Un avenir par le métier

Claude Darreye

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Claude Darreye, « Un avenir par le métier », Revue Quart Monde [En ligne], 135 | 1990/2, mis en ligne le 05 août 1990, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3875

Dès 1972, des volontaires du Mouvement ATD Quart Mont sont implantés à Reims. L’action avec les jeunes – animation de quartier d’abord, puis rassemblement des jeunes en lien avec le mouvement « La jeunesse du Quart Monde » - a fait prendre conscience de la nécessité d’un droit au métier pour les jeunes le plus défavorisés. L’atelier « Avenir Jeunes Reims » est né de cette histoire. Claude Darreye, qui a accepté d’en prendre la responsabilité, nous dit comment il s’est mis en place pour être une véritable chance d’avenir pour les jeunes les plus pauvres.

En janvier 1985, quatre jeunes, dans le cadre des TUC (travaux d’utilité collective), ont participé à la rénovation d’un bâtiment délabré qui devait abriter le futur atelier de menuiserie. Quatre mois plus tard, quatre autres jeunes « TUC » rejoignaient la première équipe qui avait acquis quelques habitudes de travail et un embryon de formation. Par la suite trois autres jeunes sont venus compléter le groupe.

S’ils se situent par l’âge dans la catégorie des 18-25 ans, ces jeunes sont en fait pour la plupart déjà pères de famille. Ils sont français, d’origine yéniche pour plusieurs. Dans un certain sens ces jeunes vivaient, avant leur passage à l’atelier, avec une culture négative. Tout leur comportement gestuel ou verbal était négatif : « Je ne sais pas, je ne pourrai pas… etc. » Cela se traduisait souvent par un manque de patience exacerbé vis-à-vis des employeurs éventuels. Là où il faut un minimum de diplomatie, le plus souvent, c’étaient les portes qui claquaient !

Il faut dire que le regard des autres n’est pas fait pour les détromper, loin s’en faut. Mais nous y reviendrons.

Les problèmes rencontrés pouvaient aussi être dus au fait que certains organismes de formation ne sont pas du tout adaptés. On y parle pendant des heures à des jeunes qui n’y comprennent rien. Résultat : les jeunes s’en vont sans explications, encore plus marqués dans leur exclusion.

Croire à un avenir par le travail

Notre but premier est de faire passer ces jeunes d’une culture négative à une culture positive. Passer de « on ne trouvera jamais de boulot » à « celui qui veut trouver un travail, il peut le faire » ou « j’ai signé un contrat des deux mois, c’est super ! » Et pourtant, ça n’a pas été vraiment « super » pour lui les trois ou quatre mois qui ont précédé !

Cette transformation conduit le jeune à apprendre la patience, la maîtrise de soi, l’écoute, le regard, l’attente, le dialogue avec les contremaîtres et chefs d’entreprises. Il peut ainsi parler de ce qu’il sait faire et montrer qu’il est même capable de faire mieux que ce qu’on lui demande. Il est arrivé à un jeune, après trois ans de formation au travail, de partir parce qu’il ne voulait pas rester avec des gens qui travaillaient n’importe comment. Il avait appris à travailler sérieusement et estimait qu’on ne le respectait pas, pas plus qu’on ne respectait le travail qu’on lui demandait de faire. Son départ ne représentait pas un échec de plus parce qu’il savait avoir entre les mains suffisamment d’atouts pour trouver une autre activité.

L’atelier, une structure évolutive

Les jeunes sont embauchés avec un contrat à durée déterminée d’au moins deux ans et payées au SMIC. 25 % du temps de présence non rémunéré est consacré à la formation. Le contrat signé entre eux et l’équipe stipule que l’objectif consiste à obtenir le CAP de menuiserie ou le niveau, au terme de deux ou trois ans à l’atelier. Leur niveau de départ est faible, certains sont illettrés. La formation pratique et théorique fait donc partie de l’action quotidienne à l’atelier.

