Regarder l’autre

Pierre Emmanuel

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Pierre Emmanuel, « Regarder l’autre », Revue Quart Monde [En ligne], 122 | 1987/1, mis en ligne le 01 octobre 1987, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4261

Extraits d’une conférence prononcée au séminaire « Familles du Quart Monde et droits de l’homme » organisée avec le concours de la Direction des Droits de l’homme du Conseil de l’Europe, décembre 1981

Je voudrais aujourd’hui me mettre, personnellement et avec vous, en face de la question qui vous est posée dans vos rapports quotidiens avec le monde de l’extrême pauvreté. […]. Dans l’histoire de notre temps, je suis beaucoup moins frappé par l’extraordinaire montée des progrès de toutes sortes que par la croissance d’une détresse qui semble irrémédiable, comme une grande malédiction infligée à des millions d’hommes et de femmes de par le monde dans les conditions qui sont toutes différentes et qui, cependant, aboutissent toutes à une même annihilation de la liberté.

Nous en avons quelque idée parce que nos médias nous en donnent l’écho d’une manière assez discontinue. Tantôt se passe ici et tantôt cela se passe ailleurs, tantôt ce sont les grands titres, tantôt le drame de la famine au Sahel, tantôt les exécutions arbitraires dans tel ou tel pays du Tiers Monde ou d’ailleurs. Nous apprenons toujours cela avec un certain sentiment d’angoisse et cependant, chaque image efface les précédentes. Cela ne constitue pas une espèce de conception générale du malheur humain. Ce sont des accidents, croit-on, d’une histoire évolutive qui devrait finalement les réduire. On peut se demander si vraiment ce sont des accidents et s’il n’y a pas là une réalité globale qui ferait partie de l’homme lui-même et dont nous avons à prendre la mesure […]. Il m’est souvent arrivé d’être interdit par cette immensité de souffrance, qui est aussi une immensité de mal. Le malheur et le mal sont liés l’un à l’autre. Je ne vous rappellerai pas, certes, tout ce que vous savez sur l’histoire des cinquante dernières années en Europe. C’est une histoire de malheur de l’homme, une histoire du mal et d’un mal atteignant directement l’homme dans sa réalité d’homme, dans son face à face avec Dieu dans sa propre face. […]

J’ai une certaine difficulté devant le christianisme, en particulier dans sa forme institutionaliste comme religion d’un Dieu qui a réussi, à me mettre dans l’esprit qui pouvait être celui de ce Jésus Christ rencontrant absolument tout le monde, précisément les pauvres, les plus déshérités, les destitués de toutes espèces. Que signifie le fait que depuis 2000 ans il est le porteur, quasiment unique, d’une idée de l’homme dans sa plénitude et en même temps de l’homme dans la plus grande profondeur de son néant ? […]. Dans la théologie chrétienne, il est Dieu fait homme, mort pour tous les hommes, assumant le péché des hommes et ressuscité. J’ai essayé de m’expliquer ce que ça pouvait bien vouloir dire pour quelqu’un qui n’est pas chrétien : un dieu fait homme. C’est la première fois et la seule fois dans l’histoire de l’homme que cette idée apparaît, c’est-à-dire que la totalité de la réalité spirituelle et la totalité de l’énergie créatrice du monde entre dans l’homme, dans un homme. Il devient Dieu. Une image folle, incommensurable de la grandeur de Dieu, de cette grandeur que d’une certaine façon chacun de nous approche, chacun de nous dans l’autre et en soi.

Le deuxième acte de cette histoire étonnante est la mort. Elle est donnée dans l’Evangile comme un événement juste. C’est la justice des hommes qui condamne à mort. Et je me suis dit : « Qu’est-ce que l’homme condamne dans cet homme-là ? Ce qu’il condamne, c’est justement le dieu, celui que l’homme ne peut pas porter, celui qui est trop lourd pour être porté et assumé totalement par l’homme ». Les hommes ne peuvent pas supporter Dieu, ne peuvent pas supporter la charge d’être des dieux donc ils tuent le dieu. Cela aussi est une histoire de tous les temps et de tous les hommes. Les hommes sont toujours en train de tuer le dieu dans l’homme, de toutes sortes de manières, bien entendu, de manière douce dans la plupart des cas, parfois de manière très dure. Beaucoup de martyrs ont témoigné pendant la guerre, comme d’autres aujourd’hui, de la volonté d’être complètement et absolument homme, et, en même temps, de la volonté non moins grande des pouvoirs de détruire cet homme-là parce que cet homme veut justement assumer totalement sa nature et sa stature humaine.

