Sortir ensemble du tunnel

Jacques Richard

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Jacques Richard, « Sortir ensemble du tunnel », Revue Quart Monde [En ligne], 133 | 1989/4, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4211

Il y a vingt-deux ans, Jacques Richard rencontrait Antoine Jauffret, un volontaire du Mouvement, et découvrait qu’il n’était pas seul dans la misère. Il nous rapporte ici ses rencontres avec le père Joseph et son cheminement avec le Mouvement. (Entretien avec Elisa Hamel pour la Revue Quart Monde)

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Joseph Wresinski

Quand j’ai connu Antoine Jauffret, j’habitais dans une cité d’urgence. A cette époque-là on  était dans la misère. Il nous est arrivé, à ma femme et moi, de coucher dans la forêt. Certains jours, j’étais tellement désespéré ! Et quand vous êtes dans cet état-là, vous en voulez à tout le monde, vous êtes renfermé sur vous-même, vous ne voulez parler à personne et vous êtes rejeté par tout le monde. Je demandais souvent à Dieu : « Mais pourquoi tu me fais ça ? »

Ce garçon est venu me trouver un jour : « Ecoute, il ne faut pas perdre le moral, il y a malheureux que toi. » Il m’a emmené dans une famille qui vivait dans une toute petite pièce et quand j’ai vu l’état des enfants et des parents, ça m’a fait un drôle d’effet. Et c’est de là que j’ai continué avec Antoine, et c’est de là qu’on a réussi à faire démarrer le Quart Monde de Versailles. Et ça n’a pas été sans mal, parce qu’à cette époque-là, on traitait les pauvres de chiffonniers, de pouilleux, d’ivrognes, de fainéants.

RQM : Quand avez-vous connu le père Joseph ?

C’est Antoine qui m’a emmené à Pierrelaye où était le père Joseph. A cette époque-là le père Joseph avait encore une soutane noire. Antoine Jauffret lui a dit : « Je vous présente M. Richard, il me donne un coup de main pour débuter le Quart Monde à Versailles. » Alors le père Joseph me regarde et me dit : « Toi, tu es dans un tunnel. Si tu as confiance, un jour, tu verras la clarté au bout du tunnel. » Moi je me suis dit : encore un de plus qui nous fait des promesses ! Mais ça m’avait quand même remué : il m’avait regardé et dit ça d’une telle façon qu’on aurait dit qu’il lisait dans ma pensée.

Ensuite j’ai rencontré le père Joseph à « la Cave » à Paris, où se passe l’Université populaire du Quart Monde. Je lui ai dit : « Je commence à comprendre beaucoup de choses que je ne comprenais pas avant. » Il m’a alors répondu : « Attends, tu n’es pas arrivé au bout de tes peines. Il y en a beaucoup comme toi et aussi de plus malheureux encore. Quand tu seras bien au courant, c’est ceux-là qu’il faudra que tu aides à ton tour. » Je me suis dit : « Je ne suis pas encore sorti de la galère avec ça ! »

Alors, vous voyez, tout a été un enchaînement et ça a continué, et ça continue toujours.

RQM : Que représentait le père Joseph pour vous ?

Le père Joseph a tout représenté pour moi. Quand il me parlait, il me semblait que j’entendais la voix de mon père.

Le père Joseph n’imposait pas, il ne disait pas : « Je veux ceci, je veux cela. » Il nous donnait de très bons conseils. Un jour il m’a demandé : « Tu vas régulièrement à "la Cave" ? Je suis sûr que tu as découvert quelque chose qui n’existait pas pour toi avant. » J’ai répondu : « Oui, j’ai découvert que même si on ne se connaît pas, on n’est plus étrangers : on n’est qu’une seule famille. » Il me dit : « Tu vois, c’est ça qui va faire la force du Quart Monde. Il faut s’y maintenir. Surtout, quand on vous interroge ou que vous parlez à quelqu’un, il ne faut pas avoir peur. Que ça vous sorte du cœur. Mais il ne faut pas enjoliver les choses. Il faut parler franchement. Si vous n’êtes pas d’accord avec moi, il faut le dire. Je suis peut-être prêtre mais j’ai le même cœur que vous, j’ai le même sang. Je suis un homme ! Je suis là pour vous conseiller, pour vous montrer le chemin. C'est à vous de continuer le travail. »

