Dialogue à Lyon

Les participants à l'atelier Dialogue à Lyon

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Les participants à l'atelier Dialogue à Lyon, « Dialogue à Lyon », Revue Quart Monde [Online], 164 | 1997/4, Online since 01 May 1998, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4887

Le travail de cet atelier de peinture et de dessin, créé à l’initiative d’ATD Quart Monde, au pied de la Croix-Rousse, à Lyon s’est déroulé progressivement de 1997 à 1997. Le rythme de travail s’est intensifié la dernière année jusqu’à deux journées par semaine. Le dialogue présenté ici est extrait de trois journées d’entretiens avec les participants.

Dolorès : On n'est pas des artistes. Nous sommes des gens qui aimons dessiner, qui aimons peindre. Je ne me considère pas comme une artiste. Je ne veux pas devenir une artiste. Je veux simplement faire quelque chose qui me plaît, qui me donne du plaisir. C'est tout. C'est vrai que j'aime parler d'histoire de l'art au musée, parce que ça m'ouvre des horizons que je ne connais pas, mais je ne vois pas la nécessité de vouloir à tout prix devenir artiste.

Dès qu'il y eut de la peinture, l'homme traduisit en formes son écoute du silence du monde. Car toute écoute répond, et c'est avec ses mains que le peintre répond, nous donnant à son tour à écouter.

Jean-Louis Chrétien, Corps à corps

Lucie : Je viens en cours pour apprendre une autre expérience. Jusqu'à présent, je dessinais, mais toute seule. Mais, en fin de compte, ma situation à moi, c'est de souffrir de solitude et je me suis dit : il faut absolument que je fasse quelque chose.

Dolorès : Ce que je recherche dans le dessin et la peinture c'est un plaisir personnel, donc je ne cherche pas à plaire à tout le monde. Si on me dit : « C'est beau ! », je suis contente, évidemment ! Si on me dit : « C'est bien fait ! », ça fait toujours plaisir, mais je ne cherche pas à être reconnue par tout le monde. L'artiste, il ne cherche pas vraiment à plaire, il cherche au fond de lui-même. Mais à un certain moment, quand même, il cherche à être reconnu. Il veut en vivre de sa peinture, donc il cherche à se faire reconnaître. Alors que moi, ma recherche, c'est simplement le plaisir, puis la beauté, voilà !

Lucie : Je dessine depuis quatre mois à l'atelier mais j'ai un petit acquis derrière moi. J'avais beaucoup de lacunes que Jean-Yves m'a permis de combler.

Jean-Yves : Il y a plusieurs sens à ce qu'on fait. Il faut à la fois redéfinir ce que chacun veut et dans ce que chacun veut, redéfinir ce dont il est pour l'instant capable. Au travers de cette capacité à faire, il faut tendre vers un « rendu » qui soit encourageant au regard de chacun. Quand on regarde un travail, on se dit : « Quelque chose ne va pas ! » Mais on a du mal à déterminer l'origine de l'inconfort ressenti. On fait forcément appel à une analyse, elle peut conduire à maintes répétitions de ses propres dessins ou au travail des traits. Cette analyse peut aussi se faire en prenant un livre d'art et en observant comment des artistes ont reproduit - comme dans le cas de Lucie - un violon sur une chaise.

Dolorès : Oui, je me demande si ce n'est pas à cause de cela que je ne comprends pas. Tu as une certaine connaissance et tu te réfères à cette connaissance. Ainsi tu as une façon de voir les choses qui est totalement différente de nous.

De quel beau voulez-vous parler ? Il y en a plusieurs : il y en a mille, il y en a un pour chaque regard, pour chaque esprit, adapté à chaque état particulier.

Delacroix, Petit dictionnaire des beaux-arts

Catherine : Je crois qu'on a tous un regard différent sur l'art et la réalité.

Dolorès : On ne voit pas les choses de la même manière.

Catherine : Oui, c'est à vous de nous faire voir comment vous voyez cela. C'est important, vous avez votre vision et il ne faut pas qu'on vous impose la nôtre.

