Ces élèves qui disent les droits de l'homme

Marie Verkindt

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Marie Verkindt, « Ces élèves qui disent les droits de l'homme », Revue Quart Monde [En ligne], 152 | 1994/4, mis en ligne le 05 avril 1995, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3212

A la lumière des expériences vécues avec des enfants de milieu défavorisé, se construit une pédagogie où des élèves « pratiquent » concrètement les droits de l’homme.

Index de mots-clés

Droits humains, Ecole, Enfance, Pédagogie

Mon métier d’enseignant, je l’ai vraiment appris en rencontrant des familles très pauvres. Au départ, j’avais un idéal de justice mais je ne savais pas trop comment l’appliquer. J’ai été amenée, voici dix-sept ans, à participer à un séjour de vacances avec des enfants d’un quartier très défavorisé de Lille. La rencontre avec ces enfants a été le grand choc de ma vie. Mes certitudes, mes projets d’avant ont été complètement bouleversés : je n’avais jamais réalisé que la misère atteignait des familles entières.

Jusqu’au départ proprement dit, personne n’a su quels enfants partiraient effectivement. Déjà ce genre de flou me déconcertait complètement. Dans les jours qui ont précédé, j'ai dû rendre visite aux parents des enfants prévus pour ces vacances. Je n’étais pas rassurée non plus quand je me rendais chez une famille habitant un immeuble à moitié effondré et où les marches d’escalier étaient absentes ou branlantes.

Des découvertes qui bouleversent

Nous avions expliqué aux enfants que nous allons à la montagne, en Haute-Savoie, que nous prendrions le train jusqu’à Paris, puis un autre train. Cédric, sept ans, voyant une petite butte devant la mairie de Lille, m’a demandé si c’était la montagne. Arrivé à la gare de Lille, il m’a demandé si nous étions déjà arrivés à Paris. Ce sont des réactions qui m’ont choquée très profondément, en tant que professeur, parce que je découvrais l’enfermement et l’ignorance de ces enfants.

Un deuxième sujet d’étonnement fut l’agressivité dont témoignaient tous ces enfants, en particulier vis-à-vis du monde extérieur dans son ensemble. Ce serait trop long de raconter tout ce que j’ai vécu pendant ce voyage, par exemple, un enfant menaçant quelqu’un parce qu’il voulait s’asseoir à sa place. Les jours qui ont suivi furent aussi très durs. Il a fallu deux semaines pour que les enfants se rendent compte que nous étions vraiment à la montagne.

D’abord, j’ai douté, à voir les enfants si agressifs qu’ils soient aussi capables d’émerveillement et de curiosité. Un jour, Kamel, le plus « dur », s’est ouvert le menton. Chez le médecin, il a dû avouer sa faiblesse : une peur incroyable de se faire recoudre. Au retour, il a préféré ne pas rejoindre les autres et rester avec moi pour que je lui raconte une histoire. Je lui ai lu « Le petit prince. » C’est un pari que je faisais. Cette lecture l’a complètement transformé. A partir de ce moment-là, j’ai pensé que si lui était capable de s’émerveiller, de s’intéresser à l’histoire du petit prince, cette capacité existait alors chez tous les enfants. C’était pour moi une certitude nouvelle qui prenait corps et qui allait devenir très importante dans ma vie.

J’ai pu découvrir aussi que l’agressivité, dont je parlais au début, pouvait se transformer en relation d’amitié si les enfants avaient la possibilité de partager ce qu’ils savaient. J’en ai pris conscience avec une deuxième expérience déterminante. Nous faisions un camp de vacances avec un petit groupe d’enfants de 11-12 ans. Ceux-ci avaient été invités à rencontrer un groupe de scouts installé à proximité de notre campement. Refus catégorique de « nos » enfants, exprimé de façon assez violente et avec des mots grossiers. Par peur des autres, par honte : « Tu as vu comment ils sont habillés ! » Par la suite, l’observation dans une mare des têtards et des grenouilles à différents stades d’évolution donna lieu à toute une explication. Le lendemain, les enfants très intéressés par cette leçon de choses, allèrent spontanément trouver les scouts pour leur rapporter l’explication de la veille. Toute agressivité avait disparu et s’était transformée en capacité de communiquer.

Ainsi, devant cette faculté d’émerveillement, cette envie de découvrir, cette possibilité de communiquer avec d’autres parce qu’ils avaient des choses à dire, je suis encore plus indignée de constater le fossé qui existe entre les aspirations de ces enfants et leur niveau scolaire. J’ai même découvert que les aspirations des enfants à devenir médecins, infirmières, etc. étaient aussi celles des parents. Ceux-ci voudraient que leurs enfants puissent être utiles à la société. La dignité d’un homme, c’est pouvoir être utile à d’autres.

