Les pauvres ont-ils des droits ?
Question saugrenue, presque incongrue, à la limite de la provocation : « Les pauvres ont-ils des droits ? » Mais oui, bien sûr, comme tout le monde. Mais ce qui est vrai pour tout le monde ne vaut pas forcément pour chacun.
Tous sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres. Ce simple constat suffit à expliquer la démarche de trente associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion qui, ayant reçu le label de « grande cause nationale 1994 », lanceront ensemble – et c’est une première – en novembre prochain, une grande campagne d’opinion : « Exigeons tous un pacte contre l’exclusion. »
Le droit au logement existe pour tous, mais 1,4 million de personnes vivent encore dans des logements indignes. Le droit au travail est reconnu mais, officiels ou masqués par des mesures sociales, 5 millions de personnes recherchent un emploi définitif. Le droit à l’éducation est affirmé, mais 2 300 000 personnes ne maîtrisent pas l’écriture. Le droit aux soins est acquis, mais des milliers de personnes malades ont de grandes difficultés à y accéder. Le droit à la vie sociale est une évidence, mais 5 millions de nos concitoyens sont rejetés à la marge de notre société.
Situation qui mérite un sursaut, un réveil des consciences auquel voudrait contribuer la campagne « Alerte » signée par ces trente associations1.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Au-delà des raisons économiques, la situation s’explique aussi par la déliquescence d’un certain nombre de valeurs qui fondent la crédibilité de toute société. La qualité d’une société se mesure au sort qu’elle réserve aux plus pauvres des siens. Nous avons rêvé de la renaissance de la solidarité, à l’initiative de l’Etat, alors que, dans le même temps, nous perdions le sens du bien commun. Or l’histoire de la solidarité s’est faite dans la prise en compte, par des groupements de citoyens, de problèmes laissés en jachère par l’Etat, parfois contre l’Etat lui-même.
Le sens du bien commun s’efface dangereusement. La loi impose, par exemple, aux entreprises de réserver des emplois aux personnes handicapées. Mais la plupart des entreprises préfèrent, encore aujourd’hui, payer des amendes plutôt que de respecter la lettre et l’esprit de la loi. Le droit existe, mais il s’étiole. Et ce ne sont pas quelques « préoccupations » de cols blancs qui, seules, rétabliraient le pauvre dans ses droits et sa dignité. Bien au contraire.
Réinvestir le droit
Les pauvres sont à la marge de la société. Or une société avance, non par son centre, mais par ses marges. C’est d’abord par les pauvres eux-mêmes que le droit, son application et son évolution avanceront. Mais il leur faut pour cela exister en eux-mêmes. L’heure n’est plus où l’on doit les cacher. L’heure n’est plus où ils doivent se cacher. Il y a un problème de citoyenneté des exclus. Ils doivent passer du silence à la parole, de la parole à la représentation, de la représentation au partenariat. Puisque au sein des lieux de représentation de la vie publique (organismes paritaires, syndicats..) qui ont la charge du bien commun, ils ne sont pas pris en compte, il leur faut exister sans la médiation d’un tiers. Dès lors, leur droit à la parole, leur droit de s’associer valent autant que tous les autres droits fondamentaux de toute personne humaine.
Les pauvres sont sans doute les mieux placés pour défendre leur cause, mais aussi celle de la société tout entière, « messagers ( qu’ils sont) d’un Etat formidable que nous ne connaissons pas, les misérables errent, se terrent, parlent peu, tendent la main, disparaissent … nous apparaissent soudain au détour du chemin : fantômes réels perçant nos réalités illusoires2.
En réinvestissant le droit pour tous, les pauvres sauront-ils affirmer, pour la société tout entière, le principe d’altérité (je ne te juge pas selon mes critères, je ne t’utilise pas à mon profil) et le principe d’identité (en détruisant quelque chose de toi, je détruis en fait quelque chose de moi) sans lesquels le droit n’est qu’illusion ?
Prodigieuse vocation sociale pour les exclus que de révéler aux « inclus » qu’ils possèdent au plus profond d’eux-mêmes, qu’ils le veuillent ou non, une part exclue, une part maudite qui représente la forme d’affrontement avec le mal radical qui nous entoure, dans un combat qui est celui de chaque homme et de la communauté humaine. Les pauvres façonneurs du droit pour tous, bâtisseurs du bien commun, aiguillons de la justice de demain ?
Ils ne sont pas seuls dans ce combat qui leur crée, à son tour, des devoirs. Ils sont en tout cas les mieux placés pour rappeler à nos concitoyens, qui en ont tant besoin, le sentence d’un Basile de Césarée qui, au IVème siècle, n’hésitait pas à affirmer : « Il appartient à celui qui a faim, le pain que tu gardes, à celui qui est nu, le manteau que tu conserves dans tes coffres ; à celui qui est sans chaussures, la chaussure qui pourrit chez toi ; au pauvre, l’argent que tu tiens enfoui. Ainsi tu commets autant d’injustices qu’il y a de personnes à qui tu pourrais donner. »
Les pauvres ont plus que d’autres des droits, parce que, plus que d’autres, ils sont porteurs de sens.