Ma présence aux Journées du livre d’ATD Quart Monde a témoigné de l’importance que le ministère de la Culture, de la Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire attache à une politique de la lecture en faveur des plus démunis.
Ce soutien du ministère de la Culture et de la Direction du livre et de la lecture ne va pas de soi. Ne risque- t-il pas de mobiliser nos énergies au détriment de notre politique globale de développement de la lecture ? Comment justifier ce soutien ?
Ce soutien repose sur un pari difficile, parce que, on le sait, lire est difficile. La lecture n’est pas une pratique culturelle comme les autres, elle est sans doute la plus exigeante d’entre toutes. L’accès au livre n’est pas spontané comme peut l’être la pratique du cinéma ou de la musique. Si lire peut et doit rendre heureux, ce bonheur n’est atteint qu’au prix d’un effort préalable d’apprentissage.
Pourtant, plus que toute autre pratique culturelle, la lecture est une nécessité pour quiconque veut réussir son insertion professionnelle et sociale ou tout simplement pour maîtriser son rapport au monde.
Or cette difficulté est encore accrue, puisqu’il s’agit d’aider les plus démunis qui sont les plus éloignés de cette pratique. Ces exclus, le plus souvent, ne bénéficient pas des dispositifs de droit commun tel le revenu minimum d’insertion. Il ne faut pas se cacher cette difficulté, et pour relever le défi en toute connaissance de cause, je crois indispensable d’entreprendre des recherches théoriques sérieuses dans ce domaine. Des enquêtes sociologiques, notamment, devraient permettre d’écouter les témoignages de ceux qui, sur le terrain, sont véritablement capables d'apporter des informations sur ces publics les plus démunis. Il est de notre devoir de promouvoir un programme permanent d’enquête, condition préalable à toute politique de réinsertion. Le livre, l’écrit, la lecture sont un facteur essentiel du combat pour l’insertion sociale que ce soit par la prévention ou par la « réparation. »
Si, comme je le crois, ce combat pour les plus démunis est parfaitement légitime du point de vue d’une politique globale de la lecture, c’est qu’il s’inscrit tout naturellement dans le cadre plus large de l’illettrisme. C’en est même une pièce essentielle à cause du sens qu’il donne à notre combat contre l’illettrisme.
Même si les plus démunis ne représentent aujourd’hui que 2 à 3 % de la population, ils démontrent que le risque d’exclusion, de marginalisation, « d’infériorisation » menace aussi ceux qui sont moins illettrés mais dont le nombre actuellement ne cesse de s’accroître.
C’est la raison pour laquelle la Direction du livre et de la lecture s’efforce de dégager des moyens budgétaires suffisants pour mener des actions spécifiques dans le sens d’un véritable combat pour la démocratie.
Lutter contre l’illettrisme, c’est véritablement lutter pour la démocratie. D’abord au sens culturel, car il s’agit de refuser quelque chose d’extrêmement dangereux : la « balkanisation » des savoirs, des pratiques culturelles, qui implique une "balkanisation" des groupes sociaux. Balkanisation bien souvent acceptée et qui, à terme, menace de désintégration la société dans son ensemble.
Quand on méconnaît le sens du combat contre l’illettrisme en tant que combat démocratique, on s’aperçoit qu’on en vient à mépriser, à ignorer la culture populaire ; cette culture populaire elle-même en vient à se nier et c’est en se niant, en ne se reconnaissant pas qu’elle génère l’exclusion et tous les facteurs qui accompagnent l’exclusion, notamment la délinquance. Et en même temps la culture qu’on dit dominante s’isole, se replie sur une prétention autosuffisante, se rabougrit, perd toute créativité, toute sorte d’imagination ; elle perd ses forces vives. Ce que l’on perd, c’est l’horizon d’universel dans lequel s’inscrit l’idéal culturel. On en vient à nier le livre comme facteur de démocratie, et comme facteur de communication. Nous savons tous qu’en lisant certains livres, nous nous reconnaissons et par là même, nous reconnaissons l’autre, cette reconnaissance de l’autre étant une manière de s’imposer soi-même, d’exister.
La culture est un droit de l’homme et du citoyen. Le droit de lire est un aspect essentiel de ce droit. C’est le sens du combat pour l’insertion, qui est une nouvelle conception de la démocratie. Car la démocratie continue d’inventer.
Aujourd’hui, la lutte contre l’illettrisme dans le sens de l’insertion est quelque chose qui n’appartient plus à l’ordre de la charité, qui n’est même plus de l’assistance légalisée. Elle ne dépend pas seulement de l’Etat ou de quelques associations privilégiées, mais c’est véritablement une obligation éthique qui concerne la société dans son ensemble et qui implique des initiatives inscrites dans un long terme. Si on voulait résumer cette politique, on pourrait dire que le « livre pour l’insertion » ce n’est pas seulement une politique contre le chômage, c’est un test, une mesure de la capacité de citoyenneté d’une société. Cette évolution implique pour nous tous de nouvelles pratiques, de nouvelles conditions, de nouveaux moyens.
La Direction du livre, contrairement à ce que l’on pense, n’est pas la seule concernée au niveau du gouvernement. Elle doit mener une politique interministérielle et de partenariat. Il est évident que l’Education nationale a un rôle prioritaire, elle doit posséder un plan « lecture-détresse » et en faire une priorité. Mais la Direction du livre se doit de coopérer beaucoup plus avec l’Armée, avec la Justice, la Santé et l’Action humanitaire. Certains programmes et actions spécifiques doivent être menés rapidement. D’autres programmes concernent le monde du travail : c’est le sens du soutien résolu que nous apportons à une politique de lecture dans les comités d’entreprises.
Il faut dire aussi que cette politique menée conjointement avec des associations, comme ATD Quart Monde, exige qu’on ait un objectif de professionnalisation : il est important d’insister sur la formation. Par exemple, il faudrait donner aux bibliothécaires les moyens de sortir des bibliothèques en inventant des relais qui seraient des médiateurs culturels. C’est un projet sur lequel nous réfléchissons et qui permettrait à la bibliothèque d’être présente dans le métro ou dans les colonies de vacances, sur les marchés ou dans les rues, dans les cités. Il ne s’agirait que de relais et ces médiateurs nombreux, qualifiés, bien payés, sauraient conduire et reconduire ces lecteurs potentiels vers les bibliothèques.
A ces conditions, le pari sera tenu. Ce ne sera pas une insertion qui en appelle à l’intégration dans la société, à la pacification des mœurs sociales, à la normalisation, au conformisme. Mais par le livre, l’insertion sera réussie parce qu’on aura conduit les gens à l’autonomie, à l’indépendance, à la créativité. En s’insérant dans une communauté on devient soi-même.
Indépendance, autonomie, créativité avec le livre, par l’insertion, c’est un programme de démocratie. J’aimerais que ce programme ne soit pas réservé à l’hexagone et que nous n’oublions pas qu'à l’échelle internationale, les constats sont accablants et que la lutte contre l’illettrisme a aussi son sens actuel et permanent.
Il me paraît essentiel de rappeler qu’« écouter » les plus pauvres, c’est un des moyens dans la lutte contre l’illettrisme. La finalité, c’est de permettre que tous accèdent à une culture, qui n’est pas la culture des pauvres ou la culture des plus misérables, mais à une culture. Il faut s’efforcer de mettre à la portée des illettrés la possibilité de lire ce qu’il y a de plus grand et de plus noble dans la culture.