En vous accueillant, ce matin, dans les murs de l’UNESCO, je songe qu’il y a près de vingt-cinq ans déjà, que vous, les universitaires, les chercheurs scientifiques, répondez fidèlement aux appels du Mouvement ATD Quart Monde. Près d’un quart de siècle de fidélité, de soucis et d’espoirs partagés, de la part de vous-mêmes et des milieux de recherche que vous représentez (…)
Je voudrais vous rappeler, ce matin, (…) le rôle, et je dirai volontiers, le devoir des chercheurs universitaires attachés à la recherche sur la pauvreté de faire place à la connaissance que les pauvres et les exclus eux-mêmes ont de leur condition. De faire place à cette connaissance et de la réhabiliter en tant qu’unique et indispensable, autonome et complémentaire à toute autre connaissance sur la pauvreté. Et de l’aider à se développer.
A cette fonction, vous le devinez, se joint d’ailleurs une autre : celle de faire place à la connaissance de la pauvreté et de l’exclusion que peuvent avoir ceux qui vivent et mènent des projets d’action parmi et avec les plus pauvres, de la réhabiliter, elle aussi, et de l’aider à se développer.
Ce n’est pas la première fois que nous parlons avec vous de ces deux parties d’une connaissance globale, dont la vôtre, celle de l’observateur extérieur , est la troisième (…)
La connaissance universitaire et la mobilisation à l’action
Les questions que notre Mouvement se pose, depuis les premières années de son existence (…) nous semblent être les suivantes :
* de quelle connaissance ont besoin les plus pauvres ?
* de quelle connaissance ont besoin des équipes d’action ?
* de quelle connaissance ont besoin nos sociétés nationales et nos communautés internationales ?
pour combattre efficacement la pauvreté et l’exclusion.
A ce sujet nous pourrions dire que nous avons passé le temps de notre propre vie et de notre propre combat dans une période de l’histoire, où la réponse à question « quelle connaissance ? » était dans une très large mesure : « une connaissance proprement scientifique. » Beaucoup s’attendaient à ce que la connaissance la plus utile au combat, donc à la promotion d’une politique et de mesures législatives, soit du genre de celles que l’on peut construire dans les universités et autres institutions classiques de recherche. En d’autres termes, on attendait beaucoup, sinon tout, de cette part de connaissance à laquelle peuvent avoir accès des savants, des universitaires, des spécialistes extérieurs à la réalité de la pauvreté, occupant un poste d’observation mais aussi une situation de vie extérieure. Cette connaissance-là a été fortement valorisée, en raison de sa méthode, de sa rigueur, de ce qu’on considérait être son objectivité ou sa neutralité. C’étaient là des aspects rassurants pour ceux qui, face à l’immense complexité des problèmes, face, aussi, à la manière subjective dont les hommes politiques s’en saisissaient et les présentaient, voulaient trouver une vérité objective, susceptible de guider une action lucide, véridique, réellement efficace pour les pauvres.
L’Université a ainsi connu son temps fort de garante de sécurité devant des problèmes si difficiles à comprendre. Son temps fort de refuge, pour ceux qui ne voulaient pas se laisser déconcerter ni induire en erreur par des idéologies, qu’elles soient dominantes ou dominées. Vous-mêmes et nous tous avons, à certaine époque, voulu faire cela de nos universités. Et nous n’avions sans doute pas tort, mais nous n’avions pas tout à fait raison non plus. Cependant, contrairement à ce que semblent penser certains, ce n’est pas la découverte générale de la non-neutralité, de la non-objectivité de la science et, particulièrement, des sciences humaines et sociales qui nous donne tort, aujourd’hui. Ce n’est pas de savoir désormais que toutes nos sciences et nos méthodologies scientifiques sont entachées d’idéologie, qui nous fait dire que nous n’avons pas eu raison. Ce sont là, des problèmes intéressants mais secondaires, à notre avis.
Le problème de fond, que nous avons mal reconnu et que nous ne maîtrisons pas encore aujourd’hui, est que la connaissance universitaire de la pauvreté et de l’exclusion – comme de toute autre réalité humaine, d’ailleurs – n’est qu’une connaissance partielle. Nous n’avons pas dit ni même suffisamment compris nous-mêmes, qu’elle ne pouvait être qu’une connaissance indirecte et purement informative, qu’il lui manquait, comme par définition, à la fois la prise directe sur le réel et, par là, tout ce qui rend une connaissance mobilisatrice, provocatrice d’action.
