Revue Quart Monde : Limitée au cadre de l’école, la notion d'enfant civilisateur évoque en moi trois idées. Deux sont simples et couramment admises. L’une nous dit que les enfants, correctement éduqués, feront, devenus adultes, progresser la civilisation. L’autre nous dit que les enfants nous civilisent parce que l’amour que nous leur portons nous fait découvrir l'art de protéger la fragilité et celui de stimuler un développement en cours. Ma troisième idée se laisse mal formuler. C'est l’espoir d'arriver à mettre carrément la balle de la civilisation dans le camp des enfants. Le moyen serait d’instaurer des rapports de proximité vraie entre maître et enfants, d'aménager une égalité vécue, sentie, voulue, entre tous ceux qui vivent dans une classe. Ce que vous tentez dans votre classe me semble de cet ordre...
Christian Deligne : Je pars du postulat que les enseignants veulent la réussite de tous les enfants, même s’ils n’arrivent pas à l’assurer à tous. Ils peuvent former un consensus autour de cette volonté, à condition de ne pas masquer les difficultés. La suspicion sur leurs intentions les indigne.
Or, l’instituteur vit avec chacun de ses élèves les conséquences immédiates de ses choix pédagogiques et de ses manières d’être. Les réactions individuelles sont amplifiées et complexifiées par celles du groupe-classe, qui a sa propre vie. D’où les risques. Soit les enseignants culpabilisent et se replient sur eux-mêmes, soit ils désignent la fatalité comme unique explication des échecs des enfants. Ils compensent par la recherche de relations conviviales entre adultes. Nécessaires, elles ne suffisent pas à créer un climat et des actes mettant en oeuvre l'égale dignité entre tous les êtres humains.
Afin de mettre les enseignants en situation de recherche commune, une nécessité se confirme depuis quatre ans dans mon école : celle de reconnaître, au delà des divergences pédagogiques, le travail effectué pour que tous les enfants réussissent, et les valeurs que cela sous-tend. Cependant, l’entrée dans un échange vrai exige qu’au moins l’un de nous fasse le premier pas, ose la sincérité en confiant sa propre recherche, ses doutes, ses interrogations, ses échecs...
Revue Quart Monde : N’est-ce pas beaucoup demander ?
Sans ces échanges, où et comment les enseignants pourraient-ils réfléchir à leur manière d’être avec les enfants en partant des textes tels que la Convention des droits de l’Enfant et la Déclaration des droits de l’Homme ?
Faute d’un accord ou d’une explicitation sur les valeurs à promouvoir dans l’école - l’égale dignité de tous les êtres humains et le respect mutuel qui en découle - les enseignants entretiennent, au mieux, des relations sympathiques. Pour avancer, ils ont besoin de s’appuyer sur des échanges sincères entre eux et de prendre appui ensemble sur des grands textes régulateurs, condensant et stimulant leurs idéaux. Si l’on ne cherche pas quelque chose qui nous dépasse, on ne s’humanise pas.
Lorsque les instituteurs perçoivent qu’ils cherchent tous à vivre des valeurs, il est nécessaire de nommer et d'approfondir celles-ci : le courage, la solidarité, et, au centre, l’égale dignité de tous les êtres humains. Il faut créer des moments où se dire ce que l’on veut être.
Revue Quart Monde : Permettez-moi de rebondir sur le mot être. Depuis bien longtemps, je me répète que l’on ne pense pas suffisamment à sa vie sous la forme d'un désir d'être quelque chose - d'avoir un certain être.
A l'heure actuelle, nous n’avons pas de référent commun, on en cherche un du côté des droits de l’Homme, qui est un système moral et non un système d'explication du monde. Nous retombons constamment dans l'inculcation car nous ne réussissons pas à définir une morale appuyée sur des vérités certaines. Nous essayons de convaincre les enfants de suivre une morale des droits de l’Homme sans parvenir à démontrer que cette morale est incontestable. Il faut donc tenir lucidement compte de cette impuissance et chercher à s’y prendre autrement. Faute de s’appuyer sur des arguments démonstratifs, il faut donner aux enfants l’occasion de s’éprouver eux-mêmes comme des êtres capables d’émotions positives. Il faut faire faire aux enfants l’expérience de leur désir et de leurs capacités de fraternité.
