A propos des réfugiés

Ruprecht von Arnim

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Ruprecht von Arnim, « A propos des réfugiés », Revue Quart Monde [En ligne], 141 | 1991/4, mis en ligne le , consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3689

Les régimes politiques de l’Europe centrale et orientale changent. Des régimes inspirés par l’intégrisme religieux paraissent se développer dans d’autres régions du monde. Dans les prochaines années, le nombre de ceux qui quitteront leur pays à la recherche de conditions de vie meilleure va vraisemblablement s’accroître. A observer le passé, on doit s’attendre à ce que certains « décrochent. » Ils risquent de rejoindre les populations en grande pauvreté dans les pays d’accueil. Dans quelle mesure peuvent-ils être préservés de ce risque ?

Revue Quart Monde : M. von Arnim, vous représentez le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) auprès des instances européennes. Les déplacements de population sont une question d’actualité dans de nombreuses régions du monde du fait de la guerre, des déséquilibres économiques, des régimes politiques qui maltraitent certains groupes. Comment définit-on la notion de réfugié ?

Ruprecht Von Armin : Une convention de Genève de 1951 définit la notion de réfugié politique de manière assez simple et claire : le réfugié est une personne qui vit en dehors des frontières de son pays et est admise à y vivre parce qu’elle a des craintes justifiées de persécutions qui se réfèrent à sa religion, à sa race, à sa nationalité, à son appartenance à un groupe social, ou à ses opinions politiques.

Ces facteurs sont interprétés différemment d’un continent à l’autre par la jurisprudence et par l’expérience. Mais la structure établie selon ces critères permet une définition générale d’un réfugié. Le droit international protège seulement les réfugiés qui répondent à cette définition.

Il y a eu beaucoup de mouvements de population sous la contrainte. Pas seulement sous la contrainte politique au sens de ce que nous venons de dire. Le déséquilibre économique entre les sociétés du Nord et les sociétés du Sud qui s’appauvrissent de plus en plus – et ce pour diverses raisons – constitue une contrainte majeure.

Elle oblige un certain nombre de personnes à trouver ailleurs leur subsistance sans être nulle part protégées. Ces personnes se lancent à l’aventure comme c’était le cas pour les Européens du XXème siècle qui cherchaient à fuir la misère de la révolution industrielle. Dans un pays comme le Zaïre, qui par ses ressources est l’un des riches du monde, le produit national brut individuel est tombé à un niveau inférieur à celui d’avant l’indépendance. On peut se demander comment s’est opéré cet appauvrissement.

Mais en tout cas, des individus se trouvent très souvent désœuvrés et contraints de chercher à vivre ailleurs. Ces populations se déplacent vers les pays du Nord, où il y a des possibilités de subsistance.

Le monde peut parfaitement assurer la nourriture de tous ses habitants à condition de se rééquilibrer en réglant les rémunérations des paysans, les problèmes de distribution et en assurant correctement les flux commerciaux.

Devant ces mouvements de population, les Européens commencent, par peur, à prendre leurs distances. Peut-être ont-ils peur parce qu’ils n’ont pas su gérer selon la justice les relations commerciales et aussi politiques. Ils ont soutenu des régimes, qui ont exploité les peuples.

Le problème de l’immigration dans nos pays vient d’une faute et d’un manquement politique considérable, et ce depuis 1974.

Un certain déclin de la démographie entraînant une pénurie sur le marché de l’emploi, a ouvert la voie à une immigration légale et même illégale. L’afflux des étrangers résulte en effet des facteurs qui les poussent à partir, et de ceux qui les appellent à venir : depuis 1974, les pays européens mènent des politiques larvées d’appel tout en prétendant que l’émigration est arrêtée, sans chercher à garantir leur intégration au droit selon un rapport d’égalité avec les autres travailleurs. Dans ces conditions, l’immigration permet une plus grande compétitivité puisqu’on peut prendre des ouvriers à titre illégal, et par-là même les payer moins cher.