La troisième partie de cette histoire, c’est la résurrection, c’est-à-dire que l’on ne tue pas Dieu. Et donc Dieu ressuscite l’homme. Il y a, dans toute l’histoire de l’homme et à travers les plus grands malheurs, les pires désastres, et la pire volonté de néant, quelque chose qui empêche cette réduction ultime et cet anéantissement.

C’est cette image qui nous a bâtis. Il est apparu que l’homme n’était plus un être de hasard, de néant, appelé à disparaître, mais qu’il était d’une certaine façon créateur de l’homme. Il lui appartenait, en même temps qu’il développait son monde, de donner à sa propre nature toute l’expansion implicite dans le fait qu’il était un esprit incarné. On ne peut pas s’étonner que le monde occidental soit un monde tragique, plus tragique peut-être que les autres mondes parce qu’il doit constamment prouver que l’homme est capable de Dieu, que l’homme est capable de l’homme.

S’il n’y a pas de limite à cette capacité, c’est parce que la limite extrême de cette capacité est précisément l’infini de la nature divine dans l’homme.

Ce ne sont pas des considérations théologiques ou métaphysiques abstraites. Si vous les considérez ainsi, vous perdez de vue la nature de l’homme. Il vous faut alors, en effet, revenir à de petites solidarités locales, plus ou moins observables et plus ou moins thématiques. Ainsi vous ferez du bien et vous répondrez à un certain besoin de dignité des uns et des autres, un besoin de dignité personnelle.

Mais vous aurez perdu de vue la véritable dimension qui n’est rien de moins que cette immensité et cette infinité de l’homme. Cette immensité et cette dignité prouvent également sa misère et son néant. C’est là l’énorme contradiction qu’ont vécu les pays occidentaux. Au contraire, les philosophies orientales diverses ont souligné quelques traitements de la douleur pour permettre à l’homme de l’assumer, de s’en rendre maître, ou, en tous cas, de se contrôler en elle.

J’ajouterai que le christianisme, dans sa considération de l’esprit humain, a introduit l’idée de l’ouverture de l’homme à sa conscience. Car jusqu’alors, l’homme, dans la meure où il croyait à cette verticale de la transcendance de Dieu qui signifiait l’éloignement du Dieu lointain, était dans l’adoration d’un Dieu dont la majesté et le lointain étaient écrasants pour lui.

Maintenant que Dieu s’est fait homme, alors l’homme est devenu très proche de Dieu, il est même devenu celui qui peut et qui veut devenir Dieu par sa propre force, qui peut supplanter Dieu. Le prométhéisme de l’homme occidental est venu de là. Le prométhéisme en particulier du progrès qui n’a pas de limite et dont nous savons à quel point la société contemporaine s’enorgueillit. C’est même l’essentiel de sa justification. Et c’est dans la perspective du progrès qu’elle situe toute sa compréhension de l’histoire. L’histoire du monde d’aujourd’hui étant pour la conscience occidentale (et pour ses prosélytes dans l’ensemble du monde et du Tiers Monde) le progrès et l’organisation économique et politique de l’Univers dans une vision monoïdéiste de l’histoire. La réalité de la conscience universelle d’aujourd’hui consiste à faire l’Europe, à faire le Monde, à unir dans un dialogue le Nord et le Sud…

Cette conscience de la force de l’esprit humain comme facteur de progrès, de sa puissance créatrice objective, a quelque chose de très remarquable qui est cette objectivité même. L’homme individuel, l’être humain dans sa personnalité secrète, a perdu son importance par rapport à la réalité des démarches humaines, par rapport à la réalité des problèmes qui saisissent des groupes humains entiers et auxquelles se mesurent l’économie et la politique d’aujourd’hui.