Cependant la réalité n’est pas toujours fraternelle. Garder un regard positif sur chacun demande un réel travail sur soi-même. Avec les enfants, il y a des étapes où il est nécessaire d’imposer, par l’autorité, un respect de tous, faute de quoi certains restent souffre-douleur et tous se bâtissent dans une ambiance où l’on tolère les souffre-douleur. Ainsi, après des lectures de témoignages d’enfants du Congo et de l’île de la Réunion, j’avais demandé aux élèves de citer les besoins de l’Homme. Ils évoquèrent en premier lieu des besoins primaires : manger, se loger... Mais quand un élève a dit : « Les enfants ont besoin de communiquer », il suscita des éclats de rire. Ou encore, quand nous recherchions les causes des immenses incendies en Indonésie, une élève a donné l'hypothèse du vent. Ce furent encore des éclats de rire. Ces enfants ont été disqualifiés du fait de leur personnalité et de leur niveau scolaire. Comment faire de ce qu’ils disent une parole donnant une signification à ce qu’ils vivent eux-mêmes ? Puisque le souffre-douleur est forcément mal, je suis donc bien. Nommer l’égale dignité de tous est l’une des réponses.
Il en est d’autres. Par exemple, placer régulièrement tous les enfants dans une position où ils ont quelque chose à dire qui puisse être facilement validé. Pour cela, il faut mettre tout le monde dans une situation de réussite scolaire.
Quand un enfant est moqué par la classe à cause d’une réponse qui étonne, sans doute faut-il réagir sans dramatiser. Et faire argumenter la position surprenante de cet enfant, en insistant sur les valeurs de respect mutuel. L’enseignant doit alors avoir l’honnêteté de reconnaître que ses propres expériences d'exclusion et d’humiliation influent fortement sur ses réactions et que pondérer celles-ci n’est pas toujours aisé dans l’immédiat ! Nombre d’enfants se blindent pour n’avoir pas à comprendre ceux qui ont le plus de mal. Quand on décentre l'enfant par des témoignages ou des romans, il est beaucoup plus facilement en empathie avec les autres, car les difficultés de relations ne sont pas vécues de plein fouet. Vivre sans lire est un tourment, disait Claude Duneton, car à la vie vécue, il manque une vie relue.
Revue Quart Monde : Face à la personne, si l’on n’atteint pas l’empathie, on n’atteint pas le respect. C'est là que se situe le roman chez vous, car les romans et les témoignages sont porteurs d'empathie, ils apprivoisent l'enfant avec lui-même et avec les autres.
Un fait significatif. Au début de l’année, les élèves ont lu et commenté des témoignages d’enfants, marqués profondément et durablement par les conditions de vie difficiles autant que par l’abandon ou le mépris qu’ils subissent, en France et dans les quatre coins du globe. Dans une rédaction, les élèves devaient écrire les droits qui auraient dû être reconnus aux auteurs de ces témoignages et qui leur auraient permis de réaliser leurs voeux. Grâce à ce décentrage et à leur compassion, les élèves ont réussi à formuler de vrais droits correspondants à de réels besoins.
Ils ont ensuite lu la Déclaration universelle de 1948 en langage simplifié. Ils ont alors retrouvé les droits qu’eux-mêmes avaient écrits. Ils sont ainsi passés de la revendication d'un droit à la prise en charge d'une réponse par la société. Ils ont découvert l’existence des organismes d’Etat et d’associations qui prennent en charge la demande des autres et lui donnent au moins un début de concrétisation. Les enfants ont pu ainsi s’approcher de l’idée qu’au-delà des différences d’époque et de situation, il existe une sorte de fond commun humain, une similitude entre tous les hommes qui s’efforcent de civiliser l’humanité.
Finalement, les enfants ont rompu, ici et maintenant, avec la fatalité. Ils avaient pris conscience de droits relevant de divers domaines politique, économique... et de leur indivisibilité. Ils en étaient bénéficiaires et militants. Nous avons alors repéré pour quels droits ils pouvaient militer, compte tenu de leur âge et de leur position d’élèves. D’une part, les droits fondamentaux - la liberté, la dignité donc le respect mutuel - et d’autre part, le droit à l’éducation, au savoir. Un consensus s’est alors fait dans la classe, qui, pourtant, n’y était pas prédisposée : personne ne doit avoir des notes en dessous de la moyenne. Nous devons donc nous organiser de telle sorte que personne ne reste à la traîne.
Revue Quart Monde : Il faut amener les enfants à saisir le concept d’humanité dans toute son extension et sa compréhension. On a toujours tendance à oublier un morceau de l'humanité : les femmes, les enfants, les humains défigurés par la misère. Or on ne peut pas appréhender un concept en compréhension si l’on a oublié une de ses composantes. Il faut associer les enfants à cet entier recensement de toute l’humanité. Certains droits doivent être travaillés pour que tout enfant se sente véritablement une personne humaine. Citons le droit à l'identité, en référence aux apatrides. Ou encore, le droit à la vie : cette impossibilité absolue qu'un individu dispose d’un autre, pas même les parents sur leur enfant...