Il nous semble nécessaire d’apprendre aux jeunes à ne pas se focaliser sur le diplôme. Ce terme n’a d’ailleurs aucune résonance dans leur esprit et l’échéance lointaine est en dehors de leur préoccupation immédiate. Ce diplôme n’a aucune valeur en soi et ils doivent se rendre compte que l’atout qu’ils ont en main est principalement le savoir-faire qu’ils ont acquis. Non seulement un savoir-faire professionnel, mais également un savoir-faire rationnel et un savoir-faire critique de travail. L’atelier est un atelier de menuiserie, mais dès le début, nous leur disons : « Nous ne voulons pas que tu sois menuisier. Nous avons choisi la menuiserie, mais toi, acceptes-tu de recevoir une formation au travail et une formation générale par le biais de la menuiserie ? Si tu veux devenir plombier, maçon ou autre, tu peux le devenir. Nous, nous allons t’apprendre des gestes de base qui te permettront de découvrir ton projet. »

L’atelier dès le début n’a jamais été une structure « clé en main. » Il s’est fait avec les jeunes et continue à se faire, à grandir, à s’adapter aux besoins de la clientèle. Chaque étape de son développement a permis aux jeunes d’acquérir des compétences de travail autres que celles de menuisier. C’est ainsi qu’ils ont été amenés à faire de la maçonnerie, de la charpente, de la peinture, de l’électricité ou de la soudure, lors de l’extension ou de la modification des locaux, lors de la construction d’appareils ou de machines que l’on ne pouvait se procurer mais indispensables pour une production plus rationnelle.

Notre contrat : exigence, dialogue, évaluation

Lorsqu’il y a quelque temps, le gouvernement parlait de contrats crédit-formation, il insistait sur le caractère volontariste de ces contrats. Volontariste de la part des jeunes, bien entendu. C'est à mon avis un non-sens car je ne connais pas beaucoup de jeunes qui sont volontaires pour entreprendre un contrat de formation. L’aspect volontariste consiste en fait à y croire à leur place. Si nous n’avions pas cru en leurs possibilités dès le début, nous n’aurions pas entendu : « Si tu veux trouver un boulot, tu peux y arriver. »

Le contrat passé entre le jeune et l’équipe est une base sur laquelle nous nous appuyons souvent. Il nous permet de construire la formation selon trois axes principaux : l’exigence envers le travail et le comportement des jeunes, le dialogue, les explications, même si ce sont des explications très vives, la prise de conscience de la valeur du travail qu’il ont fourni et de leur propre valeur. Cette prise de conscience a lieu au cours du travail mais aussi lors de l’évaluation-bilan qui est faite tous les soirs.

Savoir être exigeant

Pour commencer il faut croire par principe ce qu’ils disent puis le vérifier. Lorsque, par exemple, ils parlent de « sales boulots » ou racontent la manière dont ils se sont fait exploiter, c’est une façon de relire leur vie. Il faut leur apprendre à relire également ce qu’ils ont fait de positif, de constructif.

Etre exigeant, c’est aussi ne pas accepter n’importe quel comportement. Le travail doit être fait avec soin, dans un lieu aussi propre que possible. L’alcool est prohibé. A ce sujet, les débuts n’ont pas été de tout repos. Ce n’est que lorsque l’un d’entre eux s’est blessé, blessure heureusement sans gravité, que les jeunes ont compris qu’on ne peut pas travailler correctement en ayant bu plus que de raison.

Maintenant, ce sont eux qui viennent nous parvenir si l’un des nouveaux se met à travailler en ayant bu, car ils ne veulent pas d’accident.