Dolorès : La dernière fois, avec Jean-Yves, on parlait des traits, l'un comme ceci, l'autre d'une autre manière : pour moi, c'était pareil ! Je regardais mon dessin, lui, il voyait des traits plus ou moins appuyés ou plus ou moins épais. Vous voyez les choses totalement différemment. Un trait pour vous, c'est quelque chose, mais pour nous, c'est un trait. Alors, comment aller plus loin ?

L'inspiration, c'est faire la place, créer le vide, c'est faire qu'on est traversé par la musique, traversé par le souffle, comme le roseau traversé par le vent.

Jean-Paul Baget

Catherine : On a le langage pour dire : « Non, cela ne va pas ! ». Ici on peut parler.

Dolorès : Oui, mais si vous faites les choses sans les comprendre réellement, vous ne pouvez pas avancer.

Jean-Pierre : Ce n'est pas le trait qui est en cause. Jean-Yves cherche à sa manière à vous donner plusieurs savoir-faire pour vous exprimer.

Abdelkader : Cela fait un an que je travaille avec Jean-Yves, il m'a fait avancer à 80 % sur l'art, sur le dessin, le lavis, je dessine comme ça, sans couleur. Tu m'as appris beaucoup de choses, tu m'as guidé, tu m'as dirigé. Avec toi, j'ai appris les traits. Les châteaux qu'on a faits, c'était bien !

Jean-Yves : Je n'ai rien à enseigner. Mon rôle est d'avoir le recul nécessaire pour que chacun arrive à se découvrir. Quand je sens qu'une expression commence à naître, j'essaie de trouver les mots, les conseils, les degrés d'écoute, qui vont permettre à la personne de mettre à jour ses moyens de découverte, de trouver sa méthode d'investigation.

Lucie : J'avais un certain acquis, mais j'avais complètement arrêté à cause d'une déprime. Je me laissais vraiment couler, aussi pour des raisons financières. L'atelier m'a redonné goût à la peinture et maintenant, je ne me laisse pas couler dans la déprime. L'atelier m'a redonné l'envie de repeindre.

Brigitte : ...de vivre, ça détend !

Je voudrais des prairies teintes en rouge et les arbres peints en bleu. La nature n'a pas d'imagination.

Charles Baudelaire

Lucie : Ça apporte le calme !

Brigitte : ...la sérénité, c'est une deuxième naissance.

Jean-Yves : Tu te rappelles, Gisèle, le travail que l'on avait fait dans l'atelier de décembre ? Tu faisais une grille qui était une allusion à des barreaux de prison. Tu nous avais dit : « C'est là que je devrais être. ? Progressivement, cet espace fait pour symboliser l'emprisonnement s'est rempli de couleurs pour devenir des surfaces colorées, te souviens-tu de cet atelier ?

Franck : Et toi, Gisèle, tu avais dit quoi, déjà ? Tu avais dit à Jean-Yves : « On va changer de couleurs, on va mettre ; du rosé, du bleu, du rouge ! » « En fait, on dirait que je suis dans un paradis ! », avais-tu dit.

Déverser sur la toile une masse de petites joies.

Wassily Kandinsky

Gisèle : J'ai dit ça ?

Jean-Yves : Tu as ajouté : « La couleur, c'est magique ! »

Brigitte nous présente une vingtaine d'aquarelles, le thème est un paysage de montagne. Le jeu consistait à imaginer différentes manières de le représenter.

Dolorès : Moi, je ne me reconnais pas dans l'art abstrait, moi, mon plaisir, là où je me reconnais, c'est quand je dessine quelque chose de réel, que je connais, que j'ai déjà vu. Sinon, j'ai beaucoup de mal. Je suis quelqu'un de très terre-à-terre, tout ce qui est un peu fantaisiste, je n'adhère pas.

Brigitte : Un sapin ne doit pas être forcément vert. Dans l'imagination, il peut être rouge, rosé, bleu, mais je n'ai pas osé ! Je n'ai pas osé parce que je me suis dit que j'allais paraître ridicule de faire un arbre rouge ou un arbre jaune ou bleu. Je suis restée dans ce que l'on connaît de l'arbre, le feuillage est vert, le tronc marron, le ciel est bleu.

Jean-Pierre : On pénètre dans l'imaginaire quand on ose faire le tronc rouge.

Jean-Yves : Ce n'est pas moi qui t'en ai empêchée, Brigitte.