N’ayant bien sûr pas encore prise sur la plupart des droits, les enfants peuvent néanmoins apprendre les combats menés pour la défense des droits de l’homme et se former ainsi à leurs responsabilités de futurs citoyens.
Revue Quart Monde : Souvent, les gens imaginent que la pédagogie institutionnelle pratiquée dans votre école est quelque chose de relativement brutal à l'égard de l'enfant. Ils pensent que les conseils de classe, avec le jeu des votes, les délibérations, la discipline aussi est une mécanisation de la vie sociale. Elle entraînerait un mépris de l'hésitation individuelle, du droit de faire des choses pour soi-même, une perte d'intimité, une perte d'indépendance. Or il peut y avoir corrélation entre le souci de la personne et la structuration du groupe. Il y a un droit à l'erreur inhérent à cette pédagogie, il s'y instaure une entraide.
Les conseils permettent aux enfants révoltés de donner leur avis, et s’il est reconnu par la classe, de changer le quotidien.
Chaque personne a une voix. Au fur et à mesure que des problèmes se posent, le conseil exerce son pouvoir institutionnel et vote des lois et des sanctions. Cette année, une des premières lois a porté sur les Tamagoschi qui sonnaient dans la classe ! J’ai d’abord rappelé aux enfants la volonté de tous leurs parents de les voir apprendre à l'école. Ils ont démarré la discussion d’abord avec leurs parents, cela a donné, je crois, le sérieux de leur réflexion et a abouti à ce qu'ils proposent eux-mêmes l'interdiction des Tamagoschi dans la classe. Cet épisode a été l’occasion, lors de la réunion de classe, de créer un accord avec les parents sur la manière de soutenir les enfants.
Des lois et des sanctions sont votées sur tous les aspects du quotidien (aller aux toilettes, etc.) Chaque semaine, nous veillons à l'application des lois et nous les amendons, si nécessaire. Par exemple, observant que les enfants abusaient de leur droit d'aller aux toilettes, j’ai noté et communiqué le nombre et l'heure des allées et venues. Ils ont ri. Mais ils y sont allés de manière raisonnable et il n’y a pas eu besoin d'amender la loi.
Voilà trois ans, dans une classe difficile, les enfants qui avaient le plus de mal avec les lois, les plus turbulents, ont été ceux qui ont proposé les sanctions les plus dures. Ils savaient avoir besoin de cadres très stricts pour se canaliser. Ils donnaient ainsi leur vision d'un bon fonctionnement de la classe, même s’ils étaient les moins à même de le respecter. Dans ce cadre, quand ils enfreignent la loi, c’est celle qu'ils ont eux-mêmes votée. Un adulte le leur rappelle et sanctionne, conformément à la loi. Au bout d’une semaine, l’enfant peut demander au conseil de classe la récupération de ses points. Par exemple, cette même classe, voilà trois ans, avait plusieurs fois redonné des points à un enfant dont l’agressivité faisait craindre le pire. Pourtant, à un moment, la classe a osé dire : « Non, tu ne t’es pas amélioré, nous ne te redonnons pas tes points » L’enfant s'est mis à pleurer. Cet instant fut un tournant pour la classe, qui avait osé dire la vérité et pour l’enfant, qui commencera de réels efforts de comportement. Le fait de pouvoir redonner des points permet de refuser explicitement d’enfermer un enfant dans son « étiquetage ». Chacun peut changer, évoluer, redémarrer. Tout comme la classe dans son ensemble.
Revue Quart Monde : Les enfants remplissent donc des fonctions de délégués. Comment vous y prenez-vous pour que cette fonction ne soit pas exercice de pouvoir ou occasion de prestige ?
L'organisation des responsabilités institutionnelles fait l’objet d’un débat en début d’année pendant le conseil d'enfants. Sur la question des délégués, les enfants écrivent leur vision idéale de cette responsabilité. De là, nous constatons que personne n’est à la hauteur de cet idéal. Il faudra s’y exercer, mais en étant délégué, on a une chance de se former, ce qui est une responsabilité de l’école. Tout élève a droit à être candidat, et tout élève a droit à cette formation. Selon les années, les enfants varient l’organisation afin de permettre au plus grand nombre de bénéficier de cette formation, à laquelle ils sont sensibles. Par exemple, des élus seront d’abord suppléants - pour lever les hésitations à être candidats. Ou bien, les délégués seront élus pour un trimestre seulement. Ou encore, des élus ne pourront être réélus.
