1 octobre 1989
1 mars 1990
Plusieurs facteurs compromettent les projets de développement dans les pays du tiers monde. Les besoins sociaux restent vastes et ceux dits de base (santé, nutrition, éducation) demeurent prédominants. À cause de cela, les gouvernements sont amenés à faire des choix et à établir des priorités. Ainsi, ils élaborent des projets qui ciblent certaines populations.
De ce fait, d'autres populations échappent à ces projets. Elles constituent des groupes d'hommes et de femmes, jeunes dans la plupart des cas, défavorisés, vivant dans la pauvreté, souffrant de la faim, de l'analphabétisme, du chômage... Elles restent en bas de l'échelle sociale. Les mesures mises en œuvre pour l'ensemble des citoyens sont soit sans effet sur elles, soit inefficaces. En outre, les structures pouvant les accueillir sont très insuffisantes.
La crise économique qui secoue les pays du tiers monde non seulement ralentit leur progrès, mais réduit également à néant tous les efforts de développement consentis par leurs gouvernements. Elle empêche en outre le remboursement de leur dette qui s'alourdit d'année en année. La baisse du prix des matières premières aggrave cette situation. Les conséquences sociales en sont importantes. Notamment la déscolarisation massive, due à l'insuffisance des structures d'accueil, engendre un chômage précoce des jeunes, rejetés brutalement hors du circuit scolaire, sans aucune formation professionnelle et sans préparation à la vie active.
Malgré cette baisse des ressources et son cortège de contraintes non encore maîtrisées par les responsables nationaux, des populations d'hommes et de femmes continuent à se reposer sur « l'État Providence », s'exposant ainsi à une dépendance certaine.
Face à ce paradoxe, un changement de comportement de la part des populations s'impose en vue de leur participation, tant au progrès social qu'à la construction de leur avenir. La nécessité de bâtir de nouveaux types de rapports entre les populations et leur communauté se dégage. Ces relations doivent faire appel à la participation de tous et surtout considérer les exclus comme des partenaires à part entière du développement national.
Rétablir la confiance
L'expérience que nous vivons avec les jeunes qui dorment dans la rue est riche d'enseignements. En effet, il apparaît que des gestes et des actes simples mais significatifs ont pu faire renaître la confiance rompue entre parents et enfants, faire accepter dans des services de santé des jeunes de la rue malades qui, avant, n'y avaient pas accès, faire participer ces jeunes à des activités professionnelles ponctuelles et les faire bénéficier d'une formation professionnelle auprès d'artisans locaux.
Tout a commencé devant un supermarché où beaucoup de jeunes de différents âges échouent. Là, ils survivent au moyen de petites activités leur rapportant des revenus médiocres : gardiennage de voitures, cirage de chaussures, portage de bagages... Ils « travaillent » toute la journée, mangent là à midi, y dorment la nuit à même le sol, sur des cartons... Nous avons repéré d'autres jeunes dans d'autres lieux tels que les gares, devant les cinémas... Parmi eux, certains errent à longueur de journée, presque tous vivent de vols, d'autres consomment des stupéfiants. Leur image est très négative. Ainsi, ils sont écartés de la vie communautaire. On les appelle vauriens, bons à rien, drogués, délinquants...
Leur mauvaise hygiène, mauvaise tenue vestimentaire, mauvais état de santé, agressivité verbale et parfois gestuelle sont autant d'aspects qui dérangent. C'est donc à cette population « mise à l’écart » que nous nous sommes adressés et avec laquelle nous nous sommes engagés. C'est en eux que depuis près de cinq ans, nous cherchons des partenaires au développement national.
Les premiers contacts ont été difficiles. Les jeunes ont naturellement été méfiants, fermés et quelquefois agressifs parce qu'ils avaient été l'objet de plusieurs enquêtes de chercheurs ou de journalistes. « Ce sont les mêmes. Ils vont écrire, prendre des photos et puis ils s'en iront », nous ont-ils fait remarquer. Ils nous ont fixé des rendez-vous qu'ils n'ont pas tenus. Nous avons recommencé, en vain.
Et puis nous avons réussi à établir un rapport parce que jour et nuit, nous avons fait nôtre leur vie. Nous les avons écoutés, nous avons mangé avec eux, nous avons essayé de comprendre leurs attentes. Nous avons parcouru la ville de part en part pour tenter de retrouver leurs familles. Nous avons été refoulés par certains services de santé parce que les jeunes de la rue malades sont sales et en haillons. Nous avons été refusés par certains bars pour les mêmes motifs.
