Des citoyens redécouverts

Janine Prime

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Janine Prime, « Des citoyens redécouverts », Revue Quart Monde [En ligne], 148 | 1993/3, mis en ligne le 05 mars 1994, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3306

Le 18 juin 1993, l’Université populaire européenne du Quart Monde s’est réunie au Comité économique et social européen à Bruxelles. Présente dans la délégation de Bretagne (France), Janine Prime conseillère municipale d’une commune rurale de cette région, a pris la parole pour dire que les familles du Quart Monde l’ont « fait changer de regard. » Nous avons voulu en savoir davantage. (Propos recueillis par Quyen Tran)

Index de mots-clés

Citoyenneté, Démocratie, Monde rural

Revue Quart Monde : Comment s’est faite votre rencontre avec ATD Quart Monde ?

Janine Prime : Je vais d’abord vous raconter l’histoire d’une famille d’agriculteurs de mon voisinage. Ce sont des personnes perdues, dans le sens qu’elles vivent une grande misère matérielle et culturelle, avec tous les handicaps qu’on rencontre dans une famille défavorisée : mauvaise santé, illettrisme. Un jour, un des garçons a été mis en prison. Etant visiteuse de prison, j’étais au courant des difficultés dues au mauvais dialogue entre les professionnels et les personnes détenues pour la première fois. J’étais tout affolée : « Comment la police, le juge vont-ils pouvoir comprendre ? » Comment comprendre ce geste sans connaître en profondeur les conditions de vie d’une telle famille, l’accumulation de tous les problèmes. Je suis donc allée voir la mère qui a accepté ma proposition de mobiliser un avocat. J'ai expliqué la situation à l'avocat. Je me suis battue aux côtés de cette famille. La grande misère, je la connais.

Aussi, lorsqu’en 1990, j’ai appris qu’ATD Quart Monde allait s’implanter à Bazouges-la-Pérouse, j’ai été très enthousiaste. Pour deux raisons : la première raison est que les familles qui vivent l’extrême pauvreté en milieu rural sont encore plus dépouillées qu’ailleurs. Plus « transparentes » en quelque sorte : on connaît la marque de cigarettes que fume une personne, celle de la bière que boit l’autre. Ces personnes ne peuvent rien faire qui ne soit l’objet des jugements ou des regards réprobateurs des autres. La deuxième raison est que je connaissais un peu ATD Quart Monde, comme un mouvement qui luttait pour la dignité des personnes les plus exclues.

RQM : Où cette attention aux plus exclus prend-elle racine ? Est-ce pour cela que vous êtes devenue conseillère municipale ?

J’avais été infirmière en hôpital psychiatrique. Cette expérience a été déterminante pour moi. Cela m’a rendue attentive à l’exclusion, à des personnes à la marge de la société. Pendant cette période, je me suis engagée dans le militantisme syndical. J’ai aussi été visiteuse de prison. Comme beaucoup en milieu rural, j’avais poursuivi une tradition d’organisation de centres aérés, de carnavals, des fêtes de village. Cet engagement de citoyen me permettait d’assouvir mon besoin d’utilité et de militantisme.

C’est pourquoi je ne voulais guère être conseillère municipale… ce qui souvent se réduit à porter un « titre honorable. » Heureusement, même si nous n’étions pas très nombreux, je n’étais pas la seule à désirer faire du neuf. Pour moi, être un élu c’est être investi d’espoir puisqu’on a été choisi, c’est se mettre au service des autres, c’est être encore plus militant. L’élu devrait plus qu’un autre, refuser le découragement et la fatalité. Il lui faudrait écouter, oser, entreprendre.

RQM : Des initiatives existaient donc dans la commune ?

Les relations d’assistance au coup par coup existaient mais la méfiance demeurait, si ce n’était pas l’hostilité. Lorsque les personnes impliquées habitent depuis longtemps dans le même lieu, elles sont prisonnières des « étiquettes », des rôles déterminés. Elles se laissent accaparer par trop de problèmes matériels. Et puis on s’habitue à tout, aux logements insalubres, à l'échec scolaire, au chômage. On est parfois gagné par le découragement. On en vient à baisser les bras devant la misère.

Le fait que des personnes extérieures au canton viennent s’installer, qu’elles fassent confiance aux plus pauvres est déjà une interpellation. Non seulement ceci a apporté à tous un élan nouveau, mais a aussi fait changer notre regard.

RQM : Quel changement de regard ?

Le plus important, c’est de faire tomber nos peurs, regarder les autres d’une façon positive. Cela commence par l’écoute des plus démunis, par une démarche de connaissance de la vie et du combat au quotidien des familles en grande pauvreté. Ensuite, je réalise, à travers les activités comme la « pré-école familiale »1, la Semaine de l’avenir partagé, le colportage de livres, qu’il est essentiel que les plus pauvres soient parties prenante dans la réflexion et l’action.

Lorsque nous instaurons le dialogue avec les familles du Quart Monde, ce qui frappe d’abord, c’est leur désir de participation et leur savoir-faire. Nous avons constitué un réseau de familles pour les « Restaurants du cœur. » Nous poursuivons avec elles afin de créer dans les communes un réseau d’entraide pour les transports car, à la campagne sans moyen de locomotion, l’isolement est total.

