Depuis 1973, avec le début de la crise économique et des mutations technologiques, la montée du chômage des jeunes a provoqué l’apparition de plusieurs dispositifs de formation des jeunes sortant du système scolaire sans qualification1. La plus grosse difficulté a été d’ouvrir ces dispositifs aux populations les plus démunies.
Rappelons qu’en France, seulement 44 % de la population active a un niveau de formation égal ou supérieur au premier niveau de qualification (niveau V ou CAP), tandis que 34 % des moins de vingt-cinq ans sans qualification sont au chômage.
Une mesure a été mise en place fin 1989 à destination des jeunes de seize à vingt-cinq ans sans qualification, de niveau V2 : le Crédit Formation Individualisé-Jeunes (CFI) Son objectif, la première année, était de toucher 100 000 jeunes.
Notre expérience limitée, mais clairement poursuivie avec des jeunes très défavorisés, suggère quelques réflexions et questions.
La chance représentée par le CFI
Notons tout d’abord que l’Avis du rapport Wresinski adopté par le Conseil économique et social le 11 février 1987, demandait que soient élaborés des programmes de mise à niveau, de formation et d’accès à l’emploi de travailleurs très défavorisés sans qualification devant conduire à une formation professionnelle au moins du niveau du certificat d’aptitude professionnelle, et que soient recherchées les modalités de mise en place d’un crédit de formation, sous forme de « bons d’insertion. »
Pour mieux comprendre les objectifs de cette mesure institutionnelle, nous reprenons quelques textes, circulaires ou interventions de base.
« Le Crédit Formation Individualisé doit prendre en compte tous les jeunes visés, des plus éloignés de la qualification aux jeunes qui, bien que proches de la qualification, peuvent trouver dans l’accompagnement au titre du CFI un concours plus utile pour l’atteinte de la formation recherchée.3 »
« …Il convient parallèlement de rappeler que tout jeune peut entrer dans le CFI quel que soit son niveau et que les formations visant à un ré-apprentissage des connaissances de base ou à une remise à niveau doivent être intégrées dans le parcours de formation du jeune, et non constituer un préalable nécessaire à son entrée en CFI.4 »
« … Nous avons très clairement décidé d’ouvrir le CFI aux jeunes les plus éloignés de la qualification, d’en faire un dispositif qui soit accessible dans les faits aux jeunes illettrés. Qui pourrait croire que pour ceux-ci, le CAP est au bout de huit cents heures de formation… Je vous invite sous cet angle à étudier les conditions permettant à des jeunes de goûter à la réussite, de sortir de leur univers d’échec… A l’évidence, il est essentiel, à cette occasion (le bilan) d’écouter les jeunes, de les aider à formuler leurs aspirations.5 »
Nous connaissons quelques jeunes qui, grâce à cette mesure, ont redémarré un processus de formation. Pascal, après avoir attendu plusieurs mois un correspondant, peut enfin exprimer ses attentes. Il veut travailler dans les espaces verts. Mais avant tout il faut, en accord avec lui, situer ses aptitudes et ses acquis à l’aide d’un bilan. Quinze jours plus tard, on constate alors qu’il maîtrise à peine les savoirs de base. Suite à une demande de formation, la réponse vient claire et précise : ce jeune relève de l’illettrisme. Il commence un mois et demi plus tard un stage de formation mobilisation ouvert à des jeunes de très faible niveau, quasi-illettrés. Les apprentissages de base sont difficiles, mais le jeune s’accroche. L’alternance en entreprise s’effectue chez des fleuristes et horticulteurs. Le parcours est démarré. Tout doit être mis en œuvre pour que Pascal puisse tenir dans cette voie.
Les obstacles à sa mise en place
Nous nous sommes demandé si cette mesure atteignait réellement les jeunes les plus pauvres.
Les éléments recueillis ici concernent une grande ville où nous sommes engagés avec des jeunes de milieu très défavorisé et leurs familles. Ils seront enrichis dans les mois qui viennent par une enquête plus large.
* L’information et la compréhension du CFI
Dans les quartiers, nous rencontrons des jeunes qui n’ont pas entendu parler du CFI.