Certes, nous pouvons faire des gens d’action et de leurs activités un objet de recherche universitaire, comme nous le faisons des plus pauvres. Nous pouvons même tenter d’évaluer, à leur place, les résultats de leurs efforts. Nous avons indiqué nos réserves à ce sujet, encore que nous admettions volontiers qu’il existe des études fort intéressantes en ce domaine. Ce qui doit nous préoccuper, c’est sans doute que ces études universitaires, essais de saisir l’action de l’extérieur, ne peuvent pas remplacer la connaissance que l’action peut et doit avoir d’elle-même, pour elle-même. Il reste un champ de toute façon difficilement accessible au chercheur, pour les mêmes raisons que lui demeure difficile l’accès de la réalité vécue des plus pauvres (…) La pensée de l’action sur elle-même est également une composante de la connaissance globale et mobilisatrice dont nous avons besoin. Pour devenir capable d’action, la société environnante a besoin de cette troisième composante. Elle a besoin d’exemples de citoyens qui s’engagent et elle a besoin de les entendre, eux, autant qu’elle a besoin d’enseignements universitaires. Après la voix des plus pauvres, n’est-ce pas, en effet, l’action communicable et qui se communique elle-même, qui suscite le mieux l’action ? C’est elle qui peut insuffler à d’autres le désir et le courage d’entreprendre à leur tour (…)
Réhabiliter, soutenir, aider à se développer et à se consolider de nouvelles démarches de connaissance, réussir enfin la collaboration entre chercheurs, populations du Quart Monde et équipes d’action, parce que dans cette collaboration, chacun a son autonomie, c’est un rôle clé que les plus pauvres signifient aux chercheurs universitaires (…)
Beaucoup d’entre nous ont, à l’occasion, éprouvé une vive déception à voir demeurer sans effet l’une ou l’autre de nos études. Nous n ‘avons peut-être pas assez songé, alors, que la recherche académique au sens strict doit nécessairement donner lieu à une abstraction, à une image de la réalité vue de l’extérieur et traduite en des termes généraux où l’on ne retrouve plus le sentiment, la couleur des choses qui poussent les hommes à vouloir agir pour d’autres hommes. Dans la connaissance globale sur la pauvreté et l’exclusion, dans cette connaissance qui doit à la fois informer, expliquer et mobiliser, la recherche universitaire ne sera toujours qu’une composante parmi d’autres : la composante informative et (partiellement) explicative et, de ce fait, sans vie, si l’on peut dire. Car elle demeure sans vie, tant qu’à ses côtés nous ne trouvons pas au moins deux autres parts de connaissance qui lui donneraient vie et signification. Deux composantes autonomes, elles aussi, et complémentaires :
* la connaissance que possèdent les pauvres et les exclus qui vivent, de l’intérieur, à la fois la réalité de leur condition et celle d’un monde environnant qui la leur impose ;
* et la connaissance de ceux qui agissent parmi et avec les victimes, dans les zones de pauvreté et d’exclusion.
Prises au piège d’une société qui croyait à la suprématie de la connaissance universitaire, nos universités y ont cru, elles-mêmes (…) Et quand les études et recherches les plus coûteuses et les plus sérieuses disparaissaient dans les tiroirs des hommes politiques et des administrations (…) nous disions que c’était pour des raison politiques (…) C’était d’ailleurs exact, à cette nuance près que la faute n’en était peut-être pas aux hommes politiques, mais que nos travaux n’étaient pas susceptibles de les éveiller au combat. Pourtant, à aucun moment, je crois, les universités ne se sont dit que l’inefficacité politique de leurs recherches pourrait être attribuée au fait que la connaissance ainsi construite était une connaissance instructive mais non pas convaincante. Et que la part supplémentaire susceptible de convaincre ne pouvait pas être apportée par le chercheur universitaire lui-même mais, uniquement, par les pauvres et par les hommes d’action.
