«Indicateurs européens et indicateurs participatifs»

Ramon Peña Casas

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Ramon Peña Casas, « «Indicateurs européens et indicateurs participatifs» », Revue Quart Monde [Online], Dossiers & Documents (2002), Online since 18 October 2010, connection on 13 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4844

L'objet de cet exposé est de replacer la démarche de définition des indicateurs dans le contexte précis du processus politique qui structure la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale au niveau de l'Union Européenne (UE). Ce cadre spécifique de fonctionnement implique notamment une hiérarchisation des indicateurs selon leur niveau d'utilisation politique ainsi que des contraintes spécifiques que les indicateurs doivent remplir pour pouvoir être utilisés à l'un ou l'autre de ces niveaux.

Les indicateurs participatifs, s'ils souhaitent s'inscrire dans le cadre de ce processus européen, doivent alors répondre à un certain nombre de contraintes découlant de leur utilisation en tant qu'outil d'évaluation et de suivi politique et non plus seulement d'outil de connaissance. Ces deux contextes ne sont pas nécessairement contradictoires, l'enrichissement de la connaissance (surtout s'il est organisé de manière systématique) contribue au développement de la qualité de l'outil politique, de même que la nécessité de diagnostiquer la situation en termes de pauvreté et d'exclusion sociale pour les Plans d'action nationaux requis par l’UE a fait progresser la connaissance des multiples facettes de la pauvreté et de l'exclusion dans plusieurs États membres au-delà de ce qu'elle était auparavant.

1. Le contexte européen d’utilisation des indicateurs

Ce que l'on appelle la Stratégie européenne de lutte contre la pauvreté et l'exclusion  sociale (adoptée au Sommet européen de Lisbonne en juin 2000) s'appuie sur deux éléments : la méthode ouverte de coordination (MOC) et l'encadrement du processus au niveau de l'Union par un Programme communautaire.

La MOC est un nouvel instrument d'action de l'UE qui complète les autres moyens existants (directives. règlements, dialogue social, fonds structurels). La MOC est non-contraignante. Elle s'inspire du processus de coopération en matière d'emploi et de chômage initié à Luxembourg en 1997.

La MOC a pour objectif premier de permettre l'échange des bonnes pratiques et d'assurer une meilleure coordination et convergence des politiques des États membres par rapport aux objectifs communs de l'Union.

On peut distinguer quatre étapes dans ce processus de coordination :

1. la définition d'objectifs communs  pour l'Union (lignes directrices) ;

2. la traduction de ces objectifs communs en politiques nationales et régionales (plans d'action nationaux - PAN) en fixant des objectifs spécifiques et en adoptant des mesures tenant compte des diversités nationales et régionales ;

3. la définition d'indicateurs quantitatifs et qualitatifs afin de permettre la comparaison des résultats et l’identification des meilleures pratiques concernant les indicateurs ;

4. le suivi, l'évaluation et l'examen par les pairs afin que chacun puisse en tirer des enseignements (cet examen devant s'appuyer sur un rapport conjoint réalisé par la Commission européenne sur la base des PAN).

Ces quatre étapes ont abouti fin 2001, avec l'adoption au Conseil de Laeken d'un Rapport conjoint de la Commission et du Conseil sur la pauvreté et l'exclusion sociale dans l'UE et d’une première liste d’indicateurs communs, ce qui constitue en soi une grande première qui doit être soulignée.

La première phase du processus a été réalisée par l'adoption à Nice en décembre 2000 des objectifs communs aux États membres en matière de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale. Quatre objectifs majeurs ont été formulés :

1. a) promouvoir la participation à l'emploi

1. b) et l'accès de tous aux ressources, aux droits, aux biens et services :

2. prévenir les risques d'exclusion ;

3. agir pour les plus vulnérables;

4. mobiliser l'ensemble des acteurs.

La seconde phase de la MOC a été concrétisée en juin 2001 lorsque les États membres ont remis à la Commission leurs plans d'action nationaux. La Commission en a réalisé une première analyse et remis un projet de rapport qui, après un processus de concertation avec les États membres, a abouti à la rédaction du rapport conjoint en novembre 20011.

