Sport et responsabilité

Jacques Malet

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Jacques Malet, « Sport et responsabilité », Revue Quart Monde [En ligne], 128 | 1988/3, mis en ligne le 05 février 1989, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3988

Le sport constitue un monde spécifique dans lequel les règles habituelles de la société n’opèrent pas tout à fait de la même façon.

L’association très étroite du corps et de l’esprit donne une importance inaccoutumée aux qualités physiques de toutes sortes : force, souplesse, vitesse, adresse, résistance… Se présentant avant tout comme un jeu, il implique l’idée du loisir, du plaisir et de la gratuité pour la plupart de ses pratiquants.

Pourtant, cette activité se développe sur un mode sérieux puisque sa justification s’appuie sur le progrès et la confrontation. Un système de compétitions individuelles ou collectives dégage en permanence un classement grâce auquel chacun peut se situer par rapport à lui-même et par rapport aux autres. Enfin, l’organisation du sport repose sur un système d’associations et de clubs au sein desquels les dirigeants ont des pouvoirs et des rôles très séparés de l’environnement social.

Dans ce cadre, l’individu me paraît crûment confronté à la notion de responsabilité.

La responsabilité passive

Dans une équipe de sport collectif, le « chaînon » défaillant est très rapidement détecté et exploité par l’adversaire. Dans une attaque, un joueur faible ou momentanément affaibli, compromet les chances de réussite de ses partenaires.

En volley-ball, ce point faible est cruellement appelé le « trou » et il est systématiquement bombardé par l’équipe adverse qui trouve ainsi un moyen sûr de dominer.

Dans les sports individuels, le pratiquant mesure tout aussi rapidement sa responsabilité par rapport au résultat : un départ manqué dans une course de vitesse, une faute d’appui pour un saut en hauteur et la sanction s’inscrit irrémédiablement sur le tableau de marquage.

Dans l’autre sens, un joueur ressent tout le plaisir de son efficacité et de son talent. Dès les premières séances d’initiation et de précompétition, le pratiquant va découvrir le poids de sa responsabilité par rapport à lui-même et par rapport à son groupe qu’il stimulera ou retardera selon sa valeur.

C’est cette responsabilité qu’un enfant découvre à l’âge de raison, lorsqu’il apprend à faire la différence entre ce qui est permis et ce qui n’est pas autorisé. C’est elle que ses parents mesurent en cas de faute et sanctionnent.

La société se charge de réglementer en la matière : on est tenu de réparer un dommage causé par soi-même ou par celui dont on contrôle l’action.

Dans ce sens juridique, le droit se borne à constater quel est l’auteur de l’acte répréhensible, à exiger réparation des dommages causés (responsabilité civile) et à le punir au nom de la société (responsabilité pénale).

En dehors de quelques limites liées à l’âge ou à l’état mental, le tribunal apprécie, pour la partir pénale, la gravité de la faute.

L’individu, au fond, est responsable de fait, sans son consentement. Dans la vie comme sur un terrain de sport, mais beaucoup plus rapidement et inéluctablement dans le second cas, chacun peut mesurer le « poids » de sa responsabilité.

Même si extérieurement, le joueur battu cherche quelques excuses, en particulier liées à l’arbitrage, aux mauvaises conditions de jeu ou encore à la malchance, au fond de lui-même, il aura ressenti la domination, la loi du plus fort.

Le lutteur, par exemple, peut, par les fibres de chacun de ses muscles, mesurer sa force ou sa faiblesse par rapport à l’adversaire qu’il affronte, corps à corps.

De même, le jeune sportif comprend très vite les méfaits d’un entraînement trop succinct ou espacé, de sorties trop fréquentes ou d’un régime alimentaire incorrect.

La sanction surgit, sans appel. Ce n’est pas véritablement une punition mais une conséquence directe d’une erreur ou d’une lacune.

Si le sportif n’a pas été prématurément découragé par ses premières difficultés et lorsqu’il aura bien pris conscience de sa responsabilité et de ses conséquences sur les événements, il va réagir en se fixant un objectif, en imaginant un résultat global puis en conduisant une démarche adaptée pour l’atteindre : c’est la deuxième forme de la responsabilité.

La responsabilité active

Le sujet veut devenir maître des événements qui le concernent pour atteindre, par son travail et son action volontaire, un but qu’il s’est fixé.

Au moment de l’adolescence, quand tout se passe bien, le jeune garçon et la jeune fille réalisent que cette responsabilité voulue correspond au statut de l’adulte.

Autant la responsabilité passive paraît écrasante et beaucoup cherchent à la fuir, car elle se mesure surtout sur le plan négatif avec faute et sanction, autant cette responsabilité active est recherchée, presque revendiquée car elle permet à l’adolescent de devenir maître de son devenir.

Elle se découvre la plupart du temps dans le cadre d’une crise d’opposition et de conflit avec l’adulte et comporte des degrés gravis au fil du temps.

Être quelqu’un qui compte

D’abord responsable de lui-même, de ce qu’il fait, de ce qu’il veut devenir, l’adolescent réalise rapidement que cette conduite se situe au sein du groupe qu’elle engage en même temps que lui.

Dans une équipe de sport collectif ou dans un relais de coureurs, la détermination de chacun doit s’inscrire dans une recherche de synergie.

Cette responsabilité est symbolisée par le mot « engagement ». Elle se construit au moyen de quatre phases successives bien distinctes :

L’anticipation au cours de laquelle il faut imaginer et concevoir un projet.