Brigitte : Non, non ! Mais je me suis dis : on va se moquer de moi si je fais un arbre qui n'a rien à voir avec un arbre qu'on voit ! Maintenant j'oserais ! Je sais que je peux faire mes arbres rouges sans paraître ridicule. J'arriverais mieux à poser les couleurs de mon choix, à me rapprocher de la couleur voulue. Je ne pensais pas que je pouvais le faire selon mon imagination. Par exemple, un soleil vert !

La couleur est une mise à feu de l'œil. La couleur est née de l'interpénétration du clair et du sombre.

Sam Francis

Personne n'a vu un soleil vert, mais je ne pensais pas que je pouvais aller jusque-là. C'est vrai que c'est imaginaire un soleil vert, quelque chose qui est irréel ! Réel et irréel en même temps.

Jean-Pierre : Votre expérience est réelle, c'est vous qui l'avez voulue dans votre imagination, c'est une idée que vous avez matérialisée avec de la peinture.

Brigitte : C'est réel en tant que soleil, que sapin, que champ, que montagne, pierre, mais irréel par les couleurs que l'on ne trouve pas dans la nature.

Quand je mets un vert, ça ne veut pas dire de l'herbe ; quand je mets un bleu, ça ne veut pas dire du ciel. (...) J'ai rendu par du rouge une table de marbre vert ; ailleurs, il m'a fallu une tache noire pour évoquer le miroitement du soleil sur la mer.

Henri Matisse

Jean-Pierre : Brigitte, ton sapin n'est qu'une représentation du sapin, ce n'est pas le sapin lui-même, tu as osé penser autrement en faisant un tronc rouge. L'imaginaire, c'est une autre réalité.

Brigitte : Je le faisais déjà comme ça aux feutres, mais à la maison, dans mon petit placard !

Jean-Yves : Mais tu m'as aussi fait part d'autres idées !

Brigitte : Avec l'odorat ! Oui ! Je veux mettre des odeurs dans mes dessins avec de la lessive, des assouplissants ! Pour le ciel qui est bleu, faire une fraîcheur, un parfum frais pour la fraîcheur du ciel. Pour les arbres, de la lavande ! Odeur lavande, odeur printanière, mais je ne sais pas encore comment le travailler. C'est une idée que j'ai comme ça dans ma tête. Après voir l'art, le toucher, le sentir, je n'irais pas jusqu'à mettre le goût mais bon... Ce que j'aurais voulu faire, c'est les troncs marrons avec du chocolat mais alors, si je mets du chocolat sur la table, je ne sais pas s'il va beaucoup servir pour les troncs ! C'est ça le problème, parce que le chocolat, ça fond.

L'art n'est pas seulement une imitation de la réalité naturelle, mais bien un supplément métaphysique de cette réalité, placé à côté d'elle afin de la surmonter.

Nietzsche, Naissance de la Tragédie

Pierre : On a beaucoup parlé de la nécessité de plaisir, ça paraît essentiel ! Le plaisir, il est donc bien dans le maniement et le tripatouillage de la matière ?

Lucie : Pour créer, il faut que tu fasses ton mélange de peinture.

Dolorès : Mais il n'y pas de notion de plaisir là-dedans !

Lucie : Si ! La matière peut être épaisse ou plus liquide, c'est une manière de lui donner sa forme, c'est une étude !

Dolorès : Voilà, c'est plutôt une étude, ça n'a rien à voir avec le beau ou le plaisir !

La couleur me possède. Point n'est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède, je le sais. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre.

Paul Klee, devant les paysages de Kairouan.

Lucie : Mais l'étude fait partie de la création ! Non ? Pas seulement avec la pâte de la peinture, mais aussi avec le papier. Franck fait beaucoup de découpages et de collages. Dora aussi, elle nous a fait un coq magnifique. Dans la recherche de son découpage, elle peut laisser aller ses ciseaux, mais il faut aussi qu'elle les tienne, ses ciseaux, elle donne une forme qu'elle a dans sa tête, elle maîtrise la forme qu'elle veut donner dans sa tête.

Dolorès : Oui, d'accord, mais le plaisir n'est pas là-dedans !

Lucie : Si ! Il y a les plaisirs du toucher, après, il y a les plaisirs de l'œil.