Alors, ils nous ont dit : « Mais vous n'êtes pas comme les autres ». Ils ont commencé à s'ouvrir. Alors, ils nous ont appris des choses sur leur vie et celle de leurs parents. Certains sont issus de couples dissociés, d'autres de couples dont l'un ou les deux parents sont décédés. D'autres encore de couples dont le chef de famille est au chômage, ou dont les parents, absorbés par les occupations quotidiennes, n'ont pas de temps à consacrer aux enfants.
Les portes se sont ouvertes
Nous avons observé et découvert le dénuement, la souffrance, une certaine fragilité affective, mais aussi des capacités, des potentialités et des forces cachées que nous essayons de valoriser.
Nous avons appris à les connaître, nous avons tenté de faire entendre leurs voix dans leurs familles, chez des parents proches ou des responsables de groupes ethniques. Longtemps, des portes nous ont été fermées au nez. Nous y sommes retournés à plusieurs reprises et elles ont fini par s'ouvrir. Un nouveau souffle a alors traversé les relations entre certains jeunes et leurs parents.
Leur voix, nous l'avons portée aux autorités de la ville. Les portes de certains services publics qui, auparavant, leur étaient fermées, se sont ouvertes. Aujourd'hui, des médecins et infirmiers sont acquis à la cause de ces jeunes.
Cette voix, les corps professionnels (artisans, hôteliers, commerçants,) l'ont aussi entendue. Ainsi, des tâches ponctuelles ont été confiées à quelques-uns. Exemples : l'opération « nettoyage » des hectares qui entourent l'un des plus grands hôtels de la ville par une dizaine de jeunes de la rue ; l'opération « semaine commerciale » où des jeunes ont été embauchés comme aide-vendeurs ; des jeunes ont été pris en apprentissage dans des ateliers et des garages alors que personne ne voulait d'eux auparavant... Ces expériences les ont mis en valeur et ont montré toutes leurs potentialités.
Ainsi, le message lancé par la voix des jeunes de la rue a mobilisé des médecins, des artisans, des commerçants, des familles, des associations, des administrateurs, des organisations non gouvernementales... Pour nous, tous constituent un réseau de solidarité. Placés dans cette interconnexion relationnelle, un certain nombre de jeunes de la rue sont aidés à grandir sainement et peuvent se forger leur avenir.
Faire des exclus nos partenaires.
Les partenaires au développement global national doivent être cherchés dans les populations exclues. Ce sont celles qui sont au bas de l'échelle sociale, qui échappent aux projets de développement ou qui les font « capoter », que la situation de crise écrase le plus souvent. L'engagement des hommes et des femmes avec les populations exclues fait reculer la misère. S'engager avec les exclus, c'est refuser d'user des pouvoirs dont chaque homme est investi pour s'enrichir, c'est mettre tous ses dons au service de la communauté et tout partager avec ses compagnons de misère. C'est, certes, bâtir son confort légitime, mais après l'avoir bâti, investir ses forces pour que le voisin ait aussi son confort. C'est enfin pouvoir dire non à une situation d'injustice et la combattre. Ne sont-ce pas là quelques éléments essentiels qui peuvent présider à sauvegarder les relations entre le sud et le nord ?
Se rencontrer « les mains vides »
Cette initiative a suscité beaucoup d'appréhension car sa réussite nécessitait de très grands moyens. Or, il n'est pas aisé de trouver des financements en ces temps de crise. Fallait-il pour autant abandonner l'idée et assister, impuissant, au spectacle poignant d'enfants et de jeunes couchant à même le sol ou sur des cartons, dans les gares, les marchés ?
Lors d'une mission d'étude à Dakar, nous avons rencontré un couple. Il s'agissait de deux volontaires permanents du Mouvement ATD Quart Monde de l'antenne de Dakar. Ils nous ont parlé des moyens dont ils disposaient pour lutter contre la misère. Ils nous ont dit que la misère reculait pourvu que les hommes et les femmes s'engagent avec les plus exclus. Ils nous ont également parlé d'une volontaire qui est en poste dans la prison de Bouaké, notre ville d'origine. Nous l'avons rencontrée. Elle nous a expliqué qu'elle était arrivée à Bouaké « les mains vides ». Donc, pas de grands moyens pour une grande mission : être proche de ceux qui sont mis à l'écart. Responsable de la santé au sein de la prison, elle a découvert que les détenus possédaient un savoir-faire. Soutenue par les autorités, elle a alors encouragé la mise en valeur de leur savoir. Et, tout naturellement, après l'amnistie de 1985, ce qui a commencé en prison a continué à l'extérieur. Des jeunes sans moyens ont réussi à se regrouper, forts de la confiance gagnée en prison. Cela a abouti à la naissance de la « Maison des Métiers » où le partage du savoir reste le maître mot.
Cette expérience a fait renaître en nous le courage et l'enthousiasme. C'est ainsi que notre engagement avec les jeunes de la rue a commencé.