Apprendre à négocier un savoir-faire et une formation auprès d’un employeur ne peut se faire sans apprendre à se débrouiller seul. Nous nous arrangeons pour être ambitieux à leur place, du moins au début. Les jeunes qui ne savent à leur arrivée ni lire ni écrire ont dès le départ un cayon et une feuille entre les mains. S’ils ont besoin de noter quelques chose, ils demandent de l’aide à leurs camarades de travail, ce n’est plus notre problème mais le leur. Qu’ils se débrouillent ! Ce qui ne veut bien entendu pas dire qu’ils ne recevront pas une formation à la lecture et à l’écriture. Il n’est pas évident pour eux de balayer, ranger, fermer les fenêtres. Mais ils ont compris qu’on ne travaille pas n’importe comment, il y a des conditions à respecter. Même si c’est « rasant », le balayage et le rangement font partie du travail et sont une des conditions d’un travail bien fait dont ils seront fiers plus tard.

Un dialogue et des explications constantes

S’ils ont à faire un « sale boulot », nous leur expliquons pourquoi, sans jamais laisser faire ce « sale boulot » uniquement parce qu’il est sale et que personne ne veut le faire. C’est important car ils apprennent ainsi à ne pas se braquer devant un employeur.

Les explications peuvent devenir très vives. Nous leur disons : « Tu es dans une entreprise, tu n’as pas le droit de travailler n’importe comment. » Les jeunes, le plus souvent, sont d’accord. Dans d’autres lieux, ils seraient partis à la moindre bêtise. Mais ici, ils comprennent que ces mises au point ne sont pas gratuites. S’il y a mise au point, c’est qu’il y a eu auparavant explication et qu’ils n’ont pas respecté la règle. Ils ont du mal à admettre leurs torts mais ils finissent par reconnaître que les mises au point, même dures, ne sont pas faites pour les enfoncer mais pour leur permettre de progresser et s’adapter aux diverses situations qui seront les leurs par la suite.

Certains, tout de même, s’en vont. Mais nous savons que nous les reverrons six mois plus tard. Même si les jeunes ne sont pas sûrs lorsqu’ils arrivent de rester jusqu’au bout du contrat-formation, ils trouvent à l’atelier des conditions, des points de repère, des exemples qui leur permettent de rester : la présence de copains, d’aînés qui de formés sont devenus formateurs et chefs d’équipe, le sentiment de se sentir chez soi, le sentiment d’être quelqu’un que l’on respecte et qui a un travail, un statut.

Au début, il fallait aller « chercher » les jeunes, les relancer, les remotiver, leur permettre de sortir de leur écrasement face au travail, à la formation, à l’incompréhension de leur milieu et des différentes structures « d’accueil. » Aujourd’hui, l’atelier devient un point de référence et les jeunes actuels sont les éléments moteurs de la promotion des plus jeunes. « L’atelier c’est l’avenir de ceux qui viennent après nous », affirmaient-ils récemment lors d’une évaluation-bilan.

L’évaluation-bilan

Elle est faite tous les soirs depuis cinq ans. Nous n’avons jamais dérogé au principe. Elle consiste à mettre son nom sur une feuille puis à écrire ses activités personnelles de la journée. Le jeune a du mal à se rappeler au début. Il y a donc toute une mise en condition de la mémoire. S’il ne s’en souvient plus, il va voir un copain et lui demande ce qu’il a fait pendant la journée. S’il ne sait pas écrire, quelqu’un lui écrit son nom sur un bout de bois. Au début, il ne s’agit que d’une recopie.

On lui demande d’écrire ce qu’il a fait et le temps qu’il a passé pour chacune des tâches, de manière à appendre à maîtriser à la fois l’espace et le temps, pour savoir se situer dans la journée.

Ensuite, on lui demande de parler de son travail : comment il l’a fait, expliquer les différentes phases, ou de présenter la machine sur laquelle il a travaillé, expliquant son fonctionnement, ses caractéristiques, son entretien.

Progressivement, les jeunes sont amenés à mettre tout cela par écrit. Le résultat est lu devant tout le monde et contrôlé par le contremaître.

