De Clermont-Ferrand, juin 1991
Chers amis,
Bien sûr, tout à fait d’accord pour que le court métrage « Le coupeur d’eau » entre dans la revue Quart Monde car je crois qu’il témoignait très fort de la résistance, de la dignité, de la solidarité d’une famille, acculée à la misère, une misère vécue dans l’ignorance de tout un village… une misère qui pousse, hélas, au désespoir extrême.
Quand ce court métrage a été visionné, le grand amphithéâtre du Palais des Congrès était archi-plein… partout des gens assis par terre – 700 personnes environ – un silence oppressant pendant la projection… un silence encore plus lourd quand la salle s’est rallumée… qu’en pensaient tous ces gens ? Moi, ce qui m’a poussé à écrire au réalisateur Philippe Tabarly, c’est d’une part la grandeur de son film, mais surtout une question. Pourquoi avoir classé ce film dans la rubrique « Fiction » alors qu’il témoignait si fortement de la réalité quotidienne de bien des familles pauvres. Vous avez sa réponse entre les mains… par contre : honte à moi ! Je n’ai pas le double de ma lettre ! J’ai écrit tellement spontanément… et pourtant, je sais qu’il faut garder !
Alors… le film… se situe dans une gare désaffectée… un train par semaine (ou par jour ?) y passe encore… La famille (père, mère, deux enfants d’environ sept et deux ans) habite au milieu des pancartes de destination… consignes, etc. (regardez le décor sur l’image) On commence par le départ du père pour le travail, il fait nuit… il regarde ses enfants endormis, embrasse sa femme, prend une musette… ouvre le frigo « vide » et part dans la nuit à pied… en direction de la forêt… Très vite, on saisit qu’il n’a pas de travail, rien dans la musette… il joue le jeu du boulot !
Alors que la mère baigne le plus jeune, un jeune (22-24 ans) se présente, un papier à la main… c’est « l’ordre » de couper l’eau. La mère regarde très très attentivement le papier… ne réagit pas. Seul le petit de 7 ans se jette sur l’employé qui coupe l’eau… lui prend son outil des mains… moment un peu violent… mais irrémédiable. La mère accroche « l’ordre » sur le robinet sec… part avec ses deux enfants au village… à une certaine distance… sous une chaleur de plomb. On les connaît au village… la patronne du bar offre un verre d’eau aux enfants… La famille rentre chez elle, il fait nuit noire. Le père est là… assis… le papier dans la main, il embrasse ses enfants, les met au lit… revient dans la cuisine où sa femme, assise, attend… Là, un très beau geste… ils se tiennent la main et tiennent ensemble le « papier » … Elle comprend ce qu’il a caché trop longtemps : des larmes (son courage, sa détresse… les factures impayées, l’absence de travail.) Ils se regardent … (c’est long à soutenir ce regard). Puis ensemble, vont chercher les enfants, s’étendent sur les rails… il fait très nuit… le train passe à minuit… et s’arrête… trop tard… dans un affreux bruit de freins, de fer, d’étincelles…
Au village… on apprend le drame. La patronne du bar s’effondre en larmes : « on ne savait rien. » Le jeune employé de la compagnie des eaux entendu par la gendarmerie dit : « J’avais un ordre. » Ce sont les seules paroles du film. Il est entièrement muet.
Voilà… c’est un peu long, mais il fallait tout dire pour comprendre...
Le lien avec les familles les plus pauvres…
1. C’est le quotidien de tant de personnes et familles.
2. Le courage, la dignité, de chaque membre de la famille… qui cache au village sa détresse, mais se la cache aussi au sein de la famille...
3. L’ignorance de l’entourage qui pourtant connaît bien cette famille.
4. L’absence de paroles rend le film encore plus fort car tous ces efforts, ce courage, du père, de la mère, du gamin de 7 ans passent uniquement par les gestes, le regard, la lenteur des gestes, etc. (…).