Dolorès : Le plaisir, je ne l'ai pas en faisant de la peinture. Ce qui me fait plaisir, c'est le résultat, le reste ce n'est que quelque chose dont j'ai besoin pour arriver à ce résultat.

L'œil est la plus belle salle de rendez-vous.

Malcolm de Chazal.

Lucie : Mais ce résultat a plusieurs phases avant !

Pierre : C'est un travail.

Dolorès : Oui, c'est vrai.

Pierre : C'est intéressant, au fond, car si on voulait essayer de définir le plaisir, il est un peu l'expérimentation de la liberté qu'apporte ce travail. Certains l'éprouvent sur le chemin lui-même, en cheminant, d'autres le vivent dans sa finalité ou à son terme, dans l'étonnement du résultat.

Dolorès : Pour moi, le plaisir c'est avant et après, avant c'est l'envie, la préparation de ce que je veux faire, ensuite, me servir de la peinture, ce n'est qu'un moyen. Puis je regarde le résultat de ce que j'ai fait. Ce n'est pas forcément que je suis contente, hein ! Au contraire, bien souvent je suis déçue de ce que j'ai fait, je vois plein de défauts.

Marie-Thérèse : Quand tu commences quelque chose, visualises-tu le résultat ?

Dolorès : Non !

Marie-Thérèse : N'es-tu pas déçue parce que tu n'obtiens pas l'image que tu voulais obtenir ?

Dolorès : Non, ce n'est pas cela. Quand j'étais petite fille, j'ai rêvé devant des tableaux, des peintures. Je trouve que c'est beau, c'est magnifique, et je veux me servir de ce moyen pour aller au-delà de ce que j'ai au fond de moi-même, c'est tout. J'ai des réactions spontanées, ce n'est pas calculé, c'est émotionnel. Je ne vais pas chercher derrière pour savoir pourquoi, ça vient du fond de moi-même.

Tout, même la couleur, ne peut être qu'une création. Je décris d'abord mon sentiment avant d'en arriver à l'objet. Il faut alors tout recréer, aussi bien l'objet que la couleur.

Henri Matisse

Lucie : Moi, petite fille, je n'ai jamais été dans les musées, mais je me suis aperçue que je savais dessiner. Je me suis aperçue à dix ans que je savais dessiner. A cette époque, on dessinait beaucoup avec du papier calque, du papier carbone. C'est parce qu'on n'a pas voulu me prêter ce papier carbone qu'un jour je me suis dit : tiens, tu vas y arriver sans, et je me suis aperçue que j'y arrivais. Donc je voulais améliorer ce petit truc. Pour toi, Dolorès, c'est parce que tu as été dans les musées que t'est venue l'envie ?

Dolorès : Ah non ! Bien avant !

Lucie : Tu t'es aperçue que tu savais dessiner, donc c'est que tu avais un don au départ.

Dolorès : II ne suffit pas d'être doué, il faut que l'on ait une certaine envie derrière.

Lucie : Mais le talent, le don..., c'est quoi, être doué ?

Marie-Thérèse : C'est la facilité que l'on a pour exprimer quelque chose. Tout le monde a quelque chose en soi à exprimer, certains l'expriment plus vite que d'autres.

Jean-Yves : Le don, je le place davantage sous l'aspect médiumnique ; dans le sens d'être l'instrument de quelque chose qui nous dépasse et nous permet de la véhiculer, de la simplifier, de l'épurer en travaillant. Le don est assujetti à une longue patience menée avec méthode.

Titien et Michel-Ange. Je n'arrive pas à comprendre comment ces vieux bonhommes ont continué à travailler, ont continué à pouvoir peindre comme ils l'ont fait. Titien, à 90 ans, avait une telle arthrite qu'il fallait lui attacher ses pinceaux. Mais il a continué à peindre des Vierges avec cette lumière éclatante, comme s'il venait de les découvrir. Pour eux, tout était à sa place, la Vierge, Dieu et la technique, mais ils ont continué comme s'ils cherchaient encore quelque chose. C'est très mystérieux.

W. de Kooning, Écrits et propos, (énsb-a) 1992, p. 278

Dolorès : C'est spécial ! La plupart d'entre nous, on n'a pas cette facilité, il ne faut pas exagérer.