La réflexion, véritable débat interne ou collectif dans le cadre du groupe.

La décision située au cœur du dispositif et qui constitue le véritable engagement.

L’exécution, enfin, geste simple et rapide ou comportement de toute une existence.

Dans un sport individuel, c’est avec l’entraîneur qu’un programme est fixé, avec une progression rythmée selon les impératifs du calendrier sportif.

Pour un sport collectif, cette avancée et cette préparation devront harmonieusement combiner l’entraînement de chacun, la recherche de réflexes collectifs et la stratégie générale permettant une efficacité accrue. Au fil des rencontres, au gré des succès et des échecs, le groupe évoluera soit positivement en améliorant ses points faibles, en renforçant ses dominantes, soit négativement, si l’harmonie ne règne pas et si le découragement fait son chemin.

Dans une formation, la responsabilité est toujours individuelle et un peu collective. Aucun joueur ne peut isoler son comportement du rendement attendu de tout le groupe.

Dans une équipe, chacun devient, peut-être pour la première fois de sa vie, quelqu’un qui compte, presque irremplaçable. Sa défaillance entraîne presque à coup sûr la perte du groupe. À l’inverse il goûte avec délice le pouvoir de son savoir-faire en même temps que la force et l’adresse de son corps.

Je voudrais ici attirer l’attention du lecteur sur la relative « virginité sociale » qu’un jeune retrouve dans l’enceinte du stade. En effet, pour ceux qui ne connaissent pas, dans la vie en général, un épanouissement satisfaisant, l’activité physique et sportive peut représenter une nouvelle chance.

Que valent la mine bien nourrie et le survêtement haut de gamme d’un concurrent pour celui qui court plus vite ou qui saute plus haut ?

Pour lui, quel plaisir d’être enfin remarqué, apprécié et respecté par un entraîneur qui ne ressemble pas aux censeurs habituels de la société ordinaire !

Le sport lui permet de se reconstruire à partir de cette sensation d’une nouvelle liberté de choix : celui de se prendre en charge et de chercher à se battre pour progresser.

Construire une équipe

Au-delà de cette responsabilité active, individuelle, certains joueurs, de par leur tempérament, une ambition plus marquée ou tout simplement leurs fonctions sur le terrain, vont tout particulièrement s’intéresser au sort du groupe.

Ceux que l’on appelle par exemple les distributeurs de jeu et qui, par leur action, construisent la base d’une attaque tout en conduisant quand il le faut, le système défensif de leur équipe, jouent un rôle qui dépasse très largement celui des autres.

Ils doivent anticiper, imaginer la réaction de leurs partenaires et de leurs adversaires pour inventer la stratégie de leur collectif.

Ainsi, les passeurs de volley-ball, le demi-centre pour le domaine du hand-ball, la charnière « demi de mêlée-demi d’ouverture » en rugby constituent autant de joueurs-orchestre que l’on retrouvera souvent dans des fonctions de capitaine d’équipe d’abord, d’entraîneur ou de dirigeant ensuite.

Certaines disciplines favorisent particulièrement cette responsabilité collective car elles exigent une entraide et une solidarité plus marquées.

En gymnastique, par exemple, la parade réciproque pour éviter les chutes et les blessures, est découverte très tôt. Les conseils qu’on se donne, les aides que l’on va procurer aux plus jeunes, aux plus faibles constituent autant de voies conduisant à une vie sociale plus riche et épanouie. Les vocations de « leader » naissent plus facilement et il n’est pas rare de rencontrer des entraîneurs en herbe garçons et surtout filles, n’ayant pas encore l’âge de 15 ans.

De même, le canoë ou le kayak pratiqués en pleine nature exigent une attention de tous les instants pour la sécurité de soi-même et des autres. Le véritable camp itinérant, nécessaire pour la descente d’une rivière, sera pour un groupe d’adolescents, une tranche de vie collective très intense en même temps qu’une aventure incomparable.

D’une façon générale, les sports durs et ingrats rapprochent les pratiquants, favorisent le soutien mutuel et prédisposent aux destins de responsable ceux qui auront réussi leur parcours.

La plupart des dirigeants de la vie sociale reconnaissent avec plaisir et nostalgie que c’est souvent dans le sport qu’ils ont fait leurs premières armes de responsable de groupe ou d’équipe.

Je suis persuadé que la vie sportive représente une école de la responsabilité.

Dans la confrontation sportive, il est impossible de se dérober ; le maintien dans le groupe est à ce prix.

La vie sportive exige la victoire sur la peur, la paresse ou la fatigue du corps et la lassitude de l’esprit.

La forme la plus accomplie de la responsabilité sera constituée de défi, de recherche de performance, de record sur soi-même et sur les autres.

C’est une bonne formation pour affronter aussi toutes les embûches de la vie. Je crois tout à fait que le sport se présente comme une noble voie parallèle pour ceux et celles qui n’ont pas eu accès au développement, au progrès, à la responsabilité d’eux-mêmes et des autres par les chemins de la vie sociale ordinaire.

Jacques Malet

Né en 1946, administrateur civil, docteur en philosophie de l’éducation, toute sa carrière jusqu’ici a été liée au sport. Après avoir été professeur d’Éducation Physique et Sportive en collège puis inspecteur de la Jeunesse et des Sports, il a dirigé de 1982 à 1986 la Fédération Nationale du Sport Universitaire. Il est aujourd’hui chargé de mission auprès du directeur général des Enseignements Supérieurs et de la Recherche

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