Sans autonomie de la pensée, pas de communication
Certes, tous les chercheurs n’ont pas ignoré des deux parts de connaissance que représentent celle des pauvres et celles des hommes d’action. Cependant - et c’est là l’essentiel – ils ne les ont pas reconnues comme autonomes et à poursuivre par les auteurs eux-mêmes et pour elles-mêmes. Les chercheurs en ont fait, prématurément, objet de leur recherche, sources d’informations à utiliser pour leurs objectifs, plutôt que de les voir comme démarches de recherche au même titre que la leur, sujets de soutien et non pas objets d’exploitation. Ils les ont en quelque sorte subordonnées à leur propre exploration d’observateurs extérieurs à la vie des pauvres, extérieurs aussi à l’action menée auprès d’eux. Ainsi, ils ont dévié une connaissance qui ne leur appartenait pas, de son objectif propre. Plus grave, sans le vouloir ni même le savoir, ces chercheurs ont souvent dérangé et même paralysé la pensée de leurs interlocuteurs. Ceci essentiellement parce qu’ils n’y reconnaissaient pas une pensée, une recherche autonome, poursuivant leur chemin et leurs buts propres. Et que, par conséquent, ils n’ont pas respecté ces buts ; ainsi, ils ont traité leurs interlocuteurs en informateurs plutôt qu’en penseurs autonomes. C’est la raison pour laquelle nous avons toujours douté de la valeur des informations ainsi obtenues (…)
Pour ce qui concerne la communication avec des groupes de population très pauvres, nous sommes convaincus (…) que même l’observation, dite participante, des anthropologues et ethnologues comporte ce danger d’exploitation, de déviation, de paralysie de la pensée des pauvres. Parce qu’il s’agit d’observation pour un but extérieur à leur situation vécue, un but qu’eux-mêmes n’ont pas choisi et qu’ils n’auraient jamais défini à la manière du chercheur. Et parce que, par conséquent, cette observation n’est pas vraiment participante, puisque la réflexion du chercheur et celle de la population, objet de son observation, ne poursuivent pas les mêmes buts.
Il ne s’agit pas, ici, d’un problème de méthode, mais d’une question de situation de vie ; on ne peut pas la résoudre en adoptant d’autres méthodes mais seulement en changeant de situation. Au demeurant, cette observation participante, qui ne dérangerait sans doute pas la pensée d’un groupe possédant bien sa réflexion et sa culture, risque fort de perturber la pensée de groupes très pauvres qui les maîtrisent beaucoup moins bien.
Inutile de dire qu’un problème analogue se pose à la collaboration ente chercheurs et hommes d’action. Les difficultés en ont souvent été analysées. Il a été dit que les équipes d’action collaboraient difficilement à la recherche, parce qu’elles n’en voyaient pas l’intérêt, parce qu’elles se méfiaient du regard scrutateur du chercheur ou de son incapacité de comprendre la réalité humaine et ses aléas dans la vie de tous les jours. On a même dit que la collaboration s’établissait mal, parce que les gens d’action manquaient de pensée logique, qu’ils agissaient au nom de leurs intuitions et impressions, plus qu’au nom d'une réflexion rationnelle. Il peut y avoir du vrai dans ces explications, mais il nous semble qu’elles ne touchent pas le fond du problème. Le problème fondamental étant que l’homme d’action, pour avoir une contribution valable à offrir, doit être considéré d’abord non pas comme simple informateur, mais comme penseur ayant à mener jusqu’au bout sa recherche de connaissance, pour les buts que lui-même pose à cet effort.
Là encore, nous sommes convaincus, parce que l’expérience nous l’a enseigné, que même les chercheurs engagés à analyser une action et à en évaluer les résultats, risquent souvent de faire fausse route. En effet, n’arrivent-ils pas souvent, une fois les dés jetés, pour saisir, après coup, une situation qui leur est totalement étrangère ? Une situation contraire à toutes celles qu’ils peuvent connaître eux-mêmes, empreinte d’une insécurité qu’ils ont beaucoup de mal à imaginer et au sujet de laquelle ils ne peuvent avoir que bien peu d’intuitions. Nous pouvons tenter de saisir pareille situation et d'en percevoir les évolutions, dans la mesure où nous partageons la vie dans l’insécurité, dans le sable mouvant qu’est l’action au sein d’une population dans une pauvreté extrême. Nous pouvons comprendre une telle action, dans la mesure où nous avons participé également au développement de la pensée de l’équipe concernée, an adoptant nous-mêmes les objectifs de cette pensée-là.