Parallèlement s'est poursuivi pendant le cours de l'année ce qui constitue la troisième étape de la MOC : la définition des indicateurs.

  • La définition des indicateurs

Cette définition a donné lieu à une activité intense tant aux niveaux européen que national (voire régional).

Au niveau national il a fallu appréhender par des indicateurs le diagnostic de la pauvreté et de l'exclusion sociale, ce qui constituait une relative nouveauté pour bien des États membres. On peut voir dans cette activité nationale une première conséquence positive de la MOC, qui a eu le mérite de mettre sur la table la question de la pauvreté et l'exclusion sociale, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan plus technique des indicateurs, conduisant certains pays à tenter de mieux coordonner leurs sources de données et démarrer un processus de développement de l’appareil statistique afin de répondre à cette demande accrue d'indicateurs sociaux. Rappelons que, dans ce contexte, l'on ne construit pas des indicateurs pour faire progresser la connaissance mais bien pour améliorer la qualité de diagnostic et le suivi des progrès réalisés du point de vue des politiques sociales.

Si l'on en juge par les indicateurs présentés dans les PAN l'intensité de cet effort aura été variable selon les États membres, notamment du fait des diverses perceptions de la pauvreté et l'exclusion sociale mais aussi de l'existence et de la qualité variable des sources selon les États membres. La préexistence de processus ou de plans nationaux spécifiques a aussi fait que certains États membres avaient déjà développé une réflexion et une pratique préalable des indicateurs de pauvreté et d'exclusion sociale. La multiplicité des dimensions à considérer a aussi pour effet une prolifération d'indicateurs.

Dans un rapport que j'ai réalisé pour le Ministère belge des Affaires sociales et qui portait sur une analyse comparative des indicateurs utilisés dans les PANs2, j'ai pu relever pas moins de soixante-quinze thématiques différentes en fonction des objectifs et sous-objectifs communs détaillés. Certaines thématiques se sont prêtées mieux que d'autres à l'utilisation d'indicateurs. treize États membres sur quinze ont avancé des indicateurs concernant la pauvreté monétaire (avec des normes variables) ainsi que l'accès à l'éducation et le logement décent, avec une attention particulière à la question des sans abri. Deux sur trois avancent des indicateurs sur le logement en général, la santé et les personnes handicapées. Un sur deux évoque l'inégalité de revenus, l'accès aux soins de santé, les migrants et minorités ethniques, la pauvreté des enfants, les transferts sociaux et les pensions, les ménages sans emploi, les chômeurs de longue durée, les variations régionales de l'emploi et du chômage, l'activation des sans emploi, les minima sociaux, les différences de santé selon les groupes sociaux, la dépendance et la toxicomanie et enfin le surendettement. L'analyse montre aussi que le taux de couverture par des indicateurs est très variable selon les objectifs. L'objectif l (accès à l'emploi et aux ressources et services) a concentré plus des 2/3 des indicateurs avancés, suivi de l'objectif 3 (agir pour les vulnérables) qui concentre 1/4 des indicateurs. Les deux autres objectifs ont été peu couverts.

Au niveau européen, l'activité aura été tout aussi intense, notamment dans le cadre du groupe indicateurs du Comité de protection sociale, afin d'arriver à s'accorder sur des concepts et définitions communes à utiliser pour quantifier une problématique aussi multidimensionnelle et dépendante du contexte propre que l'exclusion sociale. S'il existe une définition européenne du taux de pauvreté, il n'existe  pas de définition commune de l'exclusion sociale, juste un accord sur un certain nombre de dimensions à considérer.

Structure hiérarchique des indicateurs

La dimension multiple de la problématique de la pauvreté et de l'exclusion sociale ainsi que les spécificités nationales impliquent la nécessaire considération d'un grand nombre d'indicateurs. Mais tous ces indicateurs n'ont pas nécessairement le même statut. En fonction de leur type d'utilisation ils peuvent être placés dans une structure hiérarchique à trois niveaux :

- le premier niveau (niveau 1) concerne un nombre limité d'indicateurs « européens » jugés essentiels et pour lesquels un agrément existe entre États membres pour leur utilisation comparative.

