La France a vécu ces dernières semaines une intense activité politique au travers des élections. Depuis longtemps, nous nous habituons à un certain pourcentage d’abstention dans ces grandes consultations de l’ordre de quinze à vingt pour cent, quand ce n’est pas plus. Dans ce chiffre, il y a les absentions volontaires, par mûre réflexion politique ou par désintérêt de la chose publique. Mais il y a aussi un certain nombre de personnes qui sont acculées à l’abstention alors qu’elles voudraient bien vivre une citoyenneté dont le vote depuis deux cent ans constitue l’une des pierres d’angle et l’affirmation première de l’égalité politique.
La grande pauvreté, celle qui prive de la plupart des droits économiques et sociaux, car elle empêche d’y accéder et de les maîtriser, empêche aussi de voter. La misère ne supprime pas légalement le droit de vote, mais elle empêche matériellement et moralement d’exercer la citoyenneté. L’errance rend l’octroi d’une carte d’électeur pratiquement impossible. Vivre de secours, beaucoup diraient « aux crochets de la société », c’est paraître ne pas remplir les obligations et les responsabilités sociales minimales. Le droit de vote est alors perçu comme un abus de pouvoir.
Les familles les plus pauvres disent que les élections ne les concernent pas, que de toute façon ce qui en sortira ne changera rien de fondamental à leur situation. Elles peuvent paraître désabusées et indifférentes, il n’en est rien. Bien au contraire, elles éprouvent une profonde humiliation de ne pas avoir le choix de pouvoir participer aux élections et de dire ce qu’elles pensent.
Bien sûr, les familles ont du mal à se retrouver dans tout le système électoral, les divers enjeux et les divers messages politiques. Cette difficulté ne doit pas être interprétée comme une ignorance pure et simple, mais comme un appel à ceux qui votent et comprennent. La démocratie a créé le vote comme un moyen donné pour vivre ensemble. On ne peut être démocrate qu’ensemble. L’illettrisme ne peut pas être combattu sans partage réciproque du savoir, sans reconnaître que l’illettré a quelque chose à penser, à dire, à écrire et à lire. Il est des abstentions qui expriment un illettrisme politique. Il ne suffit pas alors de permettre à ceux qu’il touche de mieux comprendre le système démocratique. Il faut entendre d’eux ce qui rend impossible la démocratie au pied de l’échelle sociale. Sans ce partage du savoir, qui reste à inventer, le droit de vote n’est qu’un droit personnel, un privilège de plus, de ceux, sans doute, qui sont déjà répandus, mais pas assez pour que nous atteignions la démocratie.