Des secteurs comme l’agriculture, le bâtiment ne pourraient tenir sans cette main-d’œuvre bon marché.

A Paris, dans des quartiers du 3ème, 10ème et 13ème arrondissement, des Turcs, des Chinois, travaillent pour la haute couture française dans des conditions insupportables dans des caves, sans voir la lumière du jour. S’ils vivaient en surface, la police pourrait s’apercevoir de leur présence.

La régularisation de leur situation et la mise en œuvre de leurs droits coûteraient cher. Et ces travaux de la haute couture devraient probablement être faits à l’étranger, en Tunisie ou ailleurs.

Depuis peu, on se rend compte, et c’est un fait nouveau, que le « laisser faire » qui avait cours jusqu’à maintenant porte en germe une destruction des droits et des équilibres nationaux. De même le HCR en tant que responsable pour les réfugiés politiques s’inquiète de la situation de marginalisation accrue de population qui ébranle les structures du droit d’asile mises en place depuis 1956.

RQM : Les réfugiés politiques sont protégés par le droit international. Pas les personnes qui vivent hors de leur pays pour des raisons économiques. On le comprend pour ces scientifiques et techniciens, qui, de chez nous par exemple, se sont expatriés vers les Etats-Unis dans les années soixante et soixante-dix. Mais est-il juste d’appliquer la même approche aux « boat people » qui eux ont considéré qu’il valait mieux risquer leur vie que de rester dans leur situation ?

Ces scientifiques étaient des experts et la vieille Europe épuisée ne pouvait plus leur fournir les moyens de recherche dont ils avaient besoin. Il était vital pour eux de protéger leurs idées et dans une certaine mesure ils étaient contraints à l’émigration.

La véritable distinction repose sur l’existence ou la non-existence du risque de mort. Quand il y a atteinte à la liberté individuelle, il y a obligation internationale d’assistance. Dans toute autre forme de migration, seules les responsabilités personnelles des migrants entrent en jeu.

Il ne peut y avoir de protection internationale pour des gens qui prennent le risque de partir du Congo Brazzaville où l’on peut vivre, certes dans de moins bonnes conditions qu’à Bruxelles.

Par contre, lorsqu’ils sont à Bruxelles, des droits naissent de leur participation à la vie économique du pays. Mais au départ, ils ne sont pas sous une protection internationale. Or les déséquilibres qui grandissent dans notre monde vont certainement rendre ce problème encore plus aigu. Je suis sévère à l’égard de la coopération pour le développement. Car pendant trop d’années elle a été caricaturale. Si elle ne s’est pas toujours bornée à des créations de centrales nucléaires dans des pays à structures tribales, elle s’est largement enlisée dans le paternalisme des prétendues aides alimentaires qui, en fait, cassaient la production nationale dans tant de pays. Nous avons un long chemin à faire.

RQM : Je voudrais en venir à l’élaboration du droit. A propos des réfugiés qui risquent la mort pour une vie digne, et qui ne sont pas protégés par les conventions internationales, peut-on les associer à une réflexion sur la définition de leurs droits ? A l'heure actuelle, concrètement dans les camps de réfugiés, y a-t-il des mécanismes de représentation de la population ?

Vous posez deux questions : la deuxième se réfère à la gestion concrète des camps de réfugiés. La première à la participation des gens du Sud au développement du droit international. Je suppose que vous visez une plus large ouverture au droit international qui puisse comprendre les réfugiés à cause de la pauvreté.

RQM : Oui, c’est à eux que je pense. Sont-ils écoutés pour que nous apprenions d’eux en quoi cette condition a atteint leur dignité ?

L’élaboration du droit n’a jamais été reconnue comme l’affaire de tous, mais celle de quelques juristes.

Au niveau de la gestion des camps de réfugiés votre question est très pertinente.

Une population qui souffre devant nous, se définit déjà par elle-même. Ces personnes sont-elles suffisamment engagées dans un processus de participation à l’élaboration de ce qu’il convient de faire ? En général, elles ne peuvent pas participer pour plusieurs raisons.

