Le village Aït Iktel se trouve à environ trois cents kilomètres de Rabat, au sud-est de Marrakech et à quelque mille deux cents mètres d’altitude, au creux du Haut Atlas. Il compte aujourd’hui à peu près un millier d’habitants regroupés en cent soixante-dix ménages. A l’heure actuelle ce village est l’un des plus développés au sud du Maroc : la route est aménagée jusqu’au village, tous les foyers sont équipés d’électricité et d’eau courante. L’école primaire est constituée d’une salle par classe, d’un terrain de sport, plus une salle informatique. Les instituteurs sont tous originaires des villages des alentours. Ils enseignent à la fois l’arabe, le français et la langue maternelle tamazight. À quinze kilomètres, un collège avec deux internats, l’un pour les filles l’autre pour les garçons, entièrement construits et gérés par l’association Aït Iktel. Tout récemment une annexe de ce collège fut ajoutée près du village pour faire face au nombre croissant des collégiens venant d’Aït Iktel et d’ailleurs. Pendant six ans le programme de l’école non formelle a permis de scolariser tous les moins de vingt ans, garçons et filles, en s’appuyant notamment sur la valorisation systématique de l’environnement local et en permettant aux élèves et à leurs parents de choisir les horaires qui leur conviennent. Le fait que les instituteurs soient de la région ainsi que leur connaissance de la culture et de la langue locale a facilité les liens de communication avec les villageois. (Les établissements sont construits par l'association avec l'aide de ses partenaires ; l'État prend en charge les salaires des instituteurs et fournit les programmes ; l'association assure également le soutien et les fournitures scolaires pour les écoliers).
Un centre de formation et d’information fut construit pour des journées de formation à la vie associative et de campagne de sensibilisation à la santé surtout auprès des femmes (prévenir les maladies infantiles, maîtriser la contraception, etc.)
La mise en place de l’accompagnement scolaire ainsi que la distribution de fournitures scolaires sont assurées au tout début de chaque année.
D’autres projets ont vu le jour : construction d’un canal d’irrigation, d’un centre pour l’artisanat local, aménagement d’un dispensaire. En 2001 l’association se voit attribuer le prix Aga Khan pour l’architecture, grâce à l’action menée pour la préservation de l’environnement local. La même année, elle reçoit le prix de la Fondation Mohammed V qui récompense les efforts accomplis en matière d’éducation, notamment en direction des jeunes filles.
Volonté et efforts communs
Aujourd’hui ces résultats, aussi modestes soient-ils, semblent aller de soi, mais la réalisation n’a pas été si évidente. Sans la volonté et les efforts communs des habitants, le village ne serait, à l’heure qu’il est, guère avancé par rapport à sa situation avant la création de l’association. En effet Aït Iktel se situe dans la région d’El Haouz qui est l’une des provinces les plus pauvres du Maroc. Selon une étude réalisée par le PNUD1à la fin des années 1970, le taux de scolarisation y était à moins de 20%, et de 5% pour les jeunes filles. Suite à la succession de sécheresses des années 1980 la situation s’est dégradée, ce qui a poussé certaines familles à quitter le village. L’eau potable s’est raréfiée, certaines sources se sont asséchées, ce qui a contraint les habitants, surtout les femmes, à parcourir quelques kilomètres à la recherche de sources d’eau propre.
La principale ressource économique repose sur l’agriculture, l’élevage, et l’arboriculture mais aussi sur les revenus liés à l’émigration.
En effet cette période de sécheresses jamais connues dans l’histoire de la région a imposé l’émigration comme une alternative incontournable. Chaque foyer a au moins une personne travaillant dans une ville du pays ou ailleurs.
Devant cette situation quasi catastrophique, accompagnée d’une indifférence du politique, un appel a été lancé par l’assemblée villageoise (Ljmâat) en direction de ses fils immigrés. La réponse fut immédiate : ceux-ci se sont mobilisés et ont collecté des fonds permettant d’aménager une première source en pompe manuelle.
Tout le village a participé avec enthousiasme à la mise en place de ce projet. Mais une gestion anarchique a mis la pompe en panne au bout d’une semaine d’utilisation. Le lendemain, Ljmâat s’est réuni pour réparer la pompe et trouver un moyen de fonctionnement. Les femmes ont assuré la gestion de la source de façon à permettre à chaque foyer d’avoir quelques cruches d’eau propre chaque jour.
Deux ans se sont écoulés et cette première expérience continue à fonctionner correctement. Il faut donc trouver les moyens pour développer d’autres projets.
Alliance du moderne et du traditionnel
Ljmâat est une institution non reconnue aux yeux de la loi, il fallait donc trouver un compromis. L’idée d’une association a fait son chemin, sans rien enlever au fonctionnement traditionnel de Ljmâat, puisque cette dernière est impérativement impliquée dans tous les projets dès leur conception.
