Ouverture

Georges de Kerchove

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Georges de Kerchove, « Ouverture », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1997), mis en ligne le 18 mars 2021, consulté le 12 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4597

Nous nous rassemblons aujourd’hui et demain autour du thème des « causes significatives. »

Le Mouvement ATD Quart Monde porte cette préoccupation depuis de longues années. Je voudrais introduire cette session en vous communiquant deux réflexions.

1) Nous tenons régulièrement à Bruxelles une réunion dite de « fiches de faits », où chaque mois, avec essentiellement des avocats, nous partageons des événements qui nous ont interpellés. Trois faits ont récemment été évoqués.

L’un concernait une mère de famille de Valenciennes qu’un juge venait de sanctionner parce qu’un de ses enfants placés était venu chez elle et y était resté alors qu’il n'en avait pas le droit. Bien qu’on lui ait suggéré d’interjeter appel, la mère n’a pas osé le faire.

Un autre concernait une famille de Bruxelles dont les enfants étaient également placés. Là encore, l’avocat estimait qu’un appel s’imposait face à un placement contestable. Mais la famille n’a pas osé interjeter appel.

Le dernier concernait des personnes belges, vivant à la rue, qui se voyaient refuser le droit au revenu minimum de moyens d’existence - le minimex - alors que la législation belge précise formellement que le minimex est accessible, même aux personnes sans domicile Un groupe de ces personnes vivant à la rue se réunit depuis de nombreuses années, dans une des gares de Bruxelles. A la dernière réunion, plusieurs personnes avaient fait observer qu’elles ne bénéficiaient d’aucune aide, pas même le minimex. Nous avions donc décidé de tenir, quelques jours plus tard, une réunion sur ce sujet avec les personnes concernées. Mais à cette réunion, personne n’est venu.

Ces trois faits m’amènent à une première réflexion : lorsque nous parlons de « cause significative », ne négligeons pas la difficulté que les familles du Quart Monde éprouvent à mener à terme une procédure. N’oublions pas le poids qui pèse sur les familles les plus pauvres et, finalement, le risque que nous leur demandons d’assumer. N’oublions pas qu’elles sont en première ligne et que notre combat, nos priorités – si généreux soient-ils – risquent de les déstabiliser.

2) Deuxième réflexion : J’ai lu dernièrement le compte-rendu d’audience du procès des matelots du « Mac Rubby », cet équipage russe qui, en 1992, avait massacré, en pleine mer, des passagers clandestins noirs, brusquement jugés encombrants. Un des officiers aurait dit : « Jetez les clandestins par-dessus bord ! Ce ne sont pas des hommes, ils n’ont pas de papiers. »

Effrayantes ces paroles ! Comme si l’humanité d’une personne, et donc le droit de vie et de mort que l’on aurait sur elle, étaient liés aux papiers dont elle serait porteuse ! Ne pourraient vivre et ne seraient libres que les hommes détenteurs de papiers, les autres étant mieux tolérés, pourvu qu’ils ne gênent pas. Mais il est clair qu’ils ne disposeront jamais des mêmes droits que le premiers.

Je discutais de cela avec des personnes vivant à la rue. Immédiatement, un homme, sans doute le plus misérable d’entre eux, posa une question apparemment saugrenue qui nous introduisit pourtant au cœur du débat : « C’est quoi avoir ses papiers pour être en règle ? »

Spontanément, j’ai pensé à des documents d’identité, à des titres de séjour ou à des formulaires plus ou moins complexes, censés ouvrir tel ou tel droit. Mais mon interlocuteur, qui était illettré et n’avait jamais dû être titulaire de beaucoup de documents ni de droits dans sa vie, ne se contentait pas de ces réponses. Il les trouvait même superficielles : « La clé, pour vivre, c’est d’être respecté, précisa-t-il, et si tu ne travailles pas et que tu n’as rien, tu n’es rien, juste un clandestin, comme ces passagers du bateau qui peuvent être balancés à tout moment par-dessus bord. »

Lorsque nous parlons de précarité et d’exclusion, je pense à cet homme, privé du droit d’habiter la terre, qui avait accepté de partager avec moi son expérience et d’éclairer ma réflexion. Certes, la précarité et l’exclusion présentent un aspect financier. Mais, plus fondamentalement, ce couple infernal fait de vous un absent, un citoyen de second rang, un métèque sans droits ni voix, un homme qui ne compte plus aux yeux des autres.

Evoquant la « shoa », Hannah Arendt, philosophe des droits de l’homme, écrit : « Chez les nazis, l’extermination des Juifs avait commencé par la privation de statut juridique en faisant d’eux des citoyens de seconde zone, en les coupant du reste du monde des vivants et en les parquant dans des ghettos et dans des camps de concentration. Avant de faire fonctionner les chambres à gaz, les nazis avaient soigneusement étudié la question et découvert à leur grande satisfaction qu’aucun pays n’allait revendiquer « ces gens-là. »

Voilà donc le défi que nous lancent les absents de notre société : qui va revendiquer « ces gens-là » ? C’est-à-dire ceux-là même qui passent inaperçus, qui ne travaillent pas, qui ne consomment pas, qui sont considérés comme des freins au progrès et au bien-être des autres.

« Ces gens-là » ! qu’une mère excédée montrait du doigt, en disant à son fils, âgé de cinq ans : « Si tu n’es pas sage, tu deviendras comme eux ! » Comment cet enfant respectera t-il plus tard ceux que sa mère désignait comme des rebuts ou des repoussoirs d’humanité ? Ne sera-t-il pas tenté de les jeter par-dessus bord , le jour où ils deviendront trop encombrants ou simplement trop présents ?

Qui va revendiquer ces gens-là ?

Lutter contre la précarité, ce n’est pas seulement améliorer le mécanismes de la solidarité pour endiguer la spirale de la misère. C’est aussi jouer la citoyenneté contre l’exclusion, et cela, à tous les niveaux, du plus humble au plus élevé , du plus proche au plus lointain.

Ce n’est pas uniquement l’affaire des décideurs politiques ou d’une poignée de spécialistes. C’est notre affaire à tous, quelles que soient les parcelles de pouvoir ou de responsabilités – syndicales, culturelles, politiques, sportives, religieuses ou autres – que nous détenons. Ce sont elles qui tissent la cohésion sociale et permettent un apprentissage de la citoyenneté au quotidien.

Etre citoyen, c’est être sujet de droits. Si une personne n’a pas d’existence sociale, la solidarité à son égard, les droits dont elle est titulaire, sont un leurre et se muent inévitablement en assistance, la réduisant au silence et à la dépendance. A la première occasion, on la jettera par-dessus bord, comme les passagers du « Mac Rubby. »

N.B. Cette intervention a fait l’objet d’une publication dans la revue « Droit en Quart Monde », n°13/1996, sous le titre : « Jouer la citoyenneté contre l’exclusion : le poids des procédures »

Georges de Kerchove

Georges de Kerchove, avocat au Barreau de Bruxelles (Belgique)

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