Revue Quart Monde : Les plus silencieux des enfants ne pourraient-ils pas être nommés secrétaires par le maître ? Ils auraient ainsi des fonctions véritables, avant de devenir de vrais titulaires d’une charge élective...
En effet. Certains instituteurs nomment des enfants à des responsabilités matérielles - pour leur permettre de se former - évitant ainsi le tirage au sort qui peut désigner les enfants déjà les plus aptes.
Revue Quart Monde : Vous m’aviez parlé de moments où vous mettez les difficultés à plat, où vous pratiquez l’autocritique de vos mouvements d'humeur ...
Il m’arrive de me mettre en colère et de juger ensuite que ce n’était pas la meilleure réaction. Un exemple. Quand, durablement, un enfant ne travaille pas en classe, il existe un problème de fond à traiter dans la durée et il ne sert donc à rien de réagir instinctivement, on le sait. Mais parfois la coupe déborde ! Si je sais clairement que la forme ou le fond de ma réaction n’était pas approprié, j’expose publiquement mon raisonnement et je présente mes excuses aux élèves.
Je fais aussi le lien entre leur courage et celui de leurs parents pour assumer la vie quotidienne : même s'ils ont des moments de découragement, ils manifestent par une attitude ou un acte leurs ambitions pour leurs enfants.
Le type d'enfants que je forme dans ma classe est parfois bien éloigné de celui que j’espérais former. Il est arrivé des périodes où les élèves se sentaient beaucoup moins libres de s’exprimer que je ne l’aurais voulu. Ce dysfonctionnement peut être le fait d’un défaut pédagogique, relativement facile à corriger. Mais il est aussi, je le crois, induit par ma manière d'être. Choisir ma manière d’être enseignant, adulte, parmi mes représentations lointaines issues de mon enfance, ou celles, proches, issues de mes collègues ou de mes formateurs, demande un travail personnel constamment réfléchi pour donner et redonner à tous les enfants leurs chances d'épanouissement. Avec les élèves, j’aborde explicitement le problème en situant les causes du côté de l’organisation de la classe et du côté de ma manière d’être. Je le fais publiquement parce que les faits ont été publics.
Revue Quart Monde : Comment réagissent les enfants ?
Après un temps de latence pour laisser passer l’étonnement et l’émotion, j’ouvre la discussion pour faire évoluer nos pratiques, dans un respect mutuel : croire à la bonne foi de l’autre, prendre au sérieux toutes les hypothèses, se croire capable d’évolution. Faire mon autocritique est une occasion de me reconnaître être humain comme eux, cherchant à vivre les valeurs de l'école et à donner les moyens d'exercer le droit d'apprendre. C’est une marque de confiance vis à vis des élèves et non pas de faiblesse. C'est une chance pour eux d’acquérir un recul par rapport à l’être humain, de savoir qu’ils partagent avec des adultes une même recherche. Ce sont des moments essentiels suivis d’une atmosphère assez durable de convivialité. Les enfants ont besoin que l’on reconnaisse leur vie intérieure.
Ce travail, cet échange d’humanité avec les élèves, peut être proposé aux instituteurs. Ainsi, dans notre école, nous avons réalisé un consensus pour produire des outils individuels afin de garder tout au long de l’année un regard positif sur tous les enfants. Nous allons élaborer une fiche quotidienne d'évaluation des pratiques des instituteurs avec des questions très simples du genre : qui a eu la parole aujourd’hui ? a-t-il été valorisé ? ai-je renforcé la cohésion de la classe, rendu possible la coopération ?
Revue Quart Monde : Je voudrais encore vous poser une question : est-ce que vous trouvez des ressemblances entre votre travail d’enseignant en primaire et votre expérience passée de travailleur volontaire au service du Quart Monde ?
Les Universités populaires Quart Monde débutent toujours par une prise de parole de gens qui ont eu une expérience durable de vie difficile, qui voient le monde « par en bas ». Ces interventions ont été préparées dans les quartiers pendant les semaines précédentes. La pensée a donc eu le temps de s'élaborer, d’être confrontée à la famille, aux voisins. Or cette maturation est ce qui manque dans la classe et qui empêche une vraie rencontre.
Revue Quart Monde : Vous allez sans arrêt d’une prise en considération de l’intériorité et de l’affectivité de chacun, enfant ou adulte, à une volonté de travailler collectivement, de vivre la loi, de tirer tout leur suc des grands textes démocratiques. Tout cela me semble donner sens à l’idée de penser l’enfant comme civilisateur...