Quand des personnes se déplacent d’un pays à l’autre dans un environnement qui n’est pas le leur, qui est souvent hostile, le gouvernement qui les accueille fait preuve de bonne volonté. Si vous lui demandez en plus de donner des droits civiques, et de permettre aux réfugiés de participer à l’élaboration de leur sort futur, vous créez une difficulté quasi insurmontable.

Il faut dire aussi qu’on agit d’abord dans l’urgence, que le temps manque pour s’organiser et que le provisoire dure souvent plus qu’on ne le voudrait.

Cependant, une bonne administration devait toujours inclure une participation des réfugiés.

En général il faut être humble et se dire que nous n’avons pas les solutions en mains ; il y a souvent des sages parmi les populations, c’est toujours une bonne politique si on trouve les sages et pas les « excités de la politique », ce qui est très difficile.

RQM : En dehors du Haut Commissariat d’autres organisations ont-elles une mémoire collective de l’expérience des réfugiés ?

Il y a depuis 1950 de grandes organisations comme la Croix Rouge ou Caritas après guerre. Mais il y a aussi de grandes organisations américaines comme « Care » et également des organisations spécialisées comme MSF qui ont une mémoire collective depuis un certain nombre d’années. Mémoire d’énorme valeur qui permet d’éviter des fautes commises dans le passé.

Le HCR dans 90 % des cas n’intervient pas lui-même mais fait intervenir des organisations non gouvernementales (ONG) parce qu’elles apportent souvent une connaissance du terrain plus précise que la nôtre. « Care » en Ethiopie, MSF dans les situations d’urgence médicale fait mieux que nous et il est tout à fait normal de faire appel à eux.

Notre vraie tâche est la protection des réfugiés, c’est un rôle juridique : c’est une tâche délicate car, par définition, les réfugiés sont animés d’une certaine volonté politique. Les personnes sont prises dans les dissensions entre mouvements politiques, lesquels sont aussi, souvent, en opposition avec les intérêts et appréciations du pays d’accueil. C’est pourquoi les autorités nationales ne peuvent pas jouer ce rôle, bien que normalement la sécurité soit de leur ressort. Mais elles participent, elles ont une opinion politique, et privilégient presque toujours tel mouvement de résistance par rapport à un autre. Le HCR doit préserver les droits de chacun.

RQM : Le HCR a pour rôle, comme vous venez d’y faire référence, de garantir la mise en œuvre du droit humanitaire. D’autres organismes comme le CICR1 en particulier, ont pour mission d’être les ultimes garants de ces droits au milieu des conflits armés entre Etats différents. Peut-on contribuer à prévenir la violation des droits de l’homme et le cycle de violence qu’elle entretient par l’exercice de ce qu’on appelle le droit d’ingérence ?

C’est un problème extrêmement difficile qui est souvent confondu avec le droit à l’assistance humanitaire. Le droit à l'assistance humanitaire est un droit des victimes non seulement sur leur gouvernement, mais sur la communauté internationale. Une résolution des Nations Unies de 1989, proposée par la France et à laquelle le nom de Bernard Kouchner est attaché a reconnu ce droit. Ce droit des victimes implique que l’Etat concerné permettre l’accès de secours d’autres pays aux victimes qui dépendent de lui. Mais l’Etat dont les frontières doivent s’ouvrir au nom de ce droit humanitaire reste maître de donner ou de refuser son accord aux interventions de l'extérieur. Ainsi, l'énoncé du droit des victimes dans une résolution (qui n’est juridiquement qu’une déclaration d’intention), ne fait pourtant pas exception à la règle fondamentale des Nations Unies qu’est le principe de non-ingérence. C’est avec l’accord de Saddam Hussein que des secours ont été apportés aux Kurdes d’Irak en 1991.

