Revue Quart Monde : Au lieu d’un ouvrage d’instruction civique ou d’une sélection de textes d’écrivains, vous avez pensé à choisir un roman pour sensibiliser les élèves aux droits de l’homme. Pourquoi ce choix somme toute original ?
Christian Deligne : Un roman, c’est la vie ! Une vie racontée, bien sûr, à travers un prisme culturel et social. En s’identifiant à des personnages variés, les enfants peuvent ainsi découvrir une certaine diversité de points de vue. Ici, je retiens ceux qui partent du bas de l’échelle sociale.
Je cherchais un livre qui illustre le droit au savoir, pour offrir aux enfants l’occasion de se situer en tant qu’acteurs du droit au savoir pour les autres. J’avais gardé en mémoire un des documents du rapport Joutard1 : « Une classe où on met en œuvre les droits de l’enfant. » Ce document cite une expérience novatrice : une classe de Lille avait étudié les droits de l’enfant, non pas comme une théorie mais à partir de témoignages d’enfants fréquentant une bibliothèque de rue d’un quartier défavorisé. Cette expérience me confortait dans l’idée que les élèves étaient capables d’initier des changements.
RQM :Que s’est-il passé dans cette classe de Lille ?
Les élèves de cette classe avaient compris, par exemple, que la misère empêche d’apprendre parce qu’elle empêche d’avoir des amis,. A la rentrée suivante, sur vingt-quatre écoliers, huit n’étaient plus là : issus de familles très pauvres pour la plupart, et en grande difficulté scolaire, ils n’avaient pas été admis dans la classe supérieure.
Avec leur instituteur, les élèves commencèrent à réfléchir sur la manière de pratiquer les droits de l’enfant dans leur classe de sorte que l’année soit réussie pour tous. Une de leurs premières réactions fut de dire : « Il faut que tous les enfants puissent apprendre. » Ils insistèrent aussi sur la nécessité d’avancer ensemble, d’avoir des amis, de se respecter – qu’on ne se moque pas les uns des autres, spécialement à propos des parents… – Tout cela fit l’objet d’une « charte » écrite.
Chaque enfant s’engage alors à ce que tout le monde puisse apprendre et se sent responsable de partager ce qu’il sait avec ceux qui n’ont pas compris. La classe est organisée, peu à peu, pour rendre ce partage possible, passant progressivement d’une pédagogie “frontale” (c’est-à-dire classique, « ex cathedra ») à une pédagogie interactive basée sur le partage du savoir.
L’enjeu - la réussite des élèves les plus en difficulté - a été à l’origine de changements pédagogiques et du renforcement des relations entre l’instituteur et les parents. Elle est restée la mesure de l’action.
RQM :Vous pensiez aller dans un même sens à partir d’un roman ?
Exactement, compte tenu des temps assez courts dont je disposais comme enseignant stagiaire. Le roman de Marie-Christine Helgerson, Claudine de Lyon2, répondait à mon attente. Il situe avec beaucoup de finesse l’évolution de Claudine, onze ans, « canuse » dans l’atelier de son père, pendant la promulgation de la loi sur l’école obligatoire en 1882. La crainte de son père, qui est le jouet de la révolution industrielle, influe sur son caractère. Cette situation professionnelle, les relations de Claudine avec son père, d’une part, avec ses camarades de classe, d’autre part, sa volonté…font de ce roman une illustration et un support particulièrement adaptés à l’étude des droits de l’homme et de l’enfant.
A travers ce roman, je souhaiterais aider les enfants à se construire « progressivement un ensemble de notions qui permettent d’interpréter une situation, au-delà de l’anecdote, en termes de droits de l’homme. »3 J’espérais aussi qu’ils prendraient conscience de leur capacité à être acteurs des droits de l’homme.
RQM :Mais le récit que vous venez de résumer se situe dans un contexte historique inconnu des enfants…
Certes ! Pour prendre du recul par rapport à la situation de Claudine et de sa famille, il leur fallait d’abord comprendre ce qu’avait été la révolution industrielle ainsi que les notions de production, de consommation, d’industrie, d’entreprise, d’artisanat…. Pour situer le parcours de Claudine, il leur fallait être informés sur le travail des enfants au XIXè siècle. J’ai donc songé à une sortie de classe avec présentation d’un métier à tisser qui leur ferait comprendre concrètement en quoi consistait le travail de Claudine.
