Avec des enfants en attente d'un geste

Mathilde Louis-Aparicio et Françoise Vedrenne

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Mathilde Louis-Aparicio et Françoise Vedrenne, « Avec des enfants en attente d'un geste », Revue Quart Monde [En ligne], 167 | 1998/3, mis en ligne le 01 mars 1999, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2784

Les exemples qui suivent, celui de Mathilde Louis-Aparicio et celui de Françoise Vedrenne sont ceux de personnes dont l'itinéraire a croisé des enfants « en attente d'un geste. » Elles y ont répondu. Elles ont laissé transformer leur vie et se sont formées pour y répondre. (Propos recueillis par Marie-Hélène Boureau)

« Sur le bord du monde, il y a des enfants. Il ne faut presque rien pour qu'ils tombent précipités hors d'eux-mêmes » Julos Beaucarne.

Les responsabilités des adultes par rapport à l'enfant sont multiples, tant individuelles que collectives. Dans notre relation et notre engagement près de lui, nous nous révélons et nous lui préparons ou lui refusons un avenir, une liberté.

L'enfant exige de nous de développer chez lui, mais aussi en nous, des qualités de cœur et d'intelligence. « L'enfant, un être en attente d'un geste qui sauve... pas n'importe quel geste, le geste d'un homme, d'une femme, d'un autre enfant qui doit donner le meilleur de lui-même. Cet enfant en attente oblige alors l'humanité à se démasquer. C'est le plus grand service qu'il lui rend. » (J. Wresinski : « Passeport pour une Enfance »)

« La vie, c'est donner et recevoir »

C'est la vie qui a fait émerger et a révélé à Mathilde Louis-Aparicio la place unique des enfants et la nécessité de prendre des responsabilités envers eux.

Lorsqu'elle était elle-même enfant, elle a été amenée « naturellement » à le faire, dans le bidonville où elle habitait avec sa famille. « Ma mère était quelqu'un de très malade. C'est Mathilde qui s'occupait de nous. Elle avait cinq ans de plus que moi. Au jour le jour, c'est elle qui a tout fait » témoigne Marie, une de ses sœurs. Ces responsabilités, prises très jeune, auraient pu l'empêcher d'être elle-même, de développer ses capacités... Elles auraient pu la replier sur elle-même, l'aigrir, lui faire dire « Je n'ai pas eu d'enfance ».

Qu'est-ce qui, au cœur de cette vie difficile et de ces contraintes, lui a permis de découvrir un idéal, un projet de vie qu'elle a assumé et qu'elle assume encore librement ?

Au-delà du mystère de la personne humaine et de sa liberté, il y a eu d'abord l'attitude de sa propre famille : « Mes parents étaient tournés vers les autres » dit-elle. « Mon père donnait à plus pauvres que nous le peu qu'on avait. A ma mère qui pleurait quand il n'y avait plus rien, il disait : on n'a peut-être pas grand chose à manger mais on a la plus grande richesse celle de rester unis tous ensemble en famille et de se soutenir ».

A nous, ses enfants il disait souvent : « Regardez autour de vous : nous on a de la chance. Le noyau familial, c'est cela qui était important. Il y avait une structure dans notre famille. Mon père et ma mère ont toujours veillé à ce que nous soyons bien élevés ».

Ces réflexions, Mathilde les a très tôt traduites en actes : « J'ai commencé à m'occuper des enfants qui étaient dans la rue, à organiser des fêtes… ».

Mathilde et sa famille ont d'abord habité dans un centre d'hébergement près du Bois de Vincennes. C'est là qu'elle emmenait ses frères et sœurs plus jeunes ainsi que d'autres enfants dont certains étaient même plus âgés qu'elle. Douée pour le théâtre, avec son frère elle avait créé une mini-troupe appelée « L'heure joyeuse ».

Dans le bidonville où vivaient 350 familles, les enfants ne sortaient pas. Mathilde organise, sans moyens matériels, des sorties à la campagne : « On marchait, on se débrouillait » dit-elle. Elle entraînait ainsi une ribambelle d'enfants qui, sentant son amour, son enthousiasme, son ingéniosité et sa détermination, la suivaient, lui obéissaient.

Lorsque le père Joseph Wresinski s'est installé dans le camp, il s'est appuyé sur les forces déjà en action. Naturellement il s'est tourné vers Mathilde pour lui proposer de participer à l'animation du jardin d'enfants qu'il venait de créer au cœur du bidonville pour que les parents puissent montrer l'importance qu'ils attachaient à l'avenir des enfants et pour donner aux parents les moyens de bâtir cet avenir.

Le père Wresinski ne s'est pas contenté d'utiliser les forces des personnes et cette rencontre a été formatrice pour Mathilde, élargissant ce qu'elle-même avait entrepris.