Il y a une rupture très forte entre l’intérieur et l’extérieur de l’homme qui minimise considérablement tout l’aspect subjectif de celle-ci au profit de la réalité objective. Et finalement, la plupart d’entre nous, nous n’osons plus nous situer en dehors de cette réalité objective et exiger quelque chose de beaucoup plus secret et plus intime qui correspondait beaucoup plus à l’idée de l’homme intérieur, avec ce que les pauvres du Quart Monde appellent la tendresse par exemple, ou avec ce besoin d’une certaine considération, ce besoin d’être vraiment en tant que tel dans sa réalité individuelle propre, un homme, un objet d’intérêt. Et nous sommes très peu attentifs à ces choses, même dans nos enseignements.

Notre enseignement général fait de nous des hommes objectivés qui, dans notre action quotidienne oublions complètement que nous avons des rapports d’une nature bien différente que les rapports objectifs avec ceux qui nous entourent. Des rapports affectifs, des rapports intuitifs, des rapports de sensibilité, qui prennent la forme de l’angoisse, de la compassion ou de l’amour.

Toutes ces formes de la réalité spirituelle de l’homme sont évacuées aujourd’hui par un homme politique qui a affaire à de grandes masses humaines, qui doit résoudre des problèmes d’une magnitude infinie et qui emploie l’intelligence abstraite qu’il peut avoir réel qui correspond à l’esprit prométhéen dont je parlais tout à l’heure. […]

Il y a quelque temps, j’assistais aux rencontres qui ont eu lieu à l’U.N.E.S.C.O. pour les pays moins avancés. C’est-à-dire cette fraction du Tiers Monde qui est toute proche de l’extrême pauvreté, mais une pauvreté de masse, une pauvreté globale, et qui posent des problèmes économiques considérables à la solidarité des pays du monde entier.

Je regardais les hommes et les femmes qui s’occupent de cela et j’avais l’impression que, d’une certaine mesure, ils étaient dépassés par rapport à la réalité qui est celle des pays moins avancés. On ne touche pas à travers ces grandes organisations cette réalité-là. On ne sait pas ce qu’est le monde. Personne d’entre nous ne sait ce qu’est l’Afrique, personne d’entre nous ne sait exactement où se situe la misère de l’Afrique, où se situent les grands intérêts, les collusions, les intérêts extérieurs et les intérêts intérieurs de ceux qui sont les porte-parole des Africains. Personne ne sait quels sont les conflits et personne ne sait en particulier ce qu’est la destruction par la misère d’une part, mais aussi par l’éclatement culturel, de cultures et de civilisations dont vivaient, peut-être à un stade tribal, des hommes, des groupes humains qui étaient intelligents.

Cela aussi, c’est un aspect important de notre existence collective et planétaire. Quelque chose d’immense a volé en éclats et d’une certaine façon nous travaillons dans un chaos. Sans pouvoir identifier les gens pour lesquels nous travaillons, sauf à voir des images atroces à la télévision. Souvent, nous nous trouvons devant la détresse nue, la détresse individuelle, la détresse du visage. Et ici nous atteignons la nudité totale. Est-ce que les pouvoirs quels qu’ils soient peuvent atteindre la nudité de l’homme, je ne le pense pas.

Est-ce que l’homme politique a une idée de ce qu’est le Quart Monde ? C’est peu probable, d’abord parce que les gens du Quart Monde sont souvent hors de sa vie, ils ne sont pas des électeurs.

Moi-même je ne les connais pas. J’ai beaucoup réfléchi… Je ne voulais pas venir ici avec vous, je n’avais rien à dire, parce que je suis comme la plupart des gens. La misère m’arrive bien entendu comme à beaucoup, elle m’arrive sous forme de lettres des gens qui protestent, qui me demandent d’intervenir : « Faites ceci pour untel » « Envoyez des livres à tel malheureux qui est méprisé…dans tel pays ».

Ce sont des réalités. Mais ce n’est pas le contact avec ce qu’il y a s’insupportable dans la vie, avec ce qui montre la misère presque à la limite du néant et qui fait que l’on a peur de secourir l’affamé, le destitué, le misérable. Cette peur est en fait comme une auto-défense de notre précarité. Car nous savons très bien ce qu’il faut dominer quand on se trouve dans une situation concrète de rapports avec le misérable. Ce qu’il faut dominer, c’est non pas tellement le dégoût de l’autre mais la peur de soi-même et, au fond, cette forme d’angoisse qui vous prend à l’idée d’une contagion de cette précarité.

