Un discret exode urbain

Denis Gendre

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Denis Gendre, « Un discret exode urbain », Revue Quart Monde [En ligne], 212 | 2009/4, mis en ligne le 05 mai 2010, consulté le 13 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4423

Pourquoi les familles très pauvres vivant en France depuis longtemps sont-elles devenues moins visibles dans les grandes agglomérations françaises ? L’auteur cherche à comprendre et à analyser ce phénomène à partir de sa propre observation sur le Val d’Oise, ainsi que celle d’une vingtaine d’acteurs exerçant des responsabilités diverses au niveau national, d’un conseil général ou localement, et celle des membres de groupes d’ATD Quart Monde en France.

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Le Mouvement ATD Quart Monde cherchait un nouveau territoire dans le Val d’Oise pour y lancer un projet pilote de lutte contre la pauvreté. Après avoir rencontré et questionné de nombreux acteurs1 du département, son choix s’orientait sur les communes d’Argenteuil et Bezons. En novembre 2007, il m’a été demande d’affiner la recherche à l’échelle de ce territoire et d’imaginer la forme que pourrait prendre l’action à y développer par la suite.

Pendant trois mois, j’ai rencontré une quarantaine d’acteurs sur ces deux communes ; j’ai également arpenté les rues et les quartiers pour mieux découvrir ces deux villes. Par ailleurs, j’ai proposé mes services à une association caritative dans laquelle j’ai travaillé à l’accueil deux après-midi par semaine. Notons que l’année précédente, dans le cadre d’un temps sabbatique, j’avais travaillé comme gardien dans une cité HLM qui se situe dans une Zone urbaine sensible (ZUS) d’Argenteuil ; cela m’avait permis de commencer à connaître un peu cette ville.

Les éléments de connaissance que j’ai ainsi recueillis convergeaient vers des constats similaires :

- Ont souvent été évoquées des catégories de personnes : celles vivant à la rue ou sans abri stable ; celles immigrées primo arrivantes, souvent en situation irrégulière ; les familles monoparentales…

- Sur ces deux villes, l’habitat ancien et vétuste qui est encore important, abrite beaucoup de populations pauvres et très pauvres ; il y a aussi de nombreux hôtels, en majorité insalubres, où les chambres sont souvent louées au mois, en général à des prix exorbitants.

- Il existe de moins en moins de lieux significatifs où seraient regroupées les personnes en grande pauvreté. Certes, plusieurs acteurs m’ont cité les ZUS, mais dans les faits, les grandes difficultés sociales rencontrées dans ces quartiers vont rarement jusqu’à la grande pauvreté. Je l’avais d’ailleurs remarqué lors de mon année sabbatique et certains acteurs m’ont confirmé que les familles très pauvres comme celles qu’ATD Quart Monde rejoint avaient quitté ces lieux depuis longtemps déjà.

- Au-delà des ZUS, les familles très pauvres auraient quasiment disparu d’Argenteuil et Bezons ; celles qui y vivent encore seraient plutôt vieillissantes.

Ces constats m’ont interpellé et j’ai souhaité approfondir ce qui pourrait expliquer la moindre visibilité d’une population que le Mouvement ATD Quart Monde a révélée et qu’il connaît depuis plus de cinquante ans. Pour cela, au cours du premier semestre 2008, j’ai questionné une trentaine de personnes, membres de notre Mouvement et réparties sur vingt lieux en France, ainsi qu’une vingtaine d’acteurs exerçant des responsabilités diverses au niveau national, d’un conseil général ou localement. J’ai aussi effectué une recherche bibliographique. En croisant ces sources de connaissance, j’ai relevé plusieurs éléments de réponse.

La population des non-recours …

La pauvreté est de moins en moins perçue dans sa globalité et des personnes en difficulté ne sollicitent plus toujours l’aide des services sociaux ou des associations caritatives.

Certains travailleurs sociaux ont reconnu les limites de leur approche : « La pauvreté n’est plus abordée en tant que telle par qui que ce soit ; chaque professionnel perçoit la réalité à travers des faisceaux de difficultés » ; « Nos services sont tellement envahis par des problématiques en tout genre qu’ils n’ont plus les moyens de s’investir dans un accompagnement social comme avant. Probablement que des personnes s’adressent moins à nous si elles savent que nous ne sommes pas en mesure de répondre à leurs besoins. »

D’autres acteurs connaissent des personnes vivant dans la grande pauvreté qui ne vont pas chercher de secours, ou très rarement, auprès des associations caritatives.

Dans ses travaux, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale2 évoque l’apparition d’une nouvelle catégorie, celle des non-recours qui concerne des personnes ayant toutes en commun d’être marquées par une certaine invisibilité sociale. Le non-recours n’est pas spécifique à la France puisqu’en Suisse, 40% des personnes qui auraient droit à des prestations sociales ne les demandent pas3.

… moins marquée par la misère

Globalement, les personnes sont moins marquées par la misère qu’autrefois.