Je suis sortie de ces vacances avec des certitudes nouvelles mais aussi avec plein de questions. Comment, dans ma vie de professeur, pouvoir faire en sorte que le droit à l’instruction, à la culture, à l’éducation soit effectif pour tous les enfants ?

Mettre tous les élèves en situation de réussite

Dans un premier temps, j’ai recherché des pédagogies de la réussite qui permettent aux élèves de mon collège d’être convaincus que l’on peut apprendre à l’école. J’avais remarqué en effet qu’ils ne croyaient plus à l’école.

Michaël avait deux ans de retard en classe de 6ème. Il était taxé d’analphabétisme. Il avait un comportement pas toujours facile pour les autres et n’était pas très bien accepté. Un jour, j’avais prévenu les élèves que je ferais une interrogation au début du cours d’éducation civique. En rentrant dans la classe, j’entendis Michaël dire à sa voisine : « Il y a une interrogation ? Je n’ai pas appris la leçon. » Je me suis dit : « Il ne saura pas répondre et se trouvera à nouveau en situation d’échec. » En tenant compte des autres élèves, je ne pouvais renoncer à cette interrogation.

J’ai donc transformé l’interrogation écrite que j’avais prévue en interrogation orale. J’ai interrogé les élèves les uns après les autres, en m’arrangeant pour que Michaël soit interrogé plutôt à la fin. Et comme il a une très bonne mémoire, il a été tout à fait capable de réciter sa leçon. Ce qui m’a permis de le féliciter devant tout le monde. Ce dont il a tiré une certaine fierté, tout en se rendant compte que je n’étais pas dupe de la situation. Je suis allée le voir ensuite pour lui dire : « Avec la mémoire que tu as, si tu apprenais tes leçons, tu aurais de bons résultats. » Cette phrase, sa mère me l’a redite dix mois plus tard. C’est la preuve que l’enfant en avait été fortement marqué. Cette expérience m’a conduite à mettre désormais, le plus possible, tous les enfants en situation de réussite. Ce qui m’oblige à les connaître mieux pour que je puisse saisir rapidement les domaines où ils peuvent briller un peu.

J’ai entrepris une deuxième expérimentation. Pour que les enfants puissent suivre l’évolution de leurs progrès, j’ai recherché dans la pédagogie ce qui avait trait à l’auto-évaluation. Vouloir que tous les enfants puissent se mesurer avec eux-mêmes et avoir le sentiment de progresser est une démarche qui doit recevoir l’accord de tous les enfants de la classe et celui des parents. Est-il possible de bâtir un projet de classe autour de l’idée de la réussite de tous, essentielle à mes yeux, alors qu’on entend le plus souvent des réflexions telles que « il vaudrait mieux les mettre à part », « les enfants les plus difficiles retardent les autres », et qu’on voit certains parents changer leur enfant d’établissement, de peur qu’il soit freiné dans sa progression ?

Education aux droits de l’homme

Comment les enfants accueillent-ils cette expérience pédagogique ? A l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, il y avait eu un projet de l’ensemble du collège pour sensibiliser les élèves aux droits de l’homme. Là, j’avais remarqué l’unanimité lorsqu’on énonce les grands principes de la Déclaration des droits de l’homme. Mais comment passer de l’adhésion à des grands principes à une éducation aux droits de l’homme dans la vie quotidienne ? Il fallait trouver un truchement.

Au début du cours d’éducation civique en 6ème, quelques heures sont consacrées à parler du collège et du droit à l’éducation. L’enseignant étant aussi celui qui doit permettre aux enfants d’apprendre les uns des autres, j’ai posé ces questions aux élèves : qu’est-ce qui est important pour un enfant ?Que faut il pour qu’un enfant puisse réussir sa vie ? Ils ont réfléchi ; nous avons écrit toutes les réponses et les avons comparées à la Convention des droits de l’enfant. Les enfants se sont rendu compte qu’ils étaient tout à fait capables de dire ce qu’il faut à un enfant pour pouvoir avoir une vie correcte.

La deuxième partie du travail consistait à se demander si tous les enfants du monde pouvaient bénéficier des conditions indispensables à une vie correcte. Dans le cas contraire, y aurait-il des adultes et des enfants qui essaient d’agir pour que les droits soient effectifs pour tous ? Nous avons donc travaillé à partir d’un documentaire du magazine télévisé « Résistances » et d’une autre émission sur les droits de l’enfant, d’une part et, d’autre part, à partir de journaux, notamment d’un document du journal Le Monde consacré à ce thème. Le vocabulaire du Monde n’est pas particulièrement accessible aux enfants, mais ils étaient tellement intéressés par le sujet qu’ils ont réussi à dépasser cet obstacle de la lecture difficile pour dégager ce qui leur semblait important. Tous, y compris Michaël, se sont passionnés pour ce travail alors que je n’avais pas réussi à intéresser Michaël lorsque précédemment j’avais entrepris de faire une information sur les droits de l’enfant.

