L'Enfance blessée

Jean-Paul Mari

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Jean-Paul Mari, « L'Enfance blessée », Revue Quart Monde [En ligne], 167 | 1998/3, mis en ligne le 05 janvier 1999, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2782

A Blida (Algérie), s'est tenu en février dernier un colloque national sur « l'Enfance blessée. » Jean-Paul Mari en rend compte dans un article publié par le Nouvel Observateur (14/20 mai 1998). En voici un extrait. Au-delà de l'abandon, invitation au silence...

Petits cireurs de chaussures, marchands de bonbons ou de cacahuètes, petits paysans ou gardiens de moutons, enfants enrôlés, manipulés par un bord ou par un autre, devenus indicateurs, messagers, sentinelles, apprentis miliciens, terroristes ou poseurs de bombes, arrêtés, emprisonnés, torturés ou exécutés dans la montagne... (...) Personne, jusqu'à récemment, n'avait pris conscience de la détresse psychologique des enfants d'Algérie, de l'urgence psychiatrique, du bilan des dégâts et du danger pour l'avenir. Au premier séminaire national sur « l'Enfance blessée », tenu à Blida en février, des orthophonistes sont venus parler de gosses muets ou saisis par de violents bégaiements, les chirurgiens de séquelles d'amputations, les médecins légistes de l'évolution des mutilations, les infirmières du manque de médicaments, les enseignants de leur sentiment d'impuissance et les psychiatres de... leur désarroi. Enfin, une psychologue a décrit l'intervention d'un groupe de psychologues de l'Ansedi (Association nationale pour les Soins aux Enfants en Difficulté) aussitôt après le grand massacre de Raïs qui a duré quatre heures, a fait 300 morts et où personne n'a été épargné, hommes, femmes, enfants, vieillards, malades ou handicapés. C'était dans la nuit du 28 au 29 août 1997.

« Nous sommes arrivés six jours après le drame », dit Latifa Belarouci, psychologue clinicienne. Raïs, village martyr à 25 kilomètres d'Alger, est considéré comme un fief islamiste et ses habitants comme des terroristes en puissance : aux élections de 1991, la plupart ont voté FIS. Aujourd'hui, si tous ont été touchés par le drame, on sent la communauté divisée, coupée en deux, le climat est hostile, agressif. Mais, première surprise, les psychologues venus de la ville, des femmes essentiellement, sont bien accueillis par les paysans : « Peut-être parce qu'ils ont senti qu'on était d'abord venu les aider dans un moment de souffrance, qu'on pouvait devenir leur porte-parole auprès des autorités locales, dit Latifa Belarouci. Et surtout que nous, professionnels et étrangers au village, venions à eux sans parti pris, sans préjugés à leur égard. » On décide de traiter de traiter le problème collectivement. D'abord, rouvrir l'école dès le lendemain, premier jour de la rentrée scolaire. Certains enseignants ont peur, réclament d'abord de la sécurité ; d'autres s'indignent, révoltés qu'on reprenne le cours des choses comme si rien ne s'était passé. Le jour de la rentrée, sur les 400 enfants attendus, ils ne sont que 90 devant la porte de l'école, mais plus de 100 après la récréation et 180 en classe l'après-midi. Gagné. Mieux : devant les instituteurs éberlués, les psys font chanter les enfants ! Ils chantent, au lendemain du massacre, et pour la première fois depuis trois ans ! Ces gosses veulent vivre. On leur donne de quoi dessiner ; pour certains, c'est la première fois qu'ils ont accès à du papier, à des crayons. On interroge les plus grands, adolescents. Seuls, deux garçons veulent s'engager dans les « patriotes », les milices d'autodéfense ; les autres, surtout les filles, disent qu'elles veulent étudier, devenir médecins, ingénieurs ou architectes, « guérir les hommes, construire des maisons ou jeter des ponts », notent les psychologues, « comme s'ils avaient le désir de réparer et de construire ».

Il y a bien sûr ce gamin de 3 ans, Bilal, gravement blessé d'un coup de hache et laissé pour mort. Lui ne cesse de réclamer un « klach » (une kalachnikov), pour « tuer tous les terroristes ». Ou les jeux des gamins de la rue qui construisent des armes en papier, taillent des morceaux de bois et répètent à l'infini les heures tragiques qu'ils ont vécues. Ou, plus grave, la réaction d'une institutrice face à un enfant de 9 ans dont la mère est accusée d'avoir collaboré avec les terroristes. Le gosse, pétrifié, a peur d'aller à l'école ; les psys lui parlent et lui tiennent la main jusqu'à l'entrée de sa classe... jusqu'au moment où l'institutrice, en le voyant, hurle qu'il « faut tuer tous les enfants de terroristes comme ils ont tué les nôtres ! ». Ce jour-là, les psys comprennent que, dans un village comme Raïs, il faut traiter tout le monde.(...)

Au séminaire de Blida, quand un psychiatre, le docteur Sidhoum, a dit avec force qu'il fallait se pencher sur le cas de ces « enfants de terroristes dont on ne parle pas, des enfants qui souffrent, qui ne sont pas l'objet d'un soutien social mais d'un rejet »... dans la salle de l'amphithéâtre, les applaudissements ont, ce jour-là, été bien maigres. Et pourtant, les cliniciens qui ont fait le chemin jusqu'à Raïs savent bien le danger : laisser grandir des gosses blessés, humiliés et bannis, fils de « terroriste », leur père, leur frère ou leur oncle, abattu et battu, défait et honteux. Tous les psys savent qu'un gosse maltraité devient souvent un adulte rancunier, dur et violent. (...)

A l'école du village, au cours d'une séance de parole, un jeune garçon s'est brusquement levé, le doigt pointé, accusateur, vers un de ses camarades de classe : « C'est son oncle qui a tué le mien ! ». Soufflée par la violence du gamin, Latifa la psy a hésité, puis elle a trouvé la force d'aller plus loin et de lui demander  ! « Et lui... qui est-ce ? – Lui ? a répondu l'enfant, Lui... c'est mon copain ! ».

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