- le second niveau (niveau 2) est fait d'un plus grand nombre d'indicateurs que chaque État membre juge nécessaire pour informer sur une dimension importante au niveau national. Ces indicateurs sont nationaux mais certains d'entre eux peuvent éventuellement passer au niveau l, s'il y a agrément.

- le troisième niveau (niveau 3) contient un nombre beaucoup plus élevé d'indicateurs purement nationaux qui informent sur le suivi de mesures politiques spécifiques ou de dimensions très particulières à un pays.

Cette structure hiérarchique est très importante notamment parce qu'elle détermine la position relative des indicateurs par rapport au contexte politique de leur utilisation. Ainsi le niveau l contient un nombre limité d'indicateurs qui servent principalement au Rapport conjoint de la Commission. Le niveau 2 contient les indicateurs utilisés dans les Plans d'action nationaux. Le troisième niveau est très spécifique et contient des indicateurs purement nationaux qui peuvent aussi servir à l'évaluation interne au niveau national. Je reviendrai plus tard sur l'importance de cette structure pour les indicateurs participatifs.

  • Contraintes liées aux indicateurs européens

L'utilisation dans le contexte géographique et politique européen des indicateurs de niveau l implique un certain nombre de contraintes qu'il est nécessaire d'observer pour dégager les caractéristiques des indicateurs les plus pertinents ; pertinents en ce sens qu'ils informent de manière satisfaisante sur les dimensions de la pauvreté et de l'exclusion sociale tout en présentant les caractéristiques les rendant aptes à fonctionner dans le contexte particulier de la MOC.

Les contraintes d'utilisation des indicateurs au niveau européen sont principalement de deux ordres, celles liées à la comparabilité et celles liées à leur usage politique.

Contraintes liées à la comparabilité

- les indicateurs doivent être comparables dans l'espace donc utiliser des normes conventionnelles et culturelles communément acceptées au sein de l'Union. Cette comparabilité doit aussi être étendue, tant que faire se peut, notamment dans la perspective de l'élargissement de l'Union ;

- les indicateurs doivent idéalement être mesurables et mesurés au niveau régional afin de pouvoir refléter les dimensions territoriales et locales qui pourraient indiquer où sont générées des situations de pauvreté et d'exclusion. Ce point est souvent problématique : la dimension régionale implique un niveau de désagrégation trop élevé pour les échantillons utilisés dans les différentes enquêtes européennes ;

- les indicateurs doivent être comparables dans le temps mais aussi autoriser une certaine souplesse de conception permettant de les améliorer - beaucoup d'entre eux restent perfectibles - sans provoquer pour autant la rupture de la série temporelle ;

-. une conséquence des points précédents est que les indicateurs retenus doivent être statistiquement robustes et ne pas être soumis par exemple à des fluctuations aléatoires.

Contraintes liées à l'utilisation politique

Les indicateurs retenus  doivent favoriser le consensus, à l'instar des indicateurs utilisés dans les politiques européennes certains d'entre eux devraient pouvoir être utilisés comme indicateurs d'étalonnage (benchmarks), ce qui implique la nécessité d'un agrément politique de tous pour leur utilisation. Le consensus doit aussi se faire sur le plan du contenu conceptuel de l'indicateur qui doit être clair et transparent afin de mettre clairement en évidence le lien entre la mesure et l'information attendue. Le consensus doit aussi se faire sur le sens de l'évolution de l'indicateur (la hausse de l'indicateur, par exemple, doit être reconnue comme une amélioration positive par tous). Ces indicateurs doivent pouvoir servir de base pour fixer des objectifs chiffrés européens et nationaux. Enfin, le consensus doit aussi toucher les citoyens européens et les médias. Ici intervient à nouveau la nécessité d'utiliser tant que possible des indicateurs simples, transparents et parlants (le succès marketing d'un indicateur étant souvent important pour son utilisation).