La classe que j’ai suivie dans une école de la banlieue parisienne – en stage de pratique accompagnée – n’avait étudié aucune des notions relatives à la révolution industrielle.
Bien que j’en aie entrepris la présentation, nous n’avons pas pu aller très loin dans ce domaine et la compréhension du roman a été limitée.
J’ai lu aux enfants le premier chapitre du roman qui situe les relations entre les personnages principaux, Claudine et ses parents. Les enfants lisent ensuite le deuxième chapitre sur la guérison de Claudine, due à sa volonté farouche, et sur son rêve, non réalisé, d’aller à l’école.
J’ai demandé alors aux élèves de choisir un personnage, puis d’écrire d’une part ce qu’il veut, d’autre part les soutiens et les obstacles qu’il rencontre. De nombreux enfants ont choisi Claudine et relevé qu’elle veut aller à l’école. Tous les enfants ont conclu que la mère de Claudine soutenait sa fille mais que son père faisait obstacle à sa volonté d’aller en classe.
Frankie ne sachant pas écrire couramment, je m’étais mis à côté de lui pour écrire son avis afin qu’il puisse le recopier. Il me dit : « Claudine voudrait aller en classe, mais elle ne peut pas, les autres vont se moquer qu’elle tisse. » Je lui demande d’expliquer son avis. Il me répond : « Ben oui, parce que c’est la seule qui tisse dans la classe ; alors les autres vont se moquer, elle pourra pas apprendre. »
Les autres enfants sont étonnés et dubitatifs : cette idée n’est pas dans le texte et Frankie n’apporte pas d’habitude les bonnes réponses ! J’ai dû leur expliquer que l’auteur avait pourtant imaginé le même obstacle. En effet, quand Claudine quitte son école de quartier, elle se fait moquer d’elle parce qu’elle a un vocabulaire et une attitude de canuse. Elle ne réussit à surmonter cela parce qu’elle se fait une amie.
Frankie est fils de voyageurs, lui-même sait trier la ferraille (en électricité, il a appris à la classe comment reconnaître le fer du zinc.) Sa famille est sédentarisée dans la région quoique constamment chassée de lieu en lieu. Cependant, où qu’elle soit, le père amène toujours ses enfants à la même école. Mais ils savent à peine déchiffrer.
Frankie avait trouvé dans sa propre vie familiale des clés pour comprendre ce roman. Cela lui a donné confiance et se participation en classe devint nettement plus active.
RQM :Vous avez recommencé la lecture de ce roman dans une autre école…
Oui, dans une autre ville de la banlieue parisienne. Ce fut une expérience toute différente. Il s’agissait d’une école d’un quartier défavorisé en ZEP (Zone d’éducation prioritaire.) C’était une classe de CM2.
Pendant les deux premières séances, j’ai lu les premier et quatrième chapitres du roman successivement à deux demi-groupes. Les enfants ont rédigé aussitôt ce qu’ils avaient retenu des soutiens et des obstacles à la vie des personnages. Au quatrième chapitre, deux éléments perturbateurs interviennent : d’une part, l’école devient obligatoire, ce qui suscite les réactions de Monsieur et Mme Boichon ; d’autre part, M. Montsessuy, le fabricant qui fournit du travail à la famille Boichon, impose à celle-ci d’acheter un nouveau métier à tisser, ce qu’elle fait, mais à partir de ce moment, plus aucune commande n’arrive.
Les enfants furent très passionnés. Ils ont confronté leurs interprétations des relations entre les personnages à partir des soutiens et des obstacles que chacun d’eux avaient écrits.
RQM :Etes-vous parvenu à faire découvrir aux élèves les droits dont les héros du roman sont privés ?
C’est l’objectif de la troisième séance. J’avais en tête les critères d’un droit formulés par l’INRP. Un droit doit avoir un titulaire déterminé, et un objet déterminé et possible. En outre, un droit doit être opposable à des tiers, à qui on peut imposer l’obligation de le respecter. Enfin, la négation du droit doit pouvoir être sanctionnée.