Le combat qu’a mené ATD Quart Monde pour faire reconnaître la misère comme une violation des droits de l’homme a conduit à la mise en place de protections sociales4 comme le Revenu minimum d’insertion, la Couverture maladie universelle et plus récemment le Droit au logement opposable (même si cette loi reste encore un défi à relever pour qu’elle devienne effective). Un travailleur social constate que la grande pauvreté a pris d’autres formes, sans disparaître pour autant : « S’ils ont un toit et des minima sociaux, ils vivent difficilement, sont isolés et savent se faire oublier. »

L‘assistanat a été généralisé pour compléter les minima sociaux qui ne permettent pas de vivre dignement. Cela fait dire à quelqu’un : « Plutôt que de connaître un manque, les gens pauvres connaissent souvent une accumulation, avec des stocks en tout genre. »

Par ailleurs, les nouvelles générations chercheraient à passer inaperçues pour se démarquer, et se protéger des circuits que leurs parents ont toujours connus.

… de plus en plus dispersée

Ces populations sont de plus en plus dispersées dans les grandes agglomérations.

Cela est sans doute le fruit de la politique de mixité sociale, telle qu’elle a été menée depuis de nombreuses années, après la résorption des bidonvilles puis celle des cités de transit. Plusieurs acteurs de terrain constatent que dans certains quartiers, seulement une ou deux familles très pauvres y vivent encore. Elles sont souvent isolées au milieu d’autres populations qui ont une culture différente et elles ont tendance à se replier sur elles-mêmes5. Un éducateur ajoute : « Nous sommes préoccupés par ceux qui se font remarquer, au risque de ne pas se soucier de ceux qui ne font pas de bruit. »

… acculée à l’errance

De plus en plus de personnes et de familles sont acculées à l’errance.

Les gens du voyage qui cherchent à se sédentariser6 ne sont pas les seuls à subir l’errance. Le Mouvement ATD Quart Monde en est témoin dans le Val d’Oise car il est engagé depuis de longues années auprès de familles en recherche d’un logement. Durant cette épreuve de survie, elles passent d’un séjour dans un hôtel à un hébergement pour se retrouver dans un abri de fortune, et ainsi de suite. Pour s’efforcer, autant que cela est possible, de préserver la scolarisation de leurs enfants, certaines familles bougent au sein d’un même territoire. D’autres s’éloignent plus ou moins, rendant plus difficiles encore leurs liens avec les services sociaux dont ils dépendent.

Avec la crise du logement qui dure, l’errance a pris une plus grande ampleur depuis quelque temps. Le 19 mai 2007, Le Parisien mentionnait : « 15 000 enfants viennent chaque jour dans les centres d’accueil ; de plus en plus de familles sont SDF en France. » La Fondation Abbé Pierre dénonce depuis plusieurs années le mal-logement et le non-logement7, en expliquant qu’ « à l’invisibilité du non-logement correspond souvent l’invisibilité des personnes qui y recourent ».

… toujours plus loin

Au fil de son développement, une ville chasse ses populations pauvres toujours plus loin.

Cette réalité est ancienne. Après Paris intra-muros, ces populations ont trouvé refuge dans « la zone », là où passe le boulevard périphérique aujourd’hui8. Ensuite dans les villes de la proche couronne, puis plus loin en Île-de-France. Maintenant, c’est encore au-delà, comme le constatent plusieurs responsables des services sociaux situés dans les départements limitrophes de l’Île-de-France. Plusieurs soulignent une amplification de ce mouvement, entre 2004 et 2006 selon les lieux. Un travailleur social du Val d’Oise le confirme : « Maintenant, ce n’est plus dans le département, ni même dans sa partie rurale, que des solutions de logement sont trouvées, mais dans l’Oise et l’Eure. »

Ce phénomène n’a pas la même intensité sur le territoire français car plusieurs acteurs m’ont parlé de petites ou moyennes agglomérations où, même si elles étaient devenues largement minoritaires, les populations très pauvres originaires d’Europe occidentale étaient suffisamment nombreuses pour être encore visibles. Ils constatent que ces familles sont plus fragiles que les autres habitants de leur quartier : les enfants ont plus de difficulté à l’école, les familles sortent rarement de chez elles ; elles ne participent pas aux activités proposées, même lorsque celles-ci sont gratuites.

Mais où seront ces familles dans quelques années, lorsque ces agglomérations poursuivront leur développement ?

… en un silencieux exode urbain

La moindre visibilité ne serait-elle pas liée aussi à un exode urbain qui se réalise en silence ?

Plusieurs acteurs et membres d’ATD Quart Monde m’ont cité des exemples de personnes et de familles qui ont quitté une grande agglomération (pas seulement l’Île-de-France) pour aller vivre dans une petite ville de province ou en milieu rural. A partir du fichier général du Mouvement ATD Quart Monde, j’ai regardé les déménagements effectués par des familles pauvres membres de l’association. L’analyse des résultats confirme cette tendance.