La seule possibilité de contacter ces jeunes, c’est d’aller nous-mêmes à leur rencontre dans les cités de transit, d’urgence, les caravanes, la rue ou les grands ensembles, et de créer avec eux des temps durant lesquels ils découvrent des activités manuelles et des technologies nouvelles. Le Mouvement ATD pratique régulièrement ce type d’actions (fêtes des métiers, semaine de l’avenir partagé, colportage du métier…) qui, pour l’instant, ne sont pas reconnues par les instances de la formation professionnelle, alors qu’elles constituent le premier maillon de la chaîne qui conduit à la qualification.
Viennent ensuite les jeunes qui ont entendu parler du CFI, mais qui, pour différentes raisons, n’ont pas fait la démarche de s’inscrire.
Courant 1990, une jeune femme de vingt-trois ans vient nous voir et nous explique : « Un crédit-formation c’est bien joli, mais moi je n’ai pas d’argent. Emprunter pour se former, je ne veux pas. Qui va rembourser ? »
* L’accueil et l’attente du correspondant
Notre équipe mobilise des jeunes pour qu’ils entrent dans ce dispositif. Dans les lieux d’accueil, ils sont inscrits et conviés à une réunion d’information quelques semaines plus tard. A ce moment, le jeune doit redire ses projets. Si l’animateur juge que le crédit-formation peut y répondre, il enregistre le jeune sur une liste « d’attente de correspondant. » Cette attente pourra durer jusqu’à six mois. Sa durée est liée directement au financement des postes de correspondants même si certains ayant compris l’enjeu pour les jeunes acceptent parfois d’en suivre plus de cent. Or, un poste de correspondant est un mi-temps, travail avec les jeunes et réunions institutionnelles compris, ce que certains jugent insuffisant pour suivre correctement les cinquante jeunes prévus par les textes.
Modalités de mise en place du CFI jeunes
Accompagnement de chaque jeune par un correspondant (faisant l’objet d’un contrat écrit entre l’Etat, le correspondant et le jeune, appelé « engagement. »)
Bilan pour chaque jeune tout au long de son parcours. Il peut bénéficier de 16 heures à cette fin, réparties sur l’ensemble de son parcours. Des bilans approfondis sont possibles pour les jeunes dont les éléments complémentaires sont requis, différents du niveau scolaire et des aptitudes.
Parcours de formation permettant à chaque jeune de circuler à travers différents modules de formation, en fonction de ses besoins.
Mise en place de modules de formation adaptés aux demandes des jeunes.
Les principales mesures accessibles dans le cadre du CFI jeunes sont les stages alternés 16-25 ans, l’apprentissage, les stages d’initiation à la vie professionnelle (SIVP), les stages de l’association pour la formation professionnelle des adultes (AFPA).
Il est à noter que n’apparaît pas explicitement dans les missions du correspondant, la connaissance des jeunes et du milieu dans lequel ils évoluent. Pourtant n’est-ce pas un facteur important ?
Une jeune fille de dix-sept ans, ayant entendu parler du CFI, désire y participer. Elle est sortie de 4è SES6 depuis plus d’un an. Elle se rend dans une mission locale. A l’accueil, on lui répond : « Ce n’est pas pour vous, il vaut mieux que vous alliez en apprentissage. » Elle repart et sait bien que pour trouver un apprentissage sans soutien de qui que ce soit, ce sera dur. Tandis que si elle avait eu un correspondant, cela aurait été un soutien supplémentaire. Elle avait compris que le CFI était pour les jeunes sans qualification !
Certains jeunes ayant du mal pour s’exprimer et entrer en relation avec les autres, sont accueillis pour un premier entretien. Si à ce moment de grosses difficultés sont rencontrées ou pressenties, le responsable de la structure peut envoyer le jeune en bilan « lourd » du type psychologique à la suite duquel il sera décidé si le jeune « relève » du CFI ou des CAT7 via la COTOREP8. Nous en connaissons deux pour lesquels ces bilans sont en cours.