A vrai dire, ce qui m’a surtout aidée, c’est La boite à musique1 de Jean-Michel Defromont. J’ai lu ce livre aux enfants. Après chaque chapitre que nous lisions, nous nous posions la question : « De quel droit le héros du livre est-il privé ? » Le livre relate l’histoire d’une amitié qui se bâtit entre un enfant d’une famille très pauvre et un autre enfant de milieu plus favorisé. Il parle de la vie de cet enfant très pauvre avec les expressions mêmes de son milieu. Ce n’est donc pas le jugement d’une personne extérieure. Ce sont ces enfants-là et ces familles-là qui disent qui ils sont et quelles sont leurs aspirations. Cela permet aux élèves de devenir eux-mêmes les amis de ces enfants-là. Si c’était moi qui avais raconté la vie des enfants pauvres en France, j’aurais été incapable d’introduire une amitié entre les élèves.

Il s’est produit une sorte d’identification entre le héros du livre et l’enfant exclu de la classe, au point qu’il est arrivé à un élève, en parlant du héros, de confondre les deux noms. Ainsi, l’amitié suscitée pour le héros du livre pouvait se reporter sur l’enfant rejeté par la classe. Ce qui est arrivé au héros du livre permettait aux élèves d’évoquer tel ou tel autre enfant qu’ils avaient pu connaître, par exemple Picot à qui, un jour, l’instituteur avait voulu faire essayer dans la classe même des vêtements qu’il souhaitait lui donner, ce qui les avait choqués.

A partir de ce livre, je pouvais affirmer aux élèves qu’il n’était pas possible que certains restent en arrière, que nous étions tous un peu responsable des progrès de chacun. Ce qui était intéressant aussi, c’est que Michaël, qui vivait dans sa vie des situations analogues à celles racontées dans le livre, pouvait apporter aux autres des éléments de compréhension supplémentaires. Nous étions dans une dynamique de partage des savoirs.

Et l’idée a mûri que nous pouvions écrire un livre pour faire connaître à d’autres enfants ce que nous avions découvert. Ce livre, « L’enfant et ses droits » a été réalisé à partir du ours d’éducation civique. Il reprend tous les droits, avec les expressions des enfants. Il donne des exemples qui montrent qu’il y a des enfants dans le monde qui n’ont pas tous ces droits et que des gens luttent pour que ces droits soient reconnus à tous. Il me semble intéressant de citer une partie de la dédicace : « Aux enfants pauvres qui nous ont fait réfléchir à ce que c’est que la vie d’un enfant sans droits. » L’aventure de l’écriture de ce livre a donné lieu à des échanges avec tous les professeurs et a permis de créer un accord entre nous. Par exemple, le professeur de français a aidé à faire des poèmes sur la Paix, parce que le droit de vivre en paix est un des droits mentionnés dans la Déclaration des droits de l’enfant.

A l’épreuve des droits de l’enfant

L’attitude des adultes est déterminante pour que les droits de l’enfant soient vécus au quotidien, pour que les élèves acceptent que personne ne soit exclu de la classe. Je pense à Sébastien, un enfant qui avait été placé et qui n’acceptait pas son placement. Il faisait des fugues relativement fréquentes. A l’intérieur de la classe, cela créait des tensions : venir à l’école exige un effort pour tous et Sébastien apparaissait comme échappant à cet effort, même si chacun savait bien que ce placement lui fermait tout avenir. L’accumulation des remarques suscitées par son absence rendait pratiquement impossible son retour dans la classe. Il avait même été envisagé de lui trouver une place dans un institut médico-éducatif.

Personnellement, je ne pouvais accepter cette situation car si Sébastien revenait dans ces conditions, le climat de la classe le ferait repartir aussi vite. J’ai alors expliqué aux élèves que tous les enfants n’avaient pas les mêmes conditions de vie, que certains avaient plus de difficultés que d’autres et que, dans ces cas-là, il était plus difficile d’apprendre. Puis nous avons cherché ensemble ce qui pourrait être fait pour Sébastien. Les enfants ont décidé de lui écrire une lettre en lui disant qu’il manquait aux autres. Ils ont décidé qu'à son retour ils l’aideraient à rattraper son retard. Avec plusieurs collègues, nous sommes intervenus pour éviter que Sébastien soit envoyé ailleurs. De ce fait, il a pu revenir en classe. A travers cet épisode, les enfants de la classe ont vécu une certaine éducation aux droits de l’homme.