Ceci dit, notre propos n’était pas de rappeler la fragilité du contenu des études et recherches universitaires découlant de ces difficultés de communication. Nous voulons surtout rappeler que l’ensemble de ces travaux, quelle que soit leur qualité, ne pourrait fournir la totalité des connaissances nécessaires (…) Revenons encore un instant sur les deux autres parties de ces connaissances. Elles sont en principe complémentaires à celle de l’Université, mais elles ne peuvent se constituer et être effectivement complémentaires, à moins d’être autonomes et de pouvoir aller jusqu’au bout d’elles-mêmes.
Le jardin secret des plus pauvres
Réfléchissons un instant, en particulier, sur la connaissance et la pensée des populations du Quart Monde. Elles portent non seulement sur leur situation vécue mais aussi sur le monde environnant qui la leur fait vivre, sur ce qu’il est et sur ce qu’il devrait être pour ne plus exclure les plus faibles.
(…) Penser, connaître, ce sont des actes et tout homme pose ces actes-là, peu importe les moyens plus ou moins sophistiqués que la vie lui en a fournis. Tout homme pense, connaît, s’efforce de comprendre pour un but qui est son but. Sa pensée s’organise en fonction de ce but là. C’est en cela que tout acte de pensée est susceptible d’être un acte de libération personnelle.
Aussi, le Mouvement ATD Quart Monde, par son expérience dans des zones de misère diverses de par le monde, est-il témoin que tout être humain et tout groupe tentent d’accomplir cet acte, quelle que soit la faiblesse des moyens de pensée et d’analyse reçus. Tout être humain, tout groupe se fait chercheur, à la recherche de son indépendance par une compréhension de lui-même et de sa situation qui lui permette d’écarter les insécurités et les craintes, de maîtriser son destin plutôt que de le subir et d’en avoir peur. Ceux qui pensent que les êtres humains totalement paupérisés sont apathiques, par conséquent qu’ils ne réfléchissent pas, qu’ils s’installent dans la dépendance ou dans le seul effort de survie au jour le jour, se trompent lourdement. Ils ignorent les inventions d’autodéfense dont les plus pauvres sont capables pour échapper à l’influence de ceux dont ils dépendent, pour sauvegarder une existence propre, soigneusement cachée derrière la vie qu’ils étalent en guise de rideau, qu’ils jouent pour faire illusion au regard extérieur. Et ils ignorent l’effort désespéré de réflexion et d’explication de cet homme qui ne cesse de se demander : « mais qui suis-je donc ? » Qui ne cesse de se dire : « ils me traitent comme un chien, comme une lavette, comme un imbécile et un vaurien… suis-je donc une lavette ? » Et qui, au prix d’un effort de pensée douloureux, ne cesse de resurgir d’en- dessous des décombres de sa propre personnalité, d’en dessous de ces accusations qui sont autant d’identités monstrueuses qu’on lui attribue, en se répétant : « mais je ne suis pas un chien, je ne suis pas l’imbécile qu’on fait de moi ; j’en sais des choses, mais eux ne comprendront jamais. »
Dans cette conclusion qui resurgit toujours après les doutes, cet homme abruti, épuisé de corps et d’esprit, a infiniment raison. Il « en sait des choses » que d’autres risquent de ne jamais comprendre ni même imaginer. Sa connaissance, peu construite certes, concerne tout ce qui représente d’être condamné à vie au mépris et à l’exclusion. Elle englobe tout ce que cela signifie en termes de faits, en termes de souffrances, mais aussi d’endurance et d’espoir provoqués par ces faits. Et elle englobe une connaissance du monde qui l’entoure et dont il est seul à savoir certains comportements envers les plus pauvres. Les meilleurs chercheurs peuvent difficilement imaginer ces choses ; ils ont par conséquent du mal à ,formuler les hypothèses et à poser les questions qui conviennent. Nous avons dit qu’ils se trouvaient, là, devant un champ de connaissance dont ils n’avaient pas vraiment les moyens de se rendre maîtres par eux-mêmes. C’est en quelque sorte le jardin secret des plus pauvres. Ne peut y entrer que celui qui change de situation de vie, devenant leur partenaire dans un projet non plus de recherches mais de libération.
Sinon, on ne voit guère comment quiconque venant d’un autre monde et dont toute la pensée est façonnée par ce monde-là, pourrait pénétrer dans le jardin secret. Non seulement, l’entrée lui sera interdite, mais aussi et surtout, il n’aura pas le droit de s’introduire.