Dans une mission locale en septembre 1990 une correspondante disait : « Il y a tant de jeunes, que j’envoie d’abord en formation ceux qui savent ce qu’ils veulent. Une fois que j’aurais envoyé ceux-là, on verra ce qui reste, on fera les fonds de tiroirs. »
Le risque reviendra toujours de vouloir travailler avec les plus dynamiques. Il faut y prendre garde. Ces questions liées à la gestion de la file d’attente sont graves pour l’image du dispositif que les jeunes vont faire connaître dans leur milieu, auprès des parents.
Nous avons remarqué que souvent, les jeunes en attente de formation ou de correspondants, sont considérés comme entièrement libres et par conséquent doivent pouvoir se présenter à n’importe quel rendez-vous. S’ils n’y viennent pas, ils risquent de ne pas être excusés. Or, les jeunes de milieu très pauvre sont souvent chargés de responsabilités vis-à-vis de leurs frères et sœurs ou bien déjà en ménage et chargés eux-mêmes de famille.
Sophie, vingt-cinq ans, a attendu un correspondant pendant quatre mois, puis pendant trois mois une formation qui n’est pas venue (manque de place.). Après s’être mobilisée sans arrêt depuis octobre 1990, elle se sent flouée : « On nous dit qu’on peut se former, on nous dit d’attendre un correspondant. Une fois qu’on l’a, on croit que c’est bon, puis on voit qu’il faut encore attendre la formation. On nous fait croire trop de choses. Ils feraient mieux de nous dire la vérité, au lieu de nous faire croire que ça va aller tout seul. »
* Déroulement de stage
François, dix-neuf ans, à la fin d’un stage de mobilisation de trois mois disait : « Quand je suis arrivé dans mon stage, je ne savais pas ce que j’allais y faire. Jamais, on ne savait ce qu’on allait faire la semaine d’après. J’aurais bien aimé le savoir. »
A la suite d’un module CFI de mobilisation de six mois (remise à niveau), Valérie s’en voit proposer un second par sa correspondante sans qu’il y ait de projet professionnel validé. Elle réagit : « Je ne vais pas faire de la remise à niveau toute ma vie, ça ne va rien m’apporter. » Alors sa correspondante lui dit d’écrire son refus, voire d’arrêter la formation.
La question qui reste posée, est de savoir en quoi tous les besoins de formation recensés auprès des jeunes trouvent des réponses dans les stages proposés. En quoi un organisme de formation est-il tenu de proposer des modules orientés vers les jeunes les plus éloignés de la qualification, comme peuvent l’être des jeunes illettrés ou ceux qui vivent dans des conditions de précarité économique et sociale grave.
Comment prend-on en compte le fait que pour ces jeunes la référence positive est le travail, tandis que le stage rappelle l’école où ils ont subi des échecs ?
En conclusion
Au bout d’un an et demi de participation au dispositif du CFI, nous avons relevé des obstacles qui empêchent que les jeunes les plus défavorisés participent pleinement à la formation.
Ces premiers constats doivent être vérifiés par une enquête plus large, qui recherchera notamment des actions où les plus défavorisés ont réussi à se qualifier grâce à toutes ces mesures et aussi quelles ont été les conditions qui ont rendu ces succès possibles.
Nous ne sommes pas les seuls à faire ces constats, puisque dans plusieurs régions, les responsables se demandent comment prendre en compte les jeunes qui aujourd’hui ne profitent pas pleinement du CFI.
Compte tenu de notre expérience, les aspects suivants devront être pris en compte :
- Avoir une connaissance précise des milieux défavorisés et de leurs espoirs.
- Reconnaître des actions collectives dans les quartiers pour que les jeunes et les familles fassent des expériences d’initiation manuelle et de découverte des technologies nouvelles. Cela contribuera à créer une culture ouvrière dans ces quartiers et bâtira une confiance avec des équipes extérieures.
- Bâtir des projets de formation ambitieux en partenariat avec les plus pauvres.
- Mener ces actions dans le cadre d’une action globale prenant en compte les questions de logement des jeunes (qui souvent sont très tôt en ménage), de santé ou de relation avec la justice.
Evaluer la perception du CFI par les jeunes, ce qu’ils en pensent, comment ils le vivent.
Parions que les efforts déjà engagés par de nombreux organismes de formation, des correspondants, des financeurs et des employeurs seront développés par de nouveaux partenaires pour la formation professionnelle des jeunes les plus éloignés de la qualification.