Dans le cadre de leur utilisation politique au niveau européen il a été convenu que les indicateurs devraient être afférents principalement à la réalisation de l'objectif politique (réduire la pauvreté) plutôt qu’aux moyens mis en œuvre qui sont du ressort de chaque pays (des indicateurs de moyens peuvent être éventuellement intégrés aux niveaux 2 et 3).

Les indicateurs doivent être de préférence disponibles rapidement et à périodicité rapprochée pour faciliter l'évaluation politique. Ce point peut poser problème à l'heure actuelle pour les sources européennes mais la situation devrait s'améliorer par l'introduction de nouvelles sources et les possibilités accrues de recoupement et d'accroissement de l'information qu'autorisent les nouvelles technologies.

On le voit un indicateur doit remplir en soi un grand nombre de conditions, ne fût-ce que pour répondre aux contraintes de comparabilité et d'utilisation politique dans le cadre d'un processus de MOC. Reste encore la question de son pouvoir d'information ou de sa pertinence pour évaluer les diverses dimensions du problème auquel il renvoie.

Indicateurs agréés à Laeken

Une première liste reprenant dix indicateurs de niveau l et 8 de niveau 2 a été adoptée au Conseil européen de Laeken3.

- Indicateurs de niveau l

1. Taux de bas revenus après transferts sociaux selon l'âge et le genre ; l'activité la plus fréquente ; le type de ménage ; le statut par rapport au logement (propriétaire ou locataire) ; les seuils de bas revenus (valeurs illustratives en standards de pouvoir d'achat (SPA), euros et monnaie nationale).

2. Inégalité de distribution des revenus (revenu des 20 % les plus riches par rapport aux 20 % les plus pauvres)

3. Persistance dans les bas revenus (2 ans et plus sous le seuil de bas revenus)

4. Écart médian relatif de bas revenus par rapport au seuil de bas revenus (60%)

5. Cohésion régionale : coefficient de variation régionale des taux d'emploi

6. Taux de chômage de longue durée

7. Personnes vivant dans des ménages sans emploi

8. Jeunes quittant prématurément l'école

9. Espérance de vie à la naissance

10. État de santé perçu selon le niveau de revenus.

- Indicateurs de niveau 2

1. Dispersion autour du seuil de bas revenus (40-50-70 % du revenu médian)

2. Taux de bas revenus ancré dans le temps

3. Taux de bas revenus avant transferts sociaux

4. Coefficient de Gini d'inégalité des revenus

5. Persistance dans les très bas revenus (inférieurs a 50 % du revenu médian)

6. Part relative du chômage de longue durée

7. Taux de chômage de très longue durée (deux ans et plus)

8. Personnes faiblement éduquées.

Complémentairement à cette liste, il est demandé, bien qu'il n'y ait pas encore de commun accord sur la dimension essentielle que constitue le logement, que les PAN incorporent des informations quantitatives sur les aspects relatifs au logement décent, aux coûts du logement ainsi que sur les personnes sans-abris, qui sont sûrement celles qui souffrent le plus d'exclusion.

Cette liste d'indicateurs est une base de travail à partir de laquelle les travaux du groupe indicateurs du Comité de protection sociale sont appelés à se poursuivre. Il est en effet nécessaire d'envisager d'autres indicateurs se rapportant à des domaines diversifiés pour approcher une image un tant soi peu complète des phénomènes complexes de la pauvreté et de l'exclusion sociale. Le Comité de protection sociale insiste également à juste titre sur la nécessité pour l'Union européenne de renforcer sa capacité statistique dans le domaine social afin de pouvoir faire face à la demande accrue d'indicateurs sociaux à l'avenir.  Idéalement ce renforcement statistique au niveau européen devrait aussi être accompagné d'un processus semblable au niveau national.