« Depuis l'âge de 13 ans je me suis occupée d'enfants...

C'est vrai que j'avais peut-être le don de m'occuper de plus jeunes, mais c'est tout. Le père Joseph m'a donné confiance en moi, il m'a permis de partager le petit peu que je savais à d'autres... Il m'emmenait dans des lieux où je ne serais jamais allée, des lieux chics et il me disait : ma fille regarde et apprends. Il n'y avait jamais rien de trop beau pour nous. Il me disait : il faut que tu apprennes à voir ce qui est beau parce que tu le mérites et tu le partageras ensuite. Il m'a fait suivre des cours de théâtre. »

Mathilde fait ainsi la synthèse de ce qu'elle a reçu de ses parents et de sa rencontre avec le père Joseph Wresinski et des volontaires du Mouvement ATD Quart-Monde : « Moi, j'avais reçu l'esprit de mes parents mais je ne savais pas m'exprimer. ATD m'a ouvert les yeux, j'ai appris à écouter les autres, à parler, à comprendre ce que vivait ma famille, ce que vivaient les autres, à pouvoir expliquer. Petit à petit j'ai pris confiance en moi, j'ai compris que j'étais capable de donner ce que je savais, de donner l'esprit que j'avais reçu ; chacun reçoit dans sa tête, dans sa pensée dans son cœur. La vie, c'est recevoir et donner »

Regarder autour de soi, recevoir et donner, c'est ce qui a poussé Mathilde à finir d'élever ses nièces devenues orphelines, c'est ce même idéal qui lui fait engager sa vie pour s'occuper des enfants de son mari (dont une fille handicapée).

« Il faut donner à l'enfant ce dont il a besoin au moment où il en a besoin. Ça ne veut pas dire le laisser faire ce qu'il veut, non. Pour moi il y a une chose indispensable, c'est l'écoute. Aucune question d'enfant n'est mauvaise. Si on n'écoute pas les enfants, on ne les respecte pas. Comment peut-on alors savoir ce dont ils ont besoin, et comment eux aussi pourront-ils respecter les autres ? Quand ils seront adultes ils ne pourront pas donner ce qu'ils n'auront pas reçu. »

Elle ajoute : « Regardez, écoutez votre cœur et vous verrez, vous allez apercevoir le petit détail qui vous guidera. »

Pour qu’une fratrie reste ensemble…

Françoise Vedrenne est volontaire du Mouvement ATD Quart-Monde. Elle a pris en charge une fratrie devenue orpheline de père et de mère.

« Lors d'un camp d'été j'ai rencontré Milène. Elle avait 14 ans et rêvait d'être institutrice. La longueur des études lui en interdisait l'accès : six frères et sœurs plus jeunes l'obligeaient à travailler dès la fin de sa scolarité obligatoire outre un retard scolaire lié non à son intelligence mais aux conditions de vie dans le bidonville qu'elle habitait pour elle comme pour ses sœurs aînées, ce fut l'usine. J'étais enseignante, un métier que j'avais choisi, et l'avenir tronqué de Milène m'était insupportable.

Devenue volontaire à Noisy le Grand, je rencontre des préadolescentes dont en particulier une sœur de Milène, Lisbeth une fillette de 11 ans. Leur maman, épuisée par douze années de bidonville ne résiste pas à une double pleurésie et meurt à 45 ans, laissant sept enfants mineurs.

Si ceux-ci doivent être pris en charge par la DASS, ils seront dispersés. Le père Wresinski demande aux volontaires de Noisy si l'un d'entre eux accepterait de finir d'élever ces sept enfants. Immédiatement après la réunion je me suis proposée. Cela me paraissait naturel, dans ma famille ; suite à deux décès la grand-mère de mes sœurs aînées puis ma mère avaient élevé chacune deux enfants d'un premier mariage de leur mari. J'avais été témoin que l'amour maternel n'est pas lié à la filiation biologique. Aussi, lorsque le père Joseph m'a demandé : - te sens-tu mère ? - je n'ai pas compris son inquiétude.

C'était le commencement d'une aventure qui me remplissait de paix... même si la vie ne fut pas facile tous les jours avec sept enfants ou jeunes qui venaient de perdre leur mère après une longue maladie. Malgré les inquiétudes, les soucis, leurs rébellions et aussi le fossé qui nous séparait tant au niveau de l'expérience de vie que de la manière d'envisager l'avenir, malgré tout, leur présence fut source de sérénité et de joie au-delà des coups durs.

Enseignante, les valeurs intellectuelles (logique, abstraction...) faisaient partie de ce que j'étais ; je me trouvais responsable d'une fratrie pour qui d'autres valeurs étaient prioritaires : le contact humain, la compréhension d'autrui, la gentillesse. Par exemple, lorsque la plus jeune préparait son « carton » pour l'école, elle y mettait d'abord sa corde à sauter, des billes et seulement lorsqu'elle avait largement prévu les moments de récréation pensait-elle à y mettre cahiers et crayons.