Avant de lire le roman avec les enfants, je devais évaluer les notions de droit qu’ils avaient retenues après avoir étudié, l’année dernière, la Convention des droits de l’enfant. Je les ai donc interrogés : « A quelles conditions ces droits seront-ils utiles ? » Leurs réponses furent tout à fait spontanées. J’en citerai quelques-unes. « Il faut que les droits soient une loi écrite. Je pense aux règles de vie de la classe qui son écrites là. » Ou bien : « Il faut qu’ils correspondent à des besoins ; par exemple, le droit d’aller à l’école, c’est le besoin d’apprendre. » Ou encore : « Il faut qu’ils préparent l’avenir. Je pense aux bébés. » Et cet enfant qui répond : « Quand tu sais lire et écrire, tu peux lire ta feuille de paye, remplir les papiers, avoir un métier, faire des B.E.P, des C.A.P4… Le droit d’apprendre doit servir au droit au travail. »
Personnellement, j’ai indiqué aux enfants qu’en cas de non respect d’un droit, il faut que n’importe qui puisse se plaindre de cette violation et que le tort soit réparé.
Je lis alors la fin du quatrième chapitre. Un officier de police vient constater les raisons pour lesquelles Claudine ne vas pas à l’école. La famille reste muette. Le policier est mis à la porte par M. Boichon qui voit là une intrusion dans la vie de sa famille. Convoqué au tribunal, celui-ci dit sa fierté d’être canut, et sa conviction d’être un bon père car il a envoyé sa fille se soigner quand elle était malade. Il insulte le tribunal et est jeté en prison. Mme Boichon et Claudine doivent mettre en gage leurs quelques biens. Elles ont tellement honte qu’elles n’osent pas demander de l’argent à l’épicière et que Mme Boichon n’ose pas retourner à l’usine, mais Claudine la convaincra.
Après cette lecture, chaque enfant disposait de dix minutes pour énoncer les droits nécessaires à chaque personnage afin qu’il puisse réaliser ses projets. Ensuite, nous avons vérifié l’utilité des droits cités par chacun. Au fur et à mesure qu’un consensus se dégageait sur une formulation écrite au tableau, chaque enfant la recopiait sur son cahier.
A propos de Claudine, les élèves ont relevé les droits suivants : droits d’apprendre, d’écrire, de lire, d’avoir un langage plus riche, d’avoir une opinion, d’avoir un objectif pour l’avenir, d’avoir des amis, d’être soignée. L’énoncé de ces droits n’a pas suscité de conflit d’opinion parmi les enfants. L’un d’eux ajouta même que Claudine, quand elle était chez elle, avait appris quelque chose, à tisser alors que les autres ne savaient pas.
RQM :Les enfants se sont identifiés sans doute facilement à Claudine. Mais se sont-ils intéressés aux droits de ses parents ?
Certains d’entre eux avaient choisi le père ou la mère et la discussion fut animée. Par exemple, Arnaud avait choisi M. Boichon mais sans réussir à en parler en termes de droits. Il ne racontait que des faits. Comme je lui en faisais la remarque, une élève me dit qu’il fallait quand même entendre ce qu’Arnaud avait écrit. Il pense que M. Boichon doit être respecté. A quoi de nombreux enfants, notamment des filles, rétorquèrent que c’était impossible puisqu’il ne respectait pas les autres ! Pour Arnaud, la venue de l’officier de police était bien une immixtion dans la vie privée de la famille. Je l’ai détrompé en rappelant que la loi est valable pour tous les citoyens. Un enfant a alors proposé le droit à avoir un avocat.
Une discussion s’ensuivit. Pour Arnaud et d’autres, M. Boichon veut gagner de l’argent afin de faire vivre sa famille. Pour certains, il veut de l’argent par amour de l’argent et souhaite la guérison de sa fille afin qu’elle reprenne le travail. Cependant, ils furent tous d’accord pour écrire « droit d’avoir les moyens de vivre, lui et sa famille. » Je note que chacun garde sa représentation des personnages à peu près intacte.