Ce bilan dure en principe une demi-heure mais peut parfois se prolonger, parce que les jeunes sont intéressés par le problème abordé qui n’est pas automatiquement un problème de travail. Cela peut être une panne de mobylette, un problème d’assurances, de logement, de santé, de papiers administratifs, ou tout simplement un problème d’actualité. Ces « évaluations-bilans » quotidiennes deviennent en quelle sorte « l’heure de vérité » où les problèmes de fond finissent par être abordés.

Par exemple, au cours des deux premières années sept jeunes ont réussi à faire des démarches pour obtenir un logement grâce à l’association « Un toit pour tous » qui les a accompagnés et leur a permis d’accéder au logement : « Quand on s’appelle X ou Y et que l’on vit à telle adresse, les organismes HLM refusent notre dossier. Ils doivent se dire : ils ne sont pas intéressants, on va avoir des problèmes avec eux. Avec « Un toit pour tous », on a montré qu’on pouvait vivre comme les autres sans avoir de problèmes. »

Pour réussir : les connaître et s’appuyer sur leur milieu

Depuis une dizaine d’années, nos différents interlocuteurs parlent de ces jeunes sans les connaître. Depuis dix ans, lorsque nous présentons le projet et l’atelier, on nous demande s’ils sont drogués, alcooliques, s’ils ont le SIDA, s’il y a des prostitués. Tous les problèmes qu’on trouve actuellement dans les journaux sont attribués aux jeunes les plus pauvres. On mélange tout. Nous devons donc à chaque instant redéfinir ce que sont ces jeunes, quel est leur passé, quelles sont leurs expériences, ce qu’est un jeune qui ne sait ni lire ni écrire, la différence entre ne pas savoir lire et écrire et être illettré. Beaucoup de gens ne comprennent pas que quelqu’un ait été à l’école jusqu’à seize ans et en sorte sans savoir lire et écrire.

Il faut donc bien préciser qui sont les jeunes, les gens découvrent ainsi qu’ils ne sont pas si mauvais que ça…

Tout cela amène à s’exprimer, à entrer en relation, à négocier leur valeur. Ces conditions de relation, de dialogue, de contrat n’existent que très rarement lorsque les jeunes sont dans des stages de formation ou en entreprise ou ailleurs. Nous croyons que ce sont des conditions de la réussite. Il n’est pas évident que ces jeunes soient pris en Crédit-formation et il faut y faire attention. Lorsqu’on me parle de l’expérience de tel organisme qui a un taux de réussite de 90 % avec les jeunes en difficulté, je me rends vite compte s’il s’agit de jeunes pris au départ avec le niveau IV. Ils ne sont pas vraiment en difficulté, il n’y a pas d’illettrés.

Il est important aussi que dans le système de formation ou d’apprentissage, il y ait quelqu’un de leur milieu qui leur montre qu’il est possible de réussir. L’effet d’exemple joue. Si le discours est tenu pour quelqu’un d’étranger, les jeunes vont penser qu’il a beau parler, ça ne changera rien. Si par contre, dans une famille en difficulté, l’un des enfants s’en sort, les autres vont venir, car ils verront que leur condamnation dans la misère n’est pas irréversible.

Claude Darreye

Claude Darreye, 53 ans, Frère des Ecoles Chrétiennes. Etudes de langues à l’université de Besançon, de Reading et d’Exeter (Angleterre), licence et maîtrise ès-lettres d’enseignement d’Anglais, DES de linguistique appliquée à l’enseignement des langues, a enseigné dans différents lycées de 1958 à 1979 : Istanbul, Beyrouth, Jérusalem, Bournemouth (Angleterre), Laon. Connaît le Mouvement ATD depuis 1978. Travaille à Reims avec des jeunes du Quart Monde depuis 1979, anime des stages d’insertion et d’alphabétisation depuis 1979, travaille comme formateur à Avenir Jeunes Reims depuis 1985 avec un autre Frère des Ecoles Chrétiennes et deux ouvriers qualifiés.

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