Ce principe de non-ingérence a été institué par les fondateurs des Nations Unies au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Car cette guerre a été amenée par les franchissements successifs de frontières que Hitler faisait en invoquant un argument humanitaire très actuel : la protection des minorités. La non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat découle de l’inviolabilité des frontières qui est un principe avant tout pacificateur.

Néanmoins, c’est avec raison que certains, comme le docteur Kouchner, demandent que l’on prenne en compte les expériences affreuses que le principe de la non-intervention dans les affaires intérieures d’un Etat a permises au Biafra, au Cambodge et dans bien d’autres pays où ce principe se retourne contre des minorités.

Mais il ne faudrait pas qu’un Etat puissant soit jamais en position de décider seul ou seulement avec des complices de franchir les frontières d'un autre pays pour aller protéger des minorités à la manière de Hitler. Il faut qu’un contrôle international d’une telle intervention s’exerce par des mécanismes juridiquement très fiables, probablement inspirées par l’expérience du Conseil de Sécurité.

RQM : En tant qu’ONG, le Mouvement ATD Quart Monde travaille avec des populations qui vivent dans des conditions inhumaines et, quasiment sans la moindre chance de s’opposer aux pouvoirs politiques, économiques, culturels qui se partagent l’influence dans leurs pays.

Nombre de nos équipes sont quotidiennement confrontées à la mort d’enfants, de femmes et d’hommes avec qui elles agissent. Ce sont bien des situations à combattre d’urgence. Mais ces situations sont le plus souvent inscrites dans une longue histoire qui a fait du mépris la principale relation que l’ensemble d’un pays entretient avec ces populations extrêmement démunies. Est-ce que la dénonciation souvent éphémère venue de l’extérieur va enrayer la permanence du mépris ou le renforcer ?

Le père Joseph Wresinski, réaliste et ambitieux, voulait agir dans l’urgence mais garder toujours en vue les enjeux d’une vraie paix. C’est-à-dire unir les hommes de toutes histoires et de touts conditions autour du refus même de l’indignité. Or ce refus de l’indigne qui existe en tout être humain est plus que partout concret au cœur de ceux qui ont été privés des conditions d’une vie digne.

Permettez-moi de lever une ambiguïté. La question du droit d’ingérence humanitaire concerne les Etats. Aucune ONG ne pourrait prétendre être autre chose qu’un des moyens de mettre un tel droit des Etats mandatés par l’ONU en œuvre. L’ingérence relève du droit des Etats. C’est dans ce contexte que les ONG doivent se situer, comme vous l’avez indiqué pour votre Mouvement.

Vous savez que le CIRC (2), qui a toujours préservé son capital de crédibilité pour avoir accès aux victimes, a été très attaqué pour avoir gardé le silence sur la situation des Juifs en Allemagne nazie. C’était pourtant, je crois, le seul moyen de rester utile à tant de victimes à l’intérieur de l’Allemagne et de maintenir une porte ouverte en toutes circonstances. Laissons-lui ce rôle strictement humanitaire même au prix du silence quelquefois sur des atrocités – tout est consigné, et l’usage des informations est fait avec beaucoup de doigté. D’autres organismes comme MSF s’expriment plus librement. Ils lancent l’alerte dans un monde où les communications sont devenues faciles et où nous croyons que rien de grave n’échappe à notre information.

Mais il reste, j’en conviens, un considérable travail à faire sur la qualité des informations à propos de l’humanitaire.

1 Comité international de la Croix Rouge.
1 Comité international de la Croix Rouge.

Ruprecht von Arnim

Ruprecht von Arnim, de nationalité allemande est né en 1938, marié, père de deux enfants. Après des études de littérature française, de droit et de sciences économiques, il a travaillé dans l’administration des finances en RFA (68-76). Entré au Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiées (HCR) en 1976, il a successivement été en poste à Genève et Strasbourg avant de représenter cet organisme à Londres, puis Paris. Depuis 1990, il est délégué régional en Belgique, au Luxembourg, et auprès des institutions européennes.

CC BY-NC-ND