Jean-Pierre : Dora, vous m'avez montré des carnets de croquis remplis de danseuses. Avant que toute cette magie ne vienne sur le papier, ces danseuses étaient...

Dora : Cela fait longtemps qu'elles sont dans ma tête. Je n'avais pas eu l'occasion pour le créer aussi, je n'ai jamais pu.

Jean-Pierre : Cela veut dire que, pendant cinquante ans, ces danseuses étaient en vous, dans un monde accessible à vous seule,

Dora : Durant tout le temps, c'était oublié. Parce que je n'ai pas eu mes parents, je les ai perdus à l'âge de six ans, on m'a mise chez des gens ! Au travail ! Tu es la bonne, voilà ! Tu es à la cuisine, tu manges à la cuisine !

Brigitte : Tu avais le gîte et le couvert, c'était déjà ça. C'était déjà le miracle !

Dora : Lorsque j'étais gamine, je voulais faire beaucoup de choses, je voulais d'abord aller à l'école, on me l'a refusé, ensuite, j'allais toujours regarder des danseuses, je ne pouvais jamais participer. Des fois, je voyais des gens qui venaient dans le parc, qui faisaient de la peinture comme ça sur le papier. C'était à Casablanca ! Et comme moi je sentais que je n'avais droit à rien, voilà, donc je n'ai rien essayé. J'avais envie de faire tant de trucs. C'est comme si je n'existais pas chez les autres. Depuis que je suis là, je suis très bien maintenant, je peux prendre la peinture et faire ce que je veux !

Jean-Pierre : C'est aussi cela, l'exclusion, ce quelque chose qui vous a blessé. On garde la plaie ouverte et si on ne décide pas de la refermer, elle reste et continue de nous faire souffrir, même si ce qui l'a provoquée a disparu. C'est normal, parce qu'une blessure se referme lentement. Mais il faut aussi accepter de la refermer, cela demande du temps et du travail. Cela veut dire tout faire pour quitter le sentiment d'être exclu.

Dora : Tu restes pareil ! Mais pourtant, maintenant, à soixante-dix ans, je vais au cours de français.

Lucie : Elle sait lire et écrire maintenant !

Je suis d'une famille très modeste, gens de maison, ouvrier manœuvre. Donc à des années-lumière du monde artistique et de ses œuvres. L'art était un univers inexistant. L'école m'a entrouvert ce monde inconnu et fascinant. Mais le grand choc, j'avais peut-être seize ans, fut le film sur Van Gogh, joué par Kirk Douglas. Je fus bouleversée par la vie de ce peintre, par son extrême sensibilité, sa souffrance, sa solitude et aussi par son désir d'aider les autres, son élan vers les gens pauvres, humbles, défavorisés par la vie. Pour se rapprocher d'eux, il vivait comme eux, par son besoin maladroit d'amour, il voulait à la fois recevoir et donner, ce qui est rare.

A la suite de ce film, j'ai eu envie de mieux le connaître, de découvrir ses peintures. J'ai lu des livres, été dans des musées, vu des expositions sur ses tableaux.

Peu à peu, cela m'a ouverte à la peinture de toute époque, de tout pays. Ma connaissance et ma sensibilité se sont affirmées et élargies. Sur te chemin de ma vie, je n'ai pas fait de telle rencontre dans le domaine de la musique.

Même si je suis touchée par certaines musiques, rien n'est comparable à mon intérêt pour la peinture. Et depuis tant d'années, l'émotion qu'ont provoquée en moi Van Gogh et ses tableaux reste intacte.

Claudine Le Cunff, Université populaire Quart Monde, Paris, 13 décembre 1994.

Jean-Yves : II y a une chose qui m'a toujours beaucoup intrigué, tes danseuses se trouvent toutes à danser autour d'un arc de triomphe.

Dora : Je ne sais pas pourquoi. C'est le seul monument que j'ai aimé quand j'ai découvert Paris, la première fois. Cela m'a bien plu, et la tour Eiffel aussi. Avant, je ne les découpais pas, mes danseuses, puis j'ai eu l'idée de les découper et de les habiller. C'est venu comme ça, comme si c'était caché dans ma tête. il a suffi que je vienne ici, pour que ça ressorte, c'est drôle, hein ?