L’objectif de l’association est d’améliorer le mode de vie des villageois par la mise en place des projets à caractère socio-économique, tout en sauvegardant leur espace naturel et leur identité culturelle.
La fusion des deux institutions, moderne et traditionnelle, a fait naître un mode de fonctionnement qui permet à chacune d’elles d’avoir son rôle propre à jouer.
Stratégie et méthodes fixent des priorités et un plan de développement. Cette stratégie consiste à partager les projets par étapes : commencer dans un premier temps par des projets d’infrastructures : eau, électricité, aménagement de routes, etc., puis continuer par des projets qui génèrent le revenu : canal d’irrigation, atelier d’artisanat, etc., et finalement l’éducation et la formation : école non formelle, centre de formation et d’information, internats pour filles et garçons.
La méthode de travail choisie : l’idée d’un projet naît du besoin qui s’intègre aux priorités préfixées. Ljmâat se réunit dans un premier temps pour véhiculer l’idée du projet, son intérêt et ses contraintes. Une fois le consensus obtenu, l’association s’occupe du montage du projet et de la recherche de financements auprès de ses partenaires, en y intégrant la participation des villageois « en nature, en travail ou en argent. »
Après la réception des fonds, les deux institutions (en réalité, dans ce cas-là, elles n’en font qu’une) se réunissent pour fixer les modalités de démarrage des travaux et élire un comité qui chapeaute la réalisation des travaux. La main d’œuvre et le savoir-faire local doivent être impérativement utilisés dans chaque projet.
Avant l’inauguration il faut fixer les modalités de gestion, le règlement de fonctionnement et la présentation du rapport final du projet.
Après la création de l’association fut lancée l’idée d’un projet d’eau potable : la construction d’un réservoir d’eau permettant d’alimenter trois fontaines dans des endroits différents. L’eau est dorénavant propre grâce à un système de filtration.
« Aujourd’hui ces fontaines sont devenues des monuments témoignant d’une époque révolue, puisque dorénavant l’eau coule dans les robinets au sein de chaque foyer.»
Après l’eau, c’est l’électricité qui vient au centre des préoccupations. Après une concertation et l’évaluation du coût des projets, l’association a opté pour le groupe électrogène, solution moins coûteuse et moins polluante que l’énergie solaire, qui nécessite l'achat de batteries, nocives pour l’environnement au bout de deux ans et dont les foyers les plus modestes auront du mal à payer le coût en une seule fois.
Chaque foyer a obtenu deux lampes de basse consommation données par l’association ainsi que quatre heures d’alimentation électrique par jour, sauf en cas de décès ou de mariage. Dans le premier cas, les heures supplémentaires sont gratuites. Dans le second, elles sont payantes. Après l’électricité, d’autres projets se succèdent suivant le plan de développement et la stratégie décrite plus haut.
L’esprit civique des intellectuels émigrés
Pendant les années 1980 il était pratiquement impossible de créer une association, mais l’ouverture politique dans les années 1990 a favorisé l’avènement de nombreuses structures associatives, surtout dans des zones rurales.
La réussite de ces expériences est due, d’un côté au capital social qu’est Ljmâat, de l’autre coté aux « émigrés ». En effet, même si la scolarisation n’a touché que très peu de villageois, on rencontre aujourd’hui de nombreux cadres dans des domaines divers : la santé, l’enseignement, l’administration, etc.
Leur implication dans les associations apporte aux savoir-faire locaux des méthodes de gestion moderne : tenir une comptabilité, établir des rapports annuels, etc. L’ouverture politique a été un catalyseur pour la réussite de ces expériences, même si les institutions étatiques en charge du développement demeurent souvent sclérosées. Mais la solidarité entre les membres d’une même communauté, l’implication des émigrés, sont à l’origine de la dynamique du développement que connaissent différentes régions marocaines. L’expérience du village d'Aït Iktel n'est pas un cas isolé, elle n’en demeure pas moins exceptionnelle. Elle se distingue par la démarche entreprise et la maîtrise des projets aussi bien au niveau de la réalisation qu'à celui de la gestion. L’approche adoptée est simple, elle consiste à investir les valeurs culturelles locales, à assurer la transparence au niveau du choix et de la gestion du projet, avec un espace de débat et d’expression pour la prise de décisions avec consensus.
« Une des raisons du succès du mouvement associatif dans les zones rurales les plus défavorisées du Maroc, est l’esprit civique des intellectuels qui en sont issus, comme Ali Amahane2 dans le cas de Aït Iktel, qui retournent dans leurs villages d’origine, pour offrir leur expérience à une population qui retrouve du coup la confiance en elle-même. Retrouver la confiance en soi, c’est retrouver le pouvoir de se rêver différemment, de s’inventer une nouvelle identité. »(F. Mernissi, in Les Aït Débrouille, Ed. le Fennec).