En effet, aucun homme n’a le droit, serait-ce au nom de la science, de déranger un autre homme dans son effort, peut-être maladroit mais acharné, de développer une pensée libératrice. Et aucun chercheur n’a le droit de saisir l’occasion des efforts des plus pauvres de se libérer, pour les réintroduire dans la servitude. Car, on ne le dira jamais trop souvent, déranger les plus pauvres dans leur pensée en les utilisant comme informateurs, au lieu de les encourager à développer leur réflexion propre en acte réellement autonome, c’est les asservir. D’autant que par leur pensée propre, ils sont presque constamment à la recherche de leur histoire et de leur identité, et qu’eux seuls ont un accès direct à une part essentielle des réponses à leurs questions. Ces questions sur leur histoire et sur leur identité, bien plus que sur leurs besoins ou même sur leurs droits, ils se les posent parce qu’ils savent, peut-être confusément mais profondément, que c’est par là qu’ils trouveront le chemin de leur libération.
Nous ne voulons pas dire que ce soit toujours une erreur de leur parler de leurs droits ou de les questionner sur leurs besoins. Cependant, de telles démarches ne peuvent avoir un sens libérateur pour eux que dans la mesure où ces échanges se situent dans cette perspective de leur compréhension de leur identité historique, la seule qui puisse aider à les rendre sujets et maîtres de leurs droits et besoins. Or, il faut admettre que cela a rarement été le cas, jusqu’ici. Durant toute la période de ce qu’on a appelé « la guerre contre la pauvreté » aux Etats-Unis, nous n’avons pas assisté à une seule recherche proprement historique sur ceux qu’on appelait, alors les pauvres « hard core », moins encore à une telle recherche effectuée en collaboration intime avec ces pauvres « hard-core » eux mêmes.
Dans la Communauté européenne, où l’on s’intéresse à ce qu’on appelle la pauvreté persistante, c’est-à-dire à une pauvreté ayant une dimension historique dont découlerait, en toute logique, l’identité historique d’un sous-prolétariat, ce ne sont toujours pas cette dimension ni cette identité proprement historiques que l’on cherche à dégager. On ne peut pas le faire, sans dialogue dans le temps avec les familles du Quart Monde. Ce qui nous inquiète à cet égard, c’est que nous n’assistons pas à une recherche des ponts à emprunter, entre Université et Quart Monde, pour y parvenir. Nous assistons bien plus à la recherche des moyens de poursuivre la collecte d’informations sans avoir à passer par une collaboration plus durable avec les familles concernées.
Cela vaut même pour la Grande-Bretagne, pays que nous considérons pourtant comme exemplaire par sa fidélité à la recherche sur la pauvreté, même durant la grande époque de la société dite de bien-être des années 60. Même là, les recherches historiques font défaut. Les pauvres n’y ont d’identité que par leurs besoins, par ce qui leur manque. Cela tient au moins en partie au respect que leur portent les chercheurs, soucieux de ne point les mettre à part, ni de contribuer à leur ségrégation. Cependant, est-ce juste, est-ce sage, quand nous considérons que leur identité historique est celle d’une incommensurable endurance et d’une inaliénable dignité ? Quand nous considérons aussi qu’il s’agit d’une identité qui comporte un message essentiel pour la société tout entière ?
Il ne s’agit pas de critiquer, moins encore de dénigrer d’aucune manière les efforts sincères et intelligents accomplis par nos amis américains, anglo-saxons ou du continent européen. Simplement, il est de notre vocation de rappeler ce que les familles les plus pauvres réunies dans le Mouvement ATD Quart monde nous ont appris. Ne leur parler que des besoins, voire des « indicateurs sociaux » qui les caractérisent, sans les aider à clarifier leur histoire ni leur personnalité communes, c’est encore une manière de les enfermer. Ce sont d’ailleurs les familles elles-mêmes qui s’adressent au Mouvement, en disant non pas « expliquez-nous » mais « aidez-nous à réfléchir. » Elles sont de plus en plus nombreuses à affirmer : « Il faut que ne réfléchissions, car eux, ils ne pourront jamais comprendre. »
Réhabiliter la pensée, soutenir l’effort de connaissance du Quart Monde
Nous comptons sur vous, les chercheurs universitaires, pour approfondir et expliquer cette leçon que nous donne le Quart Monde sur son droit de voir reconnaître ce champ de pensée et de connaissance autonomes. A nous, à vous, de voir comment le soutenir dans son effort de réflexion. Car s’il nous fait clairement comprendre qu’il veut aller jusqu’au bout de sa propre réflexion, il ne nous a jamais dit ne pas avoir besoin d’être aidé dans cette démarche. Au contraire : « vous qui avez appris à réfléchir, apprenez-nous » est une demande qui revient comme un leitmotiv, partout où s’implantent nos équipes. Que ce soit au Guatemala ou en Suisse, à New York, à Bangkok ou dans les bas quartiers de Londres, les plus pauvres demandent la présence non pas de maîtres à penser (ils en voient trop), mais d’hommes et de femmes intelligents, compétents, capables de fournir les moyens de la pensée, sans s’infiltrer eux-mêmes dans la pensée de l’autre.