Lucie : En fait, ce qui t'a manqué, tu le retrouves dans tes travaux sous forme de beauté, tu fais des choses belles !

Jean-Yves : Par le biais de l'art, tu arrives à construire un univers et tu revisites des zones oubliées, une histoire importante mais laissée en friche.

Lucie : C'est son savoir interne qu'elle met en expression externe.

Franck : Tu vois, dans la vie, tu ne pouvais pas développer quelque chose avec tes mains, mais maintenant tu as réussi à développer tes collages, quelque chose que tu n'as pas pu faire dans ta vie. Tu es une fée...

Dora : C'est vrai, il a raison. Lui aussi, c'est pareil, il a été mis de côté à l'école. C'est comme s'il n'y était pas allé.

Je me rappelle mon premier voyage à la mer. J'avais seize ans. La mer m'impressionnait et était immense, comparée à notre cité ouvrière. J'allais à la mer à bicyclette. J'étais toujours seule mais si heureuse. Voir et écouter la mer étaient une expérience unique pour moi et pour moi seule. Alors mon bonheur a duré dix jours. Quoique seule, j'avais la mer, « ma mer ».

Mariette de Vetter

Franck : Tes petits-enfants vont demander à ta fille : « Qui a fait ces jolis dessins ? » Les parents vont dire : « C'est Mamie Dora qui a fait tous ces dessins. » Ils vont dire : « Je voudrais bien faire comme Mamie ! En fait, c'est génération après génération qu'ils réussiront à développer quelque chose parce que grand-mère a réussi à faire quelque chose. Il y aura un déclic.

Dans les moments durs, il y a toujours quelque chose qui fait joli, une pointe de lumière.

Colette El Masry, Université populaire Quart Monde, Paris, 13 décembre 1994.

Jean-Yves : La beauté, c'est un thème qui se répercute, qui permet de construire en soi et autour de soi.

Dora : De la beauté, il y en a partout. Déjà quand on se réveille le matin, qu'on voit la pelouse ! Les arbres ! Le soleil ! C'est vrai. Les gens qui vont et viennent, c'est déjà une beauté, ça ! Je voudrais tant créer davantage de mes mains, moi, quand je vois tout ça ! Il n'y a pas de paradis, je ne pense pas. C'est la vie, le paradis. C'est sur terre, mais il faut savoir l'organiser pour vraiment créer un paradis ; une fois qu'on est mort, on n'a rien du tout que des cailloux sur nous, c'est vrai, mais moi je dis, si j'étais instruite, j'aurais mieux fait, j'aurais une maison, des arbres, je ne sais pas moi, des tas de choses dans mon jardin. Mais hélas, je n'ai fait que la bonne.

Il n'y a pas le beau, catalogué, hiérarchisé. Le beau est partout, dans l'ordre d'une batterie de casseroles, sur le mur blanc d'une cuisine, aussi bien que dans un musée.

Fernand Léger, Fonctions de la peinture

Franck : Le paradis sur terre, c'est que tout le monde fasse la paix. Là, c'est le paradis, s'il n'y a pas de violence, d'agressivité. Le paradis, c'est aussi le jardin ! La nature ! Je ne peux pas dire autre chose, un lever ou un coucher de soleil.

Lucie : Prendre un petit coup de colère, ça fait du bien, cela me fait penser à l'orage ! Il y a certaines violences qui sont belles à voir. L'orage fait peur ! Mais la force des éléments, c'est beau ! Un bel éclair dans un ciel noir !

Franck : En fait, il y a plusieurs sens de la beauté.

La beauté ce n'est pas quelque chose d'extérieur, c'est quelque chose de l'homme qui se révèle. Que ce soit dans un poème, une peinture, une musique, que cela soit dans les sourires. Il y a quelque chose de l'homme qui se révèle de ce que nous pourrions être. Dans la beauté, il y a comme quelque chose du possible. Il y a la beauté de tous, par là il y a peut-être un chemin à prendre pour nous transformer.

Michel Denis, Université populaire Quart Monde, Paris, 13 décembre 1994

Gisèle : La beauté, c'est des formes ; c'est le sens, la valeur, je ne sais pas. Il y a plusieurs formes de beauté ! Oui, c'est ça ?