Il faut saluer à sa juste valeur le progrès important que constitue cet agrément autour d'indicateurs communs. Reste à voir ce que l'on en fera. L'utilisation concrète de ces indicateurs comme instruments d'évaluation des progrès réalisés par les États membres dans la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale dépend de la volonté politique tant européenne que nationale d'assurer ce suivi. Or, il manque un élément essentiel à cette architecture d'évaluation, les points de référence. Évaluer les progrès réalisés implique qu'il faut fixer des objectifs chiffrés et précis assortis d'un calendrier de réalisation. Ces objectifs chiffrés sont désespérément absents de la plupart des plans nationaux et au niveau européen seuls sont fixés des objectifs généraux de réduction de moitié de la pauvreté d'ici 2010. Bien sûr, la jeunesse du processus européen ainsi que la brièveté du délai laissé aux États membres pour remettre leurs plans d’action a joué un rôle certain dans l'absence d'objectifs chiffrés précis, ainsi d’ailleurs que de lignes budgétaires claires. Il faudra donc être attentifs à ce que de tels objectifs ainsi que des budgets clairs soient fixés dans la prochaine vague de plans en 2003. La présence de ces éléments constituera en soi un indicateur de la volonté politique de lutter contre la pauvreté.

Je conclurai cette partie en évoquant deux « glissements sémantiques » qui sont intervenus en cours d'année 2001 et qui ne sont pas neutres tant politiquement qu'en termes d'indicateurs.

Le premier de ces glissements est d'ordre général. La « stratégie européenne de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale » s'est peu à peu transformée en « stratégie pour l'inclusion ». Cela peut apparaître a priori plus cohérent avec l'objectif global de renforcement de la cohésion sociale fixé dans la Stratégie de Lisbonne. Mais cela implique aussi un changement de perspective d'analyse des indicateurs. La lutte contre l'exclusion implique de considérer les indicateurs et les tendances qu'ils dévoilent sous un angle négatif, à mettre en avant les manques et déficiences plutôt que les aspects positifs. Au contraire, évoquer l'inclusion implique de s'intéresser aux évolutions positives, à la hausse du nombre de personnes incluses, ce qui politiquement est plus valorisant. Pour le même indicateur l'on en arrive à considérer deux populations différentes. Prenons par exemple un indicateur de « participation sociale relatif au nombre de personnes se rendant à un spectacle.  Une démarche orientée vers l'exclusion pointera le nombre de personnes ne se rendant pas à un spectacle alors qu'une démarche orientée vers l'inclusion évoquera plutôt la hausse de ceux qui se rendent à un spectacle. Il faudra être attentif à éviter les confusions lors de l’interprétation.

Le second glissement sémantique a trait à l'indicateur qui, malgré ses imperfections, est central dans le cadre de la MOC, le taux de pauvreté. Vous aurez remarqué qu'aucun des indicateurs agréés relatifs aux revenus ne se réfère explicitement à la pauvreté. L'on préfère parler de bas revenus et non plus de pauvreté pour le seuil de 60% du revenu médian.  Il peut paraître curieux que les indicateurs clés de la stratégie de lutte contre la pauvreté n'évoquent pas la pauvreté. Ce point n'est pas anodin et a fait l'objet d'âpres discussions. La Commission aurait souhaité conserver l'appellation « taux de pauvreté » au seuil de 60% du revenu médian mais les États membres, notamment à travers leurs représentants au sein du Comité de protection sociale, ont préféré évoquer les personnes vivant dans des ménages en deçà de ce seuil comme étant « à bas revenus » et en risque éventuel de pauvreté mais non nécessairement pauvres. Faut-il alors parler de précarité plutôt que de pauvreté ?

2. Place des indicateurs participatifs dans le processus européen

La méthode ouverte de coordination a pour but de faire participer un grand nombre d'acteurs, dans le cadre de la pauvreté et l'exclusion sociale. Le Comité pour la protection sociale auditionne, lorsqu'il l'estime nécessaire, les organisations représentant les pauvres et les personnes exclues. Le Réseau européen des associations luttant contre la pauvreté (EAPN) a fait récemment des propositions concernant les indicateurs qu'il souhaiterait voir utilisé4 et a rencontré les membres du Comité du Protection Sociale. Pour EAPN, les meilleurs indicateurs sont ceux qui permettent de mesurer les changements dans la vie quotidienne des personnes vivant dans la pauvreté et l'exclusion sociale. De tels indicateurs ne peuvent être déterminés que par une méthode participative, associant les personnes concernées à des travaux de recherche menés avec rigueur. L’EAPN a proposé dans un premier temps des indicateurs couvrant cinq domaines privilégiés (voir encadré).

