En lui, attend l’enfant qu’il est

Andrée Buresi

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Andrée Buresi, « En lui, attend l’enfant qu’il est », Revue Quart Monde [En ligne], 140 | 1991/3, mis en ligne le 05 février 1992, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3719

Dans l’action avec ceux dont on dit qu’ils échouent, la connaissance ne peut se laisser guider seulement par l’analyse des échecs. Elle table sur la réalisation d’un potentiel et explore les voies de sa réalisation. Derrière l’enfant qui échoue peut-on parier sur la présence d’un enfant dont l’intelligence est prête à se passionner ?

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Enfance

Avant d’installer dans mon école une classe hardiment orientée sur deux années de préparation à la sixième, pour les enfants de huit à dix ans, j’avais vécu quatre années consacrées aux enfants les plus en peine, de mon établissement et d’ailleurs.

De cette expérience, j’avais acquis la certitude que nous nous méprenions sur la véritable qualité de l’intelligence de l’enfant. Pour conduire cette classe très spéciale, j’avais choisi de privilégier l’apprentissage, rendu à sa véritable dimension, et de mettre tous les instruments de culture à la disposition de l’étude. C’est pendant ces quatre années où, parmi des enfants sans « problèmes », j’introduisais- ou plutôt les thérapeutes m’envoyaient – des enfants dits « retardés », voire aux portes de la délinquance, que j’ai définitivement installé cette certitude : nous instruisons, mais l’intelligence n’y trouve pas l’exultation dont elle doit se nourrir pour qu’elle participe au pur plaisir d’exister, condition de la vie. C’est avec ces enfants contestés par l’école que j’ai osé tout reconsidérer dans mon enseignement. J’ai misé sur les pouvoirs inutilisés de leur intelligence, et j’ai voulu leur offrir le luxe d’une culture sans réserve, sans réduction. Pour eux, à cause de ce que je pressentais en eux, en dépit de leur comportement parfois ahurissant, j’ai voulu le plus beau sans réserve. C’est à leur pouvoir d’émerveillement et d’émotion que j’ai eu recours. Leur réapprenant à lire, en priorité, je les ai fait très vite accéder au beau texte, excluant la banalité, la simplification. Je les ai munis d’un langage, quelque fût la pauvreté du leur à l’origine. C’était une utopie. Je l’ai vue devenir réalité la plus fascinante. Rien n’est trop beau pour l’enfant, si on veut se souvenir de la beauté du premier regard.

Dans un temps baigné de culture, toutes les disciplines de l’enseignement, tous les moments de l’étude deviennent passionnément vécus, par tous, et toute la fragmentation des sujets fait place à une organisation que je devais parfaire au long des années suivantes. Aucun de ces enfants n’a déçu mon attente, contesté mon enthousiasme grandissant.

Mon émotion n’est pas facile à exprimer quand je pense en particulier à Daniel. Les portes de la délinquance, il les avait déjà franchies quand le juge des enfants me le confia. Il était au service d’un groupe d’adolescents qui le faisaient travailler à leur compte, par des vols que sa brillante intelligence organisait avec une célérité inimaginable. Il n’avait plus d’autre lieu de vie que les caves des immeubles. Illettré à douze ans, il dut réapprendre à lire. Très agité, il échappait à toute discipline. Avec la participation des autres enfants, et dans la sympathie ferme qui était notre climat, il avait amélioré son attitude au bout de quelques semaines ; il commençait à être un auditeur intéressé et participant. Il commençait à mieux lire et pouvait écrire quelques mots. Je le voyais apaiser la violence qui en avait fait la bête noire des écoles de la ville. Toutes nos acquisitions étaient baignées dans un climat culturel, musique, peinture, dessin, visites de musées, temps d’observation à l’extérieur. Un jour, je trouvai Daniel exécutant, après une activité d’expression corporelle sur la musique, un calligramme en forme d’oiseau dans le tracé duquel il avait inscrit… des mots. Nos enfants étaient venus, ébahis, me prendre par la main pour que je voie ! Car ce que nous voyions, c’était la beauté intérieure de Daniel, si bien enfouie sous l’invraisemblable déroute de son attitude et qui se mettait à chanter si poétiquement. Il devait par la suite m’écrire, presque clairement : « Je n’oublierai jamais les jours passés dans cette classe…. » Moi non plus, je n’ai pas pu oublier.