Même s'il n'était pas question d'accepter qu'elle néglige son travail scolaire, ce qui fut source de confrontations fréquentes, sa manière d'être avec les autres m'a obligée à un élargissement, un rééquilibrage, un réajustement de mes valeurs. Autre exemple, quelques années plus tard, une de ses sœurs est arrivée un soir à l'appartement en soutenant un jeune qui avait abusé de l'alcool. Aurore ne le connaissait pas du tout mais elle l'avait trouvé affalé dans la cabine téléphonique au pied de notre immeuble et incapable de se relever. Après un temps de repos pour qu'il récupère nous l'avons reconduit au foyer où il logeait.

En réfléchissant à la décision d'Aurore je me suis demandé si j'aurais eu la même spontanéité. Les enfants m'ont appris à réagir en fonction de la personne et de ses besoins sans d'abord voir le risque…

Il me semblait évident qu'ayant perdu leur maman les enfants avaient d'autant plus besoin de garder leurs autres repères : école, environnement, amis, d'où mon choix de rester à la cité de Noisy le Grand. Ainsi ils n'étaient pas coupés de leur milieu d'origine ; en outre je pouvais trouver du soutien auprès de l'équipe de volontaires. Non seulement les adolescents, en fréquentant le club de jeunes de la cité pouvaient y être jeunes parmi d'autres jeunes qui avaient les mêmes expériences, la même vie, mais en plus l'influence de Mathilde et de Pierre qui animaient le club était une aide précieuse dans leur éducation.

Des adultes de la cité s'étaient sentis une responsabilité personnelle vis-à-vis des enfants devenus orphelins. L'été suivant, une amie de leur maman m'a fait dire par le responsable du club des jeunes que je laissais les adolescents traîner dehors trop tard. C'étaient les soirs qui précédaient le départ en colonie de vacances de six d'entre eux, les soirées se prolongeaient fort tard à marquer tout le linge. Débordée par le travail, j'avais laissé les adolescents un peu livrés à eux-mêmes profiter trop longtemps des longues soirées de juillet. Cela n'avait pas échappé à la vigilance des parents de la cité.

C'est ainsi qu'il arrivait que les parents me critiquent, y compris parfois à cause de nos différences culturelles comme le jour où j'ai fait prendre le train seules aux deux grandes de quinze et seize ans. Cela m'avait semblé non seulement normal mais souhaitable, même indispensable pour l'éducation à la liberté.

Pourtant si les adultes de la cité critiquaient mes erreurs et ne comprenaient pas toujours ma manière de faire, je sentais que parce que je finissais d'élever ces enfants, ces mêmes adultes me donnaient une place dans la cité, une place que je n'avais pas réussi à gagner jusqu'à cette prise de responsabilité. Place fragile, il est vrai, car je restais une étrangère dans la cité mais place que les mères de famille me donnaient à cause de cette tâche éducative pour laquelle elles avaient de l'estime et qu'elles m'aidaient à remplir au jour le jour par mille gestes.

La plus jeune trouvait chaleur et compréhension auprès de la maman de sa copine préférée. C'était pour moi une sécurité de savoir qu'en plus de ses sœurs aînées elle avait un point d'appui dans la cité.

Malgré tout, le premier point d'appui des enfants restait leur famille immédiate, en particulier une sœur aînée mariée. Les plus jeunes aimaient aller en week-end voire une semaine de vacances chez l'une de leurs sœurs. En effet plus encore que les autres familles de la cité, ce sont les jeunes foyers créés par les sœurs aînées qui étaient un appui : elles étaient cette famille élargie dont tout enfant a besoin quelle que soit la solidité de sa propre famille et dont tout enfant orphelin est encore plus demandeur.

De même que moi-même j'avais trois familles élargies, j'espérais que les enfants qui ne voyaient guère la famille de leur maman, trouveraient auprès de mes parents, frères et sœurs comme une seconde famille. Cela ne s'est pas réalisé dans toute la mesure où je l'espérais. Sans doute étais-je trop exigeante car les enfants ont été bien accueillis par mes parents qui les ont invités au mariage de mon plus jeune frère et qui nous recevaient à Royan tous les ans. Bien accueillis aussi par mes frères et sœurs, chacun à sa manière... Comme ma sœur qui les gâtait quand on était en vacances ensemble. Maman apprenait à Robert à faire un massif de fleurs et papa taquinait l'un ou l'autre. Lors d'un de ces séjours une des adolescentes a résumé ainsi la situation : Je vous aime bien madame Vedrenne ».

Mathilde Louis-Aparicio

Françoise Vedrenne

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