Ce qui vous est envoyé par l’autre que vous voyez dans cette situation-là, c’est vous-même, et c’est vous-même tel que vous pourriez être dans d’autres circonstances. Ce que vous êtes peut-être, ce que vous serez peut-être demain si vous faites une dépression nerveuse. Brusquement. Nous deviendrons cet être là, abject, pour nous abject. Mais pas plus abject que ne l’était sans doute le Christ montant au calvaire, ou le père Kolbe au cours de sa dernière nuit dans les cellules d’Auschwitz.

Quand je regarde notre société contemporaine il me vient l’idée quelque fois qu’elle n’a aucun sens, parce que les hommes naissent, vivent, meurent, ils sont là, tout semble fait à l’intérieur de certaines limites pour la satisfaction de leurs besoins, même la création éventuelle de nouveaux désirs dont la satisfaction leur rendrait la vie plus agréable. Et il semble bien que l’homme moderne se dise : « Pourvu que je prenne le maximum entre tel âge et tel âge, après et avant… ». Avant c’était l’enfance, après c’est le troisième et le quatrième âge… On ne sait pas très bien pourquoi, ni comment cela naît, on ne sait pas très bien pourquoi ni comment cela meurt, mais entre les deux les solidarités s’organisent, et parce que le spectacle de la misère les gênerait, ils écartent, marginalisent, « ghettoisent » … A l’intérieur de tout cela, il y a quelque chose qui s’appelle l’homme.

Finalement on ne sait pas très bien pourquoi. L’homme ? Qu’est-ce qu’il a à faire ? Si même la question vaut d’être posée.

C’est à travers toute l’histoire humaine que l’homme se pose la question se son propre visage. Il se représente.

Il y a une quinzaine d’années, la directrice d’un musée de Marseille avait fait une exposition sur l’utilisation du visage et elle avait demandé à une classe d’enfants d’une école technique de réfléchir sur la représentation du visage de l’homme. Elle leur avait donné deus salles pour travailler. Ces enfants avaient utilisé tous les matériaux avec lesquels ils travaillaient d’ordinaire : le bois, le zinc, le fer, l’étoupe. Ils employaient aussi des mots pour représenter le visage de l’homme. L’extraordinaire était qu’à cet âge-là, (ils avaient 14 ou 15 ans), la compréhension de ce visage, de sa profondeur, était beaucoup plus grande que celle qu’ils auraient peut-être plus tard quand ils auraient cessé de se regarder et de regarder l’autre. Car finalement, une de nos plus grandes difficultés est de regarder l’autre.

Nous avons perdu l’habitude de le regarder. Dans la plupart des fonctions de nos états respectifs, nous allons à notre travail, au bureau, dans nos administrations, dans nos écoles, partout en ayant une certaine façon de jeter les yeux sur l’autre qui n’est pas un regard.

Et nous savons très bien pourquoi. Dès l’instant que nous regardons l’autre et que nous sommes dans un face à face, la question de son identité et la question de son pouvoir sur nous jouent. La difficulté de regarder l’autre est extrême. La difficulté de regarder l’autre fait partie de notre réalité la plus profonde parce que, non seulement ce regard dévoile l’autre, mais il nous dévoile nous-même. A plus forte raison est-il difficile de regarder les autres. Mais si l’homme a constamment manifesté avec une telle force le sentiment qu’il a de la beauté de la face humaine, ce n’est pas seulement parce qu’il jugeait cette beauté véritable, mais parce que derrière cette beauté se tenait la force d’une réalité supérieure.

Peut-être les pauvres ont-ils besoin de cette beauté-là. Et l’un des moyens de les rapprocher de la réalité humaine dont ils ont une telle intuition serait peut-être de les aider, de faire en sorte qu’ils trouvent le moyen de faire de la beauté. Je ne sais pas dans quelle mesure on peut le faire. Ça doit pouvoir se faire. Ces enfants du collège d’enseignement technique de Marseille utilisaient quoi ? Ce qui allait être le matériau de leur travail de demain, comme l’apprenti qui travaille avec des objets, mais d’une manière tout à fait personnelle en dehors de toutes les exigences de la formation professionnelle, et simplement par intuition.

Y a t’il une intuition de la beauté qui soit faisable par le pauvre ou de moins que le pauvre puisse rencontrer. Moi je le crois. Je pense aussi quelquefois que ceci peut prendre la forme de la prière.

Pierre Emmanuel

Ecrivain, poète (1916-1984)

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