Nous voulons aussi que ces projets soient un lieu de réflexion, « une éthique » pour éviter les jugements aussi bien positifs que négatifs – les méritants d’un côté, les fainéants de l’autre – portés sur les pauvres. A mieux les connaître, les plus pauvres m’ont appris que nous étions semblables, que les mêmes sentiments et les mêmes émotions nous animent. Et si demain, je devais connaître les mêmes difficultés, quel frisson d’effroi de sentir cette distance, cette « quarantaine » qui s’installerait – comme autour des pestiférés d’antan – entre le reste du monde et moi.

RQM : Comment, d’après vous, les personnes les plus défavorisées participent-elles à la vie sociale ?

L’école est le premier espace de cette participation, pour les enfants et les parents. Il y a ensuite le travail. Personne ne se complaît dans l’inutilité. « Nous aussi, on veut être utile », me disait une dame. Une personne que je connais faisait neuf kilomètres à pied tôt le matin pour se rendre au travail, puis quelqu’un lui a prêté un vélo. Cela a duré plusieurs mois. Maintenant, elle a une mobylette grâce au RMI. Il est injuste de dire que le travail n’est pas une valeur intégrée par les personnes en grande pauvreté. C’est même une question d’identité.

Parce que je les connais mieux, je vois nombre de situations concrètes où les pauvres eux-mêmes viennent en aide à d’autres encore plus « enfoncés » qu’eux. Pour se rendre compte de ces exemples de solidarité de gens qui se donnent la main, il faut les connaître.

RQM : Vous êtes allée à Bruxelles pour participer à l’Université populaire européenne du Quart Monde. Quelques personnes du canton ont aussi fait le voyage.

Oui, deux adultes des familles d’ici. Nous avons échangé, et il nous est resté plus que cela, des choses affectives. C’est formidable. Je vis là leur dignité. Alors qu’elle est niée, quand on ne veut pas la voir. Des expériences comme cela font que des familles pauvres d’un canton rural, méprisées, oubliées se sentent contribuer à la construction de la société : ce n’est quand même pas rien.

J’ai pris conscience ce jour-là qu’elles faisaient partie d’un peuple, qu’elles se reconnaissaient dans la vie et dans l’espoir des autres familles venues en délégation de l’Angleterre, de la Belgique, du Luxembourg, etc.

RQM : Cette connaissance, cette compréhension influencent-elles votre manière d’agir en tant que conseillère municipale, de surcroît chargée du Bureau d'aide sociale ? Quelles sont, à votre avis, les forces vives qui peuvent être mobilisées ?

La démarche de connaissance m’a permis de comprendre et de clarifier davantage les choses. Cela me donne des arguments vis-à-vis de l’administration et de Monsieur tout-le-monde aussi. Cela m’a rassurée aussi parce je suis plus forte, plus convaincue de mon argumentation. Ensuite, j’ai mieux compris la nécessité d’une approche globale, d’une dynamique sociale de la famille, en commençant avec les tout-petits.

J’ai parlé précédemment du réseau d’entraide pour les transports. Ce réseau ne peut se mettre en place que si les élus du canton le soutiennent, ce qui va entraîner nécessairement des rencontres, des échanges et une meilleure connaissance des uns des autres.

J’ai en tête le cas d’un Bureau d’aide sociale à Nantes. Il a demandé et obtenu le recrutement de travailleurs sociaux formés qui ont la compréhension des populations les plus exclues, et qui ont le sens du dialogue. La personne engagée, précédemment tutrice de RMI dans le canton, m’a dit : « Je ne suis pas la seule à accepter cette démarche. » Une tutrice de RMI est une travailleuse sociale chargée d’accompagner les bénéficiaires du RMI dans leur parcours d’insertion. Ce sont des gens qui ont été sur le terrain, qui ont compris certaines choses. Voilà une ouverture, un progrès. Parce que pour nous faire sortir de nos tabous, il faut un  tel éclairage.

Des personnes dans l’administration peuvent-elles sans doute coopérer véritablement aux actions entreprises par des associations ? Ce seront des partenaires puissants. Je pense à un sous-préfet qui était aussi à l’Université populaire Quart Monde à Bruxelles. C’est quelqu’un qui tient le pouvoir, qui comprend cette injustice et s’engage personnellement. Avec quelqu’un comme lui, c’est gagné. C’est cela qui donne de l’espoir. Mais il faut abattre d’autres cartes tous les jours pour trouver des relais, encore des relais.

Si la société ne pend pas en compte les besoins et les droits de tous les citoyens, elle peut devenir explosive. Il faut protéger les personnes les plus fragiles. Il faut des lois, et cela absolument. Des lois qui encadrent, mais des lois plus justes pour donner une impulsion globale.

1 Pré-école familiale = Action d’initiation des tout-petits en vue de meilleures chances d’intégration à l’école maternelle.
1 Pré-école familiale = Action d’initiation des tout-petits en vue de meilleures chances d’intégration à l’école maternelle.

Janine Prime

Janine Prime, mariée, mère de trois enfants, est depuis 1989 conseillère municipale de la commune de Bazouges-la-Pérouse, en Bretagne (France). Infirmière de profession, elle a exercé pendant quinze ans, à l’hôpital psychiatrique de Rennes puis à la maison de retraite de Bazouges-la-Pérouse. Elle a aussi été, pendant ces mêmes années, visiteuse de prison et militante au planning familial.

CC BY-NC-ND