J’ai revu le père Joseph à Lyon où des familles du Quart Monde étaient allées rencontrer le Pape. Deux membres de chaque délégation pouvaient approcher le Pape. Le père Joseph avait pris le livre du Quart Monde avec des photos et une bannière fabriquée par les familles de Reims. L’inspecteur de police n’a pas voulu qu’on garde ces cadeaux pour le Pape, mais le père Joseph avait caché l’album. Puis on ne pouvait plus être qu’un à saluer le Pape ; le père m’a dit d’y aller et au dernier moment il m’a donné l’album.

Plus tard je me suis souvenu que le père Joseph avait dit : « Un jour, je ferai monter les marches du Vatican aux pauvres du Quart Monde. »

RQM : Avez-vous pensé que sa promesse serait un jour réalisée, que les pauvres monteraient eux-mêmes les marches du Vatican ?

Il a tenu sa parole. Toute les promesses qu’il avait faites, il les a toutes réalisées. Toutes. Vraiment  cet homme-là, ça dépasse l’imagination. J’ai rencontré des hommes bizarres dans ma vie : j’en ai rencontré des gentils, des méchants, des savants, des illettrés … mais pas comme lui. On sentait qu’avec le père Joseph, on pouvait avoir confiance en lui : il nous sortirait. Mais il ne nous sortirait pas  comme une assistante sociale va vous faire avoir un secours, ou ceci et cela. Lui ce qu’il voulait, c’était nous montrer le chemin pour que nous, on s’en sorte. Il ne nous promettait pas : « Je vous donnerai à manger tous les jours » ou « Si vous êtes embêtés, venez me trouver, je vous donnerai de l’argent. » Non. Et c’est ça que j’ai toujours bien aimé en lui. Il ne voulait pas qu’on soit des assistés. Etre assisté, ça vous dépanne mais ça ne vous encourage pas à vous en sortir.

Le père Joseph m’a aussi donné la force, le courage. Il m’a fait comprendre qu’il y avait des lois pour nous . Des lois qu’on ignorait  totalement, des lois dont on pouvait se servir et dont on ne se servait pas. Et c’est là que les autres en profitaient pour nous écraser parce qu’ils savaient qu’on était illettrés, qu’on ne connaissait pas les lois, qu’on ne connaissait pas nos droits.

Le père Joseph ne voulait pas non plus que l’Eglise s’accapare les pauvres. Il croyait à la religion catholique, mais il ne voulait pas qu’on s’endoctrine. Il voulait que la religion soit bonne pour nous , mais tout en pouvant discuter de nos pensées de pauvres.

RQM : Vous dites : « Le père Joseph a montré le chemin aux pauvres. » Mais en même temps, il a entraîné tout le monde. Est-ce important qu’il ait permis la rencontre entre les pauvres et des responsables ?

Les pauvres sont les pauvres, ils sont dispersés un peu partout dans toutes les villes. Mais c’est un peuple qu’il ne faut pas oublier ou faire semblant de ne pas voir. Il faut savoir qu’il faut compter sur ce peuple-là. Et on en a donné des preuves partout où on est passé jusque maintenant.

Avant, à Versailles toutes les portes étaient fermées pour nous. Maintenant je peux dire que nous avons rencontré le maire, le préfet, le ministre. Vous rendez-vous compte  ce que cela représente pour les pauvres de pouvoir se permettre de discuter avec un ministre ? Alors qu’avant on était forcés de ramper pour ne pas qu’on nous voie. Pour moi, cela représente un  peuple en marche, qui se lève.

On est allé à la remise de la décoration du père Joseph, la médaille de l’Ordre du Mérite, il y avait des ministres, du champagne. Vous ne pouvez vous rendre compte de notre fierté d’être servis par des maîtres d’hôtel qui ont l’habitude de servir des ministres ?

Et quand le père Joseph a été décoré, il s’est mélangé parmi nous pour boire le champagne.

RQM : Qu’apprennent les responsables que vous rencontrez ?