Dora : C'est vrai, j'aime lire les dessins de Lucie comme ceux de Franck ou de Gisèle ou de Brigitte, il y a vraiment une beauté, chaque fois différente.

Lucie : Le beau signifie aussi bien la beauté extérieure que celle qui ne se voit pas. La beauté intérieure peut vouloir dire se transformer aussi bien dans la réflexion, ou un état d'esprit disponible aux autres, la gentillesse bien sûr qui fait aussi partie de cette disponibilité. La beauté, c'est ce que tout le monde envie, qui peut être un beau paysage, une belle sculpture, une belle peinture, puisque c'est notre spécificité. Il y a aussi, par exemple, les personnes âgées qui ont une beauté qui émane des rides, dans le visage buriné. La beauté de leur expérience vécue que nous, jeunes, on oubliait ou bien ne s'y intéressait pas. Le regard des enfants, le regard de l'innocence est très beau à regarder.

Arrivant en Extrême-Orient, je me disais que la culture est l'ensemble des formes plus ou moins parfaites d'une civilisation. Sortant d'un musée de Tokyo qui était rempli de chefs-d'œuvre, je demandai à un ami japonais : « Quel est pour vous le sommet de votre culture ? » Je posais cette question en pensant à tout ce que je venais d'admirer. Il me répondit : « Ce sont nos vieux ! » J'étais joliment surpris ! Je demande à cet homme quel est le sommet de sa culture et il ne me parle pas des formes mais de la maturité.

Karlfried Graf Dürckheim, Le centre de l'Être, Albin Michel

Gisèle : C'est avoir le sens de l'amour pour créer ! Pour faire quelque chose.

Lucie : La beauté, c'est ce qu'on voit, c'est ce qu'on devine.

Gisèle : Ce qu'on donne.

Jean-Yves : Est-ce que la beauté est quelque chose qui s'apprend... ou bien est-ce au fil de ce qu'on se donne ou de ce qu'on donne qu'on découvre la beauté ? Amène-t-elle, lorsqu'on va à sa rencontre, une émotion dans le travail, ou des formes de réactions : la curiosité, une interpellation, de la déception, de la colère - au point d'envoyer promener la feuille - ou simplement l'impression d'un instant de grâce ?

La beauté est un sentiment, elle n'a pas de fondement rationnel.

Yvette Grosset

Lucie : Moi, cela m'est arrivé d'avoir envie de déchirer mais comme les moyens économiques me font réfléchir, je me dis : tu vas retoucher pour arriver à l'embellir. Au bout du compte, j'ai rattrapé cette envie de déchirer.

Dora : Des fois, ce n'est pas beau, c'est vrai, j'ai dessiné quelque chose et puis ça cloche. Rattraper... mais parfois on ne peut pas !

Franck : Moi, quand je dessine, je ne déchire pas, je le garde et j'amène à Jean-Yves et je lui demande ce qui cloche avec mon coup de crayon. Si vous déchirez, vous ne voyez pas vos progrès. J'ai fait beaucoup de progrès, mais je reste souvent bloqué sur quelque chose.

Jean-Yves : Gisèle, sur ce thème d'aimer ce que l'on fait ou de l'envie de jeter, que penses-tu ?

Gisèle : Moi, je ne suis pas sûre de ce que j'ai fait, je suis négative, je froisse et je mets à la poubelle.

Dora : Tu froisses ! Tu jettes ! Gisèle, avant de froisser et jeter, il faut déjà demander l'avis des autres.

Jean-Yves : Qu'est-ce qui te fait percevoir que ce que tu fais est négatif ?

Gisèle : Parce que ce n'est pas réussi !

Je ne crée pas pour réaliser de belles peintures ou de belles sculptures. L'art ce n'est qu'un moyen de voir. Quoi que je regarde, tout me dépasse et m'étonne, et je ne sais pas exactement ce que je vois. C'est trop complexe. Alors il faut essayer de copier simplement, pour se rendre un peu compte de ce qu'on voit. C'est comme si la réalité était continuellement derrière les rideaux qu'on arrache... Il y en a encore une autre... toujours une autre. Mais j'ai l'impression, ou l'illusion, que je fais des progrès tous les jours. C'est cela qui me fait agir, comme si on devait bel et bien arriver à comprendre le noyau de la vie. Et on continue, sachant que, plus on s'approche de la « chose », plus elle s'éloigne. (...) C'est une quête sans fin.