Quant à la mère, Mme Boichon, les choses semblent plus simples. Les écoliers qui l’ont choisie parlèrent à son propos de droit au travail, du droit à une aide financière lorsque son mari est en prison et du droit à ne pas avoir honte.
RQM :Ces deux expériences, malgré leur brièveté, vous encouragent-elles à poursuivre ?
Bien sûr, car j’en ai tiré plusieurs leçons. J’ai pu constater, par exemple, à quel point l’identification des enfants à un personnage dépend de leur milieu social et de leur sexe. Lors de la première expérience en CM1 et CM2, aucun enfant n’avait remarqué, d’emblée, que le travail de M. Boichon était hypothéqué par la révolution industrielle. Au contraire, dans l’école située en ZEP, plusieurs enfants ont exprimé spontanément le lien avec la mutation industrielle actuelle. Les garçons se sont alors identifiés à ce travailleur et ont excusé ses écarts de langage ou de conduite. Les filles, elles, se sont identifiées à Claudine, à sa volonté, à son courage d’aînée et de militante du savoir.
Leur instituteur, quant à lui, a remarqué l’investissement et la profondeur de la réflexion de tous les enfants, y compris ceux qui ont en général le plus de mal à s’intéresser. Ce qu’il attribue au thème du roman, au réinvestissement du travail des années précédentes sur les droits de l’enfant et à la complémentarité de ce thème avec la pédagogie institutionnelle.
Autre chose aussi m’a marqué quant à leur découverte du droit au savoir. Dans la classe en ZEP, on avait fait le point sur le tutorat, huit jours avant la lecture de ce roman. En effet, au deuxième trimestre, les enfants travaillent par groupe de deux : un tuteur et un « tutoré. » D’après les tutorés, le tuteur est celui qui aide, qui explique, qui rappelle le soin ou la gestion du temps, les tuteurs progressent grâce aux questions des tutorés. D’après les tuteurs, leur rôle est de vérifier souvent le travail, montrer les erreurs mais sans donner la réponse aux tutorés parce qu’ils doivent réfléchir : le tuteur n’est pas un supérieur mais un ami. Quelquefois, et c’est un signe de réussite, les relations tuteur-« tutoré » s’inversent dans quelques matières.
Or, pendant qu’ils écrivaient les droits des personnages du roman, les enfants, évoquant de nouveau le tutorat, se sont identifiés à travers celui-ci comme acteurs du droit au savoir.
RQM :Cette expérience aurait donc rendu concrets les droits de l’homme, souvent perçus comme des principes ?
Certainement. J’en veux pour preuve l’intérêt qu’ils ont pris à la projection d’une vidéo faite par leur instituteur. Cette vidéo porte sur la naissance de la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948. Elle situe le contexte historique, la guerre mondiale, la détermination de Mme Roosevelt et de M. Cassin. Le texte de la Déclaration est ensuite lu successivement par des chefs d’Etats de toute la planète, ce qui a beaucoup impressionné les enfants.
En ayant eux-mêmes écrit des droits de l’homme, les enfants ont ainsi pu prendre conscience qu’en d’autres temps, des violations des droits fondamentaux avaient aussi poussé des hommes à écrire leurs droits.
A la séance suivante, les enfants allaient valider les droits qu’ils avaient écrits en les retrouvant dans la Déclaration de 1948. Pour cela, j’ai distribué à chacun les articles de la Déclaration de 1948 et de la Convention des Droits de l’enfant qui correspondaient aux droits relevés par la classe. Une petite précision : pour les textes de la Déclaration, j’avais choisi la version simplifiée réalisée en Suisse par l’Association mondiale pour l’école, instrument de paix.
L’étude des droits de l'homme en complémentarité avec le vécu de la classe est un des thèmes qui permet à tous les élèves de s’exprimer, y compris, selon Francine Best5, les enfants qui cumulent les situations de non-droits et qui, de génération en génération, échappent aux schémas culturels, économiques et politiques. Ils peuvent ainsi communiquer leur expérience de vie sans laquelle tout projet de société juste ne pourrait voir le jour.