En octobre 1989, je suis allé, avec les délégués des Universités populaires  du Quart Monde, au Colloque organisé à Caen par le Mouvement et l’Université : on y parlait de la représentation des pauvres dans l’histoire. Un des professeurs a dit : « La misère, nous la voyons en transparence, c'est comme un brouillard. » Je n’ai pas pu m’empêcher de penser : Est-ce que je suis transparent ? Est-ce que les gens qui sont avec moi  sont transparents ? La misère, beaucoup la voient mais ne la regardent pas. La misère existe en France, même si on a des aides. Dans certains pays, c’est encore plus difficile parce qu’ils sont écrasés par le gouvernement. Le Quart Monde là-bas, doit avoir un sacré travail !

Une autre fois, dans une rencontre où on parlait du Quart Monde, quelqu’un a voulu me donner un chèque. J’ai refusé : « Dans le Quart Monde, on ne fait pas la mendicité. » Puis cette personne me dit : "Dans le village où j’habite il y a des malheureux. On en parlera avec monsieur le maire et on verra ce qu’on peut faire pour ces malheureux." Je lui ai répondu : « Je vous souhaite de réussir, mais mettez-y tout votre cœur parce que les malheureux souvent, c’est dur à prendre. Surtout, ne leur donnez pas la mendicité parce qu’ils ont leur fierté. »

Tout çà, c’est des enchaînements et c’est le père Joseph qui est derrière. Il est toujours là. Même quand il était vivant, quand on discutait avec le maire ou le ministre, c’est le père Joseph qui était derrière nous.

RQM : Qu’est-ce que le père Joseph voulait pour la société ?

Ce qu’il rêvait, ce qu’il rêve pour la société, c’est de ne plus voir de pauvres. Il ne demandait pas qu’on devienne riche. Si, il voulait qu’on soit riche, mais riche de cœur, pas riche en billets de banque. Quand le père Joseph prononçait « la richesse du cœur , ça voulait tout dire », ça voulait dire : aider une famille qui est malheureuse.

Nous le Quart Monde, on a été malheureux, mais maintenant, on relève la tête, on est des combattants, il faut compter sur nous.

RQM : Le père Joseph avait beaucoup confiance dans les hommes...

Il avait confiance en tout le monde, mais nous, on avait confiance en lui. On a trouvé ce qui nous manquait. Nous, on cherchait, on était dans la nuit, on tournait en rond : qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va devenir ? Et un jour, le père Joseph  est venu et on s’est dit : cet homme-là, c’est lui. C’est comme pour la religion catholique quand Jésus-Christ est venu au monde à Noël, c’est ce qui manquait pour les catholiques – je suis catholique fervent – A nous, les pauvres, il nous manquait quelque chose aussi, et on l’a trouvé.

RQM : Et maintenant il faut continuer...

Il faut faire comme la religion catholique fait : Jésus est mort, et ça continue. Le père Joseph c’est pareil : il est mort, il faut continuer, il faut faire comme s’il était là, comme s’il était toujours présent.

RQM : Quand le père Joseph vous disait que vous sortiriez du tunnel, que voulait-il dire ?

J’ai mis un bout de temps à comprendre. Et puis après tout ce qui s’est passé en Quart Monde après tant d’années, j’ai vu la solution : sortir du tunnel, voir le jour,  voir le soleil. Cela voulait dire que je ne suis plus dans la misère. Non, ce n’est pas ça , c’est plus profond que ça. Le père Joseph voulait me faire comprendre qu’on ne pouvait pas sortir tout seul du tunnel. Petit à petit des malheureux comme nous se mettent dans le Quart Monde. Et sans s’en rendre toujours compte, on est en train de s’épauler les uns les autres.

Le bout du tunnel, le Quart Monde le verra. Et on commence à en apercevoir une lueur. Quand le père Joseph m’a dit le bout du tunnel, il ne l’avait pas dit spécialement pour moi, il l’avait dit pour tous les malheureux.

Jacques Richard

Jacques Richard est né en 1930 ; il est marié et a six enfants. Il est militant du Mouvement ATD Quart Monde à Versailles

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