Cependant, connaissons-nous suffisamment les moyens et méthodes, la pédagogie de ce genre de démarche ? Ce n’est pas évident . Non pas qu’il manque de précurseurs en ce domaine. Cependant, à regarder de près les expériences réalisées en leur nom sur différents continents, il nous reste malgré tout des doutes. Peut-être parce que les projets menés au nom de l’une ou l’autre pédagogie de la « conscientisation » que nous avons pu étudier en Amérique latine, en Inde et même en Europe, semblent presque sans exception laisser de côté les pauvres. Qu’il s’agisse de villages indiens en Colombie, de hameaux d’Intouchables en Inde, d’un « slum » de Calcutta ou d’une région pauvre du Portugal, les habitants les plus paupérisés se retrouvent en marge, même de ces projets-là. Peut-être aussi ceux-ci nous posent-ils question, du fait du langage et des concepts curieusement occidentaux qu’ils paraissent véhiculer jusque dans les régions les plus lointaines d’Extrême-Orient, jusque dans les villages perchés sur des hauts plateaux, loin de toute civilisation moderne, en Bolivie. Les habitants y ont-ils inventé eux-mêmes ce vocabulaire étrangement familier à nos oreilles d’Occidentaux : « rapports de force » … « exploitation de l’homme par l’homme »… « lutte des classes »… ? N’auraient-ils rien inventé de plus que nous-mêmes, ni choisi de le dire dans les paroles de leur propre civilisation ?
Nous croyons que notre Comité pourrait avoir son mot à dire sur cette question, qu’il serait capable de mettre en lumière les conditions d’un soutien authentique de la pensée des plus pauvres. Capable de reconnaître les projets favorisant effectivement le développement d’une connaissance indépendante propre au Quart Monde (…) Sans la connaissance que possèdent et doivent pouvoir développer les plus pauvres, les études universitaires risquent de représenter une connaissance par trop partielle et à laquelle manque, précisément, ce qui pourrait la rendre vivifiante, provocatrice d’action et de combat (…)
Ce sont la souffrance et l’espoir des totalement exclus, qui provoquent les grands engagements indispensables. C’est plutôt de n’avoir jamais transigé sur la présentation véridique des conséquences extrêmes de la pauvreté, qui a fait prendre à notre Mouvement de simples citoyens des dimensions que ses faibles moyens ne peuvent pas expliquer. Or, seuls les plus pauvres connaissent ces conséquences extrêmes. Eux seuls savent toute l’injustice, toute la négation des Droits de l’homme, toute la souffrance de l’exclusion. Eux seuls savent tout ce qui doit changer, dans les cœurs et les esprits, dans les structures et le fonctionnement de nos démocraties. Les conclusions des études universitaires rassemblées durant vingt-cinq ans ne sont, de cela, qu’un faible reflet, un message rétréci, si l’on ose dire.
Une action qui pense et se communique elle-même
Est-il besoin de développer encore nos remarques sur la nécessaire autonomie des connaissances des hommes et des femmes d’action ? Ce que nous venons de dire sur le droit du Quart Monde à cet égard, vaut évidemment aussi pour eux. Ils ont à élaborer une pensée nécessairement unique sur l’action, sur les incertitudes, les enlisements, les réactions et changements, les idées et actions nouvelles qu’elle provoque. Pensée qui, elle aussi, a besoin d’être soutenue par des personnes compétentes extérieures mais en demeurant autonome, libre de poursuivre ses objectifs propres. Les responsables de l’action en ont besoin, pour aller jusqu’au bout de leurs engagements, cela est évident. Comme est évident que le Quart Monde a besoin d’avoir, à ses côtés, des équipes libres et capables d’une réflexion autonome.