Le Comité de protection sociale reconnaît l'importance d'associer plus directement à l'avenir les personnes souffrant de pauvreté et d'exclusion à l'élaboration des indicateurs à utiliser pour la MOC. Il a été admis que les indicateurs adoptés à l’avenir devront être construits dans un dialogue avec les plus démunis et leurs organisations. Les ONG ainsi que les autres acteurs (services, partenaires sociaux,...) doivent pouvoir participer à ce dialogue. Toutefois, il reste important que les indicateurs permettent de suivre les engagements pris par les gouvernements nationaux.

  • Indicateurs proposés par l’EAPN :

- Pauvreté

(les données devraient permettre de distinguer les différents types de ménages : familles monoparentales, etc.)

1. Taux et intensité de la pauvreté avant et après impôts et transferts sociaux.

2. Persistance de la pauvreté.

3. Pourcentage des  ménages rencontrant un  nombre (x) de difficultés de conditions de vie sur une liste à élaborer.

4. Pourcentage d'enfants vivant dans des ménages pauvres après impôts et transferts sociaux.

5. Pourcentage d'enfants placés issus de ces ménages pauvres rapporté au pourcentage d'enfants placés issus de l'ensemble des ménages.

- Emploi

6. Taux de chômage de longue durée (un an et plus).

7. Taux de chômage de très longue durée (trois ans et plus).

8. Indicateurs de travail précaire : taux d'emploi durable (emploi stable depuis six mois) et taux de temps partiel contraint.

- Education/Formation

9. Jeunes quittant prématurément l'école et ne poursuivant pas leurs études ou une formation quelconque.

10. Jeunes quittant l'école sans aucune qualification de base.

11. Taux d'illettrisme.

- Santé

12. Nombre de personnes n'ayant pu avoir accès à des soins de santé, faute de moyens (faute de moyens financiers ou faute d'une offre accessible adéquate), au cours de l'année écoulée.

13. Nombre de personnes ayant connu des périodes de faim au cours de l'année écoulée.

- Logement/Habitat

14. Nombre de personnes vivant sans logement, qu'elles soient à la rue, logées chez des parents ou amis, hébergées dans des centres.

15. Nombre de personnes logées dans un logement insalubre ou surpeuplé.

16. Nombre de personnes n'ayant pas eu pendant au moins un mois l'eau ou l'électricité.

Conclusion

II est devenu nécessaire pour les ONG et les partenaires sociaux de développer une capacité technique propre afin de pouvoir s'insérer dans le débat sur les indicateurs, car même s'il s'agit d'une matière plus technique confiée a priori à quelques spécialistes, l'utilisation des indicateurs dans le cadre d'un processus politique comme celui de la MOC implique que ces indicateurs jouent un rôle important dans la réalisation des objectifs. Comme éléments d'évaluation des progrès réalisés ils permettent aussi de "demander des comptes", d'interroger le politique sur la non-réalisation d'objectifs, à condition bien sûr que ceux-ci soient fixés et quantifiés clairement. Là, les ONG doivent continuer à mener leur action plus politique afin de s'assurer que de tels objectifs soient fixés.

Réfléchir en termes de prospective pour les indicateurs participatifs dans le cadre du processus de la MOC revient à se poser la question : comment intégrer les indicateurs participatifs aux trois niveaux d'utilisation politique que j'ai évoqués précédemment. Cela implique notamment que, tant la réflexion technique sur l'indicateur que l'action politique pour son intégration dans le cadre européen, doit être appropriée et coordonnée en fonction du niveau que l'on considère. Idéalement, l'action des associations nationales doit permettre de « pousser » un indicateur participatif au sein du pays, afin qu'il se retrouve dans le plan d'action national par exemple. Cette poussée doit ensuite être répercutée au niveau des réseaux européens qui dialoguent avec les autorités européennes. Cette double poussée ouvre aux indicateurs participatifs une plus grande opportunité d'être considérés.