C’est aussi, parmi tant de merveilles, Abdellsader, dans ma classe de préparation au collège, c’est ce garçon de dix ans, dont la maman ne parlait qu’arabe à la maison, qui fut l’auteur de ce superbe haïku :

« Soleil, je te regarde,

Une fleur dans ma pensée »

Cette expérience devait me confirmer dans cette certitude : il n’est pas deux espèces d’enfants. L’enfant est le lieu de talents inouïs. Mais ce n’est pas dans la banalité qu’on peut l’amener à les faire fructifier. Rien n’est trop beau pour l’Enfant-Mage. Plus il a été sevré de moyens épanouissants, plus il mérite d’y accéder largement, sans réserve. En lui, attend l’enfant qu’il était, qu’il est encore. Je ne crois pas à la « culture de masse » en ce qu’elle a réducteur et de désespéré, d’injuste.

Quand une autre organisation des classes de mon établissement se révéla nécessaire et que j’inventai ce cours de préparation à la sixième en deux ans, composé d’enfants de huit à onze ans, de niveaux scolaires échelonnés et de races, de confessions, de milieux sociaux volontairement hétérogènes, il vint à notre école un nouvel afflux de volontaires, conscients de notre autre façon de considérer l’enseignement.

J’étais certaine que j’allais encore approfondir cette approche pédagogique, essentiellement soucieuse de traiter l’intelligence de l’enfant par les moyens culturels, dans le respect et la délicatesse dus à sa beauté. Tout ce que j’ai conçu alors, au long des années, c’est peut-être à l’ineffable calligramme de Daniel que je le dois. Toutes les matières de l’enseignement, tous les moments de l’étude devenaient passionnants au sein d’une participation active des parents et des enfants. L’organisation des disciplines avait rejoint un terrain de connexions où exultait la mémoire. Les professeurs du collège, surpris par l’état d’esprit nouveau de ces enfants éduqués à l’étude conquise au sein de la culture, possesseurs d’un langage dont le niveau surprenait, se regroupèrent autour de nous. Professeurs de français, de mathématiques, de sciences, tous, nous avons vécu ce bonheur d’enseigner avec des enfants passionnés d’apprendre. J’en ai retenu cette autre conception : ce qui apparaît des possibilités intellectuelles de l’enfant à l’école n’est ni une collection figée de dons, ni un produit définitif, mais un projet à côté duquel l’école passe trop souvent. C’est ce qu’on développera chez lui de finesse et de sens esthétique, à partir du potentiel existant et par la culture, qui procèdera à l’épanouissement complet de son intelligence. Les moyens à y investir doivent être de la même qualité que cette conscience très lucide, vivante, que j’ai eu le privilège de contempler. Tous nos élèves sont devenus dans tous leurs choix, des jeunes plus équilibrés, passionnés de vivre, rayonnants de l’esprit qui est la lumière de leur vie profonde. Cette lumière, seule une éducation qui préserve à l’intelligence les pouvoirs précieux de son jaillissement, c’est-à-dire ce qu’elle a d’indivisible et de créateur, pourra y accéder. Il y faut la foi, l’amour, dans un émerveillement et une émotion acceptés. Car il y a dans cette « foule…, des enfants que l’on ne distingue pas et qui sont de prodigieux messagers » (Saint-Exupéry)

Je viens de rencontrer la maman de deux de mes plus proches élèves du temps de l’expérience. A la faculté, les devoirs de ces deux filles signalent toujours la perfection du style. Je crois, c’est là le don que nous devrions faire à tous les enfants, quels qu’ils soient, et avec d’autant plus d’amour qu’ils en sont le plus sevrés dans l’injustice du sort qui leur est fait par les différences sociales.

Voilà. J’y ai cru. Et l’autre chemin m’a été inspiré.

Andrée Buresi

Andrée Buresi, retraitée, a enseigné dans plusieurs écoles de campagne, puis dirigé de plus grands établissements en Seine-Maritime. Alors confrontée aux élèves en difficulté, elle les a regroupés et leur a fait la classe jusqu’à ce que les instituteurs reprennent confiance en eux. De cette expérience, elle conçut une préparation à la 6è, mélangeant les âges (8 à 11 ans), les niveaux, les milieux, les races, les confessions. Elle plaide aujourd’hui pour une autre façon d’accéder au savoir.

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