Beaucoup de déplacements s’effectuent au sein d’un même bassin, mais les mouvements d’un bassin vers un autre, parfois très éloigné du premier, sont également significatifs. Les motivations pour partir sont diverses : suites d’une rupture (séparation, divorce, décès…), volonté de se protéger (violences, menaces, dettes, crainte des services sociaux…) ou de réaliser un projet (familial, professionnel, avoir une vie nouvelle…).

Beaucoup de personnes et familles semblent trouver refuge en milieu rural, là où l’on peut encore trouver facilement des logements à prix modiques, même s’ils sont insalubres. A travers mes interviews, j’ai pu retracer l’itinéraire de certaines familles sur plusieurs années, révélant ainsi que l’errance peut se poursuivre d’un village vers un autre. Ce sont souvent les plus fragiles qui vont dans les campagnes.

Des acteurs vivant en milieu rural m’ont confirmé l’arrivée de personnes ou familles qui atterrissent là, un peu par hasard. Moi-même, j’avais été témoin de telles situations au cours de mes cinq années vécues en milieu rural.

De nombreux villages sont démunis face à de telles situations et l’intégration de ces personnes est souvent très difficile…

Le monde rural étant tellement vaste, cette nouvelle forme d’exode n’est pas forcément appréhendée à sa mesure. D’ailleurs, j’ai trouvé très peu de publications évoquant ce phénomène. Le rapport annuel 2007 du Secours Catholique9 mentionne une migration de certaines familles aux ressources modestes vers les campagnes, mais en Haute-Garonne seulement.

Pour Julien Damon10, la pauvreté reste plus forte dans les campagnes que dans les grandes agglomérations et il constate que le plus gros des populations pauvres vit aujourd’hui à l’extérieur des territoires de la politique de la Ville.

Il serait donc important que des organismes qualifiés travaillent plus l’hypothèse d’un exode urbain des familles en grande pauvreté. En effet, seule une connaissance approfondie permettra d’adapter les politiques publiques de lutte contre les exclusions, mais aussi les stratégies des acteurs de terrain pour, tout en s’acharnant sur les populations en risque d’exclusion, ne pas oublier celle très pauvre qui disparaît.

1 Il s’agit d’élus, d’institutions, de professionnels, d’associations ou de citoyens.
2 Le rapport de l’ONPES 2007-2008.
3 Peter Schäppi, L’audiovisuel : médiation pour le partenariat,  in RQM 2009/3 n° 211.
4 Cela ne concerne pas les personnes qui sont considérées en situation irrégulière et pour lesquelles plusieurs droits sont inaccessibles, les
5 Cette population a toujours cherché à se protéger en se cachant et par conséquent, dans le contexte actuel, il est encore plus difficile de la
6 Voir l’article : Chassés de partout, dans ce numéro de la RQM.
7 Fondation Abbé Pierre pour le logement des défavorisés, L’état du mal-logement en France, rapport annuel 2008.
8Etienne Davodeau & Frédérique Jacquet, Jeanne de la zone, Éd. de l’Atelier, coll. L’histoire sensible, 2008.
9 Secours Catholique, Géographie de la pauvreté – statistiques d’accueil 2006, novembre 2007.
10 Julien Damon, La pauvreté reste relative,  in Territoires, n° 483, décembre 2007.
1 Il s’agit d’élus, d’institutions, de professionnels, d’associations ou de citoyens.
2 Le rapport de l’ONPES 2007-2008.
3 Peter Schäppi, L’audiovisuel : médiation pour le partenariat,  in RQM 2009/3 n° 211.
4 Cela ne concerne pas les personnes qui sont considérées en situation irrégulière et pour lesquelles plusieurs droits sont inaccessibles, les acculant dans une misère qui dure.
5 Cette population a toujours cherché à se protéger en se cachant et par conséquent, dans le contexte actuel, il est encore plus difficile de la trouver.
6 Voir l’article : Chassés de partout, dans ce numéro de la RQM.
7 Fondation Abbé Pierre pour le logement des défavorisés, L’état du mal-logement en France, rapport annuel 2008.
8Etienne Davodeau & Frédérique Jacquet, Jeanne de la zone, Éd. de l’Atelier, coll. L’histoire sensible, 2008.
9 Secours Catholique, Géographie de la pauvreté – statistiques d’accueil 2006, novembre 2007.
10 Julien Damon, La pauvreté reste relative,  in Territoires, n° 483, décembre 2007.

Denis Gendre

Ingénieur de formation, Denis Gendre  a travaillé dans un laboratoire de recherche en énergétique. Il rejoint le volontariat d’ATD Quart Monde Quart Monde en 1986 et assure plusieurs responsabilités en France avant de devenir délégué national. Actuellement, il est impliqué dans la recherche-action ayant débuté sur Bezons (Val d’Oise) et intitulée : « Habiter et Apprendre à Vivre Ensemble Autrement. »

CC BY-NC-ND