Encore un dernier exemple. Nous avions décidé de correspondre avec une classe de CM22 dont l’instituteur cherchait comme moi comment faire pour que tous les enfants de la classe puissent vraiment apprendre. Pour se présenter par lettre à l’autre classe, nous avons décidé de dire quelle était la qualité principale de chacun des élèves, celle qui nous manquerait vraiment s’il était absent. Nous avons donc cherché ensemble ce que chacun apportait à la classe : celui qui par son calme entraînait la classe à être plus attentive, celui qui posait des questions intéressantes, celui qui faisait preuve de persévérance malgré les difficultés, etc… Cette recherche collective leur a permis de mettre en valeur la qualité de persévérance de l’enfant le plus mal perçu jusqu’alors. Par la suite, cet enfant a été bien mieux intégré dans la classe.

Associer les parents

Est-il possible d’entraîner les parents dans des démarches comme celles-là quand on sait qu’ils ont toujours peur que leurs enfants soient pénalisés par la présence de certains autres, plus lents à apprendre ? Une démarche basée sur les droits de l’enfant et les droits de l’homme peut-elle avoir le concours de parents dont on dit qu’ils ne viennent jamais à l’école ? Une première réaction consisterait à dire : peu importe, puisque de toute façon ils ne se manifestent pas.

Des années plus tard, pendant un temps de disponibilité que j’ai pris pour aller visiter tous les parents, j’ai découvert que ce que j’affirme au début de chaque année scolaire – « Dans cette classe tous les élèves progresseront » - et mon refus qu’un seul élève soit l’objet de moqueries ou laissé sur la touche sont des attitudes que les élèves en grande difficulté portent à la connaissance de leurs parents. Je signale aussi sur le carnet de correspondance les difficultés de l’enfant mais surtout ses capacités, en souhaitant une rencontre avec les parents pour voir comment mieux l’aider.

Il faut faire comprendre aux parents que nous, enseignants, ne voulons pas exclure leur enfant, que l’instruction est un droit pour tous. Et le meilleur ambassadeur de ce message, c’est l’enfant.

La maman de Michaël est venue au collège pour la première fois lorsque nous sommes allés avec les élèves porter notre livre « L’enfant et ses droits » au maire de Tourcoing, estimant qu’il avait une responsabilité dans l’application des droits de l’enfant. J’avais invité les parents à se joindre à nous. Plus tard, cette femme, qui n’avait jamais d’argent pour les sorties scolaires, n’a pas hésité à payer le voyage de son fils à Paris pour qu’il puisse participer au rassemblement du 17 octobre3 et lui a recommandé d’emporter notre livre pour qu’il soit signé par le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde. Or je n’en avais jamais parlé avec elle. C’est à travers l’enfant que quelque chose a été transmis.

Le projet de livre avait été fortement soutenu par l’association des parents d’élèves parce qu’il offrait aux enfants la possibilité de réfléchir. Certains ont dit ensuite qu’on devrait davantage écouter les enfants parce qu’ils ont de bonnes idées.

Manifester le droit à l’instruction pour tous est une démarche-clé pour rencontrer ces parents dont on dit trop rapidement qu’on ne peut pas les rencontrer. En réalité, nous pouvons tout à fait devenir partenaires ensemble. De la part des autres parents, je n’ai pas rencontré d’opposition à l’acceptation des enfants en difficulté. Il y a une attente d’éducation de la part de tous les parents. Les seules exigences formulées parfois par des parents par rapport au fait que nous voulons la réussite de tous les enfants : le maintien en tous les cas de la discipline dans l’établissement ; le refus des manifestations de violence ; le respect de l’hygiène. Ce sont des demandes tout à fait logiques, auxquelles nous devons être attentifs si nous voulons promouvoir le respect des droits de l’enfant et, partant, des droits de l’homme.

1 Editions Quart Monde, 1992, 6ème édition, 290 pages, ISBN 2. 904 972 29 3.
2 Le CM2 (cours moyen, 2ème année) est la dernière année de l’école primaire en France.
3 Cf dans ce numéro la rubrique consacrée au 17 octobre.
1 Editions Quart Monde, 1992, 6ème édition, 290 pages, ISBN 2. 904 972 29 3.
2 Le CM2 (cours moyen, 2ème année) est la dernière année de l’école primaire en France.
3 Cf dans ce numéro la rubrique consacrée au 17 octobre.

Marie Verkindt

Marie Verkindt est mariée et mère de quatre enfants. Elle a participé au combat contre la misère à travers des bibliothèques de rue et a animé une antenne du Mouvement ATD Quart Monde dans sa ville. Enseignante depuis vingt ans, actuellement professeur de collège à Tourcoing, c’est surtout dans sa profession qu’elle situe son action.

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