existants sont appelés certes à se diversifier, à se multiplier, mais sont déjà là en partie. Comment dès lors permettre aux familles les plus pauvres d’utiliser pour leur propre promotion et celles d’autres ces outils, ces informations qui foisonnent et semblent toutes avoir le même poids dans le temps et l’espace ? Comment faire en sorte qu’une exclusion numérique ne vienne pas se superposer à une exclusion sociale préexistante ?

La réponse qui me semble la plus adaptée à cette question est d’expérimenter ensemble. De nombreux domaines sont possibles : les écoles, avec en priorité les classes dites spécialisées ou de transition, les chômeurs de longue durée et dans les quartiers, les populations en situation de pauvreté qui participent le moins aux associations, aux possibilités culturelles offertes, aux institutions existantes. Le présent dossier en offre des exemples, mais aussi les conditions de réussite du projet.

Certes, il est souvent nécessaire de trouver du matériel et des accès bon marché, des logiciels ayant une interface en langage courant, dans la langue des personnes, offrant des fonctions facilement accessibles. Sans doute aussi faut-il des associations relais qui fassent un travail de veille, de documentation, de recherche de contenus qui soient ensuite mis à disposition du public sur le web.

Il est aussi vrai que l’appropriation des nouvelles technologies suppose l’acquisition de nouvelles compétences. Un livre vert européen (Vivre et travailler dans la société de l’information : priorité à une dimension humaine, Commission européenne, 1996) le soulignait avec pertinence : « la révolution des TIC [Technologies de l’information et de la communication] [...] impose un renforcement des compétences de lecture, d’écriture et de calcul, mais exige également une nouvelle forme de compétences fondamentales, à savoir l'interaction avec les TIC ».

Mais l’essentiel reste l’accompagnement de personnes, de médiateurs qui puissent guider, soutenir la démarche de chacun. De telles formations existent autour du livre, avec des médiateurs, souvent issus de quartiers défavorisés, ayant pour mission de faire le lien entre le savoir et les familles qui en sont les plus éloignées. Dans le domaine du numérique, certains espaces publics commencent aussi à avoir cette démarche d’aller à la rencontre des personnes dans les quartiers où vivent ces familles, mais il serait utile que leur expérience serve dans l’ensemble des domaines en lien avec le public.

Au fond, ces nouvelles technologies induisent, qu’on le veuille ou non une nouvelle culture, à la fois façon d’agir, de connaître, d’établir des liens au niveau planétaire. Cette culture se transmet par des personnes d’accord pour partager à d’autres leur maîtrise des techniques et des contenus. Reste la question de savoir qui se sentira engagé à intégrer la culture du refus de la misère au sein de cette nouvelle culture numérique ?

Jean-Pierre Pinet

Marié, père de cinq enfants, sociologue de formation, Jean-Pierre Pinet est volontaire d’ATD Quart Monde depuis vingt-cinq ans. Il est actuellement dans ce mouvement « personne ressource » en ce qui concerne les nouvelles technologies.

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