L'ajout d'indicateurs de niveau l provenant d'un processus participatif sera, il ne faut pas se le cacher, limité. La réflexion et le choix de ces indicateurs est l'affaire des spécialistes de chaque État membre au sein du groupe indicateurs du Comité de protection sociale. Mais l'écoute des divers acteurs fait partie des missions respectives de ces deux organismes ; ainsi le Comité de protection sociale se doit d'écouter les demandes moins techniques de la société civile, par exemple sur la nécessité de considérer au sein du groupe indicateurs les possibilités d'inclure une dimension ou une problématique particulière jugée particulièrement importante. Mais pour qu'un indicateur nouveau puisse émerger à ce niveau il faut aussi qu'une majorité d'États membres l'appuient.

Cela nous renvoie au second niveau d'action qui est celui du national. Ici il faut considérer la possibilité d'agir au sein de chaque État membre  pour que des indicateurs participatifs soient incorporés au niveau des plans d'action nationaux (niveau 2) ainsi que dans les statistiques purement nationales. Il s'agit de jouer à fond le jeu de la MOC et de tabler sur l'effet incitatif que peut avoir pour certains pays le fait de voir qu'un nombre croissant d'autres États membres utilise des indicateurs participatifs dans ses plans.  Il s'agit bien sûr d'une vision un peu naïve mais pourquoi ne pas la tenter si l'on veut effectivement que les indicateurs participatifs soient pris en considération dans le processus européen ! Certains points relatifs à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion, qui étaient réclamés depuis longtemps par les associations, se sont retrouvés subitement à l'ordre du jour des autorités nationales et/ou régionales du fait de l'existence du processus européen. Je pense par exemple au surendettement ou à l'exclusion bancaire.

Il est peut-être nécessaire d'intensifier la coopération des associations avec les autres partenaires sociaux  classiques, comme les syndicats, sur la définition et le soutien politique à des indicateurs reflétant des préoccupations communes (le travail précaire et/ou à bas salaire par exemple ou la qualité de l'emploi). Des collaborations existent entre le groupe indicateurs du Comité de l'emploi et celui du Comité de Protection sociale, alors pourquoi ne pas en faire autant entre des groupes « indicateurs » des ONG et des syndicats ? Ici aussi l'effet de la « double poussée » ne pourrait qu'en être amplifié.

La MOC a ouvert des possibilités aux ONG pour influer sur le débat global par l'insistance - relative - qui est mise sur la participation de tous les acteurs, mais aussi par le soutien financier apporté par le programme communautaire5 afin d'explorer les possibilités d'améliorer la compréhension de la pauvreté et de l'exclusion sociale, notamment par des indicateurs participatifs. Le courant a rarement été aussi favorable pour la prise en compte des indicateurs participatifs.

1 Rapport conjoint de la Commission et du Conseil sur l’inclusion sociale. 15223/01
2 Pena Casa R., 2001, Les indicateurs des Plans nationaux de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale : approche comparative européenne.
3 Cette liste figure en annexe du Rapport du Comité de la Protection sociale sur les indicateurs dans le domaine de la pauvreté et de l’exclusion
4 La stratégie européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale : Les propositions d’EAPN concernant l’évaluation et les indicateurs.
5 Programme d’action communautaire pour encourager la coopération entre les États membres visant à lutter contre l’exclusion sociale. Journal officiel
1 Rapport conjoint de la Commission et du Conseil sur l’inclusion sociale. 15223/01
2 Pena Casa R., 2001, Les indicateurs des Plans nationaux de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale : approche comparative européenne. Disponible sur le site de l’Observatoire : http://www.ose.be
3 Cette liste figure en annexe du Rapport du Comité de la Protection sociale sur les indicateurs dans le domaine de la pauvreté et de l’exclusion sociale. 13509/01 + ADD1, REV2.
4 La stratégie européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale : Les propositions d’EAPN concernant l’évaluation et les indicateurs. Site internet : http://www.eapn.org.
5 Programme d’action communautaire pour encourager la coopération entre les États membres visant à lutter contre l’exclusion sociale. Journal officiel des Communautés européennes, 12.1.2002.

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