Albert Giacometti, Écrits, Hermann, Paris, 1990

Jean-Yves : Qu'est-ce qui te fait dire que ce n'est pas réussi ?

Gisèle : Parce que ce n'est pas beau.

Jean-Yves : Qui te dit que ce n'est pas beau ?

Lucie : Ce que veut dire Jean-Yves, c'est quand tu as envie de froisser et que tu n'as pas demandé l'avis de quelqu'un, c'est ton propre regard, tu ne te satisfais pas de ce que tu viens de faire. Des fois, je suis dans le même cas, j'ai envie de froisser et puis je me dis : non, tu vas essayer de rattraper.

Franck : II faut avoir l'avis des gens extérieurs, en fait.

Jean-Yves : Est-ce que des propos extérieurs peuvent nous renseigner sur le degré d'émotion qui se dégage de notre travail ? Est-ce qu'un travail peut être qualifié de beau ou s'adresse-t-il à chaque personne individuellement en termes de plaisir ? C'est sûr, je ne peux pas me contenter des dessins naissants et dire : c'est bien. Quand je dis qu'un dessin est bien, c'est par anticipation, c'est-à-dire dans ce que j'en perçois : je comprends à peu près ce qu'il sera à sa maturité.

Gisèle : En quoi un atelier tel que celui-là peut m'aider à avancer ?

Lucie : Justement à effacer cette attitude négative, ce que toi, tu trouves négatif, peut-être que d'autres personnes te diront : « Non, ce n'est pas négatif ! »

Tout ce qui est vivant doit se développer en vue d'une réalisation et il en va de même pour 'homme. L'œuvre la plus importante pour lui est donc lui-même, en tant qu'homme.

K. Graf Durckheim, dans Jeanne Guesné, La conscience d'être

Gisèle : Peut-être qu'au contact des autres, j'arriverai mieux à m'aider moi-même

Jean-Yves : A la fin d'une séance d'atelier, tu avais dit, Lucie : « Je ne voudrais pas, le jour où l'on regarde le travail de Franck, qu'il paraisse ridicule. » Est-ce que la simplicité est belle à voir ? Ou est-ce que cela peut amener un sentiment inverse ? Est-ce que nous poumons dire du travail de Franck, qui est un travail très naïf, qu'il véhicule une beauté ?

Lucie : Parce que c'est encore très naïf, mais ça ne veut pas dire que ce n'est pas beau : par exemple, un enfant qui commence à marcher ou à parler, c'est beau ! Le voir faire ces efforts, c'est beau ! Donc le dessin ou la peinture naïve, ça peut être très beau.

Savoir se faire plaisir, faire des choses qu'on aime, simplement parce qu'on aime et que ça nous fait du bien, sans se soucier du regard des autres, de l'avis des autres, du jugement et des critiques des autres, c'est commencer à s'aimer. C'est le premier pas dans le vécu de l'Amour et c'est le premier pas vers le bonheur.

Yvette Grosset

Dolorès : Dans son travail, il met ce qu'il a au fond de lui-même, ça transparaît dans ce qu'il dessine, dans ce qu'il peint. Ce n'est pas parce que c'est parfait, avec des traits très précis, que c'est beau, c'est ce qu'il y a derrière. C'est ce que l'on ressent devant le tableau qui fait qu'il est beau.

Marie-Thérèse : C'est un travail qui a un côté effectivement un peu naïf, mais il y a une force qui s'en dégage qui m'a touchée profondément.

Dolorès : C'est un travail sérieux.

Le mérite du tableau est l'indéfinissable ; c'est justement ce qui échappe à la précision : en un mot, c'est ce que l'âme a ajouté aux couleurs et aux lignes pour aller à l'âme.

Delacroix, Petit dictionnaire des beaux-arts

Jean-Yves : Est-ce qu'une réflexion sur le travail de quelqu'un peut blesser ou est-ce un propos qui peut lui permettre d'avancer ?

Lucie : Tout d'abord, j'ai toujours peur de blesser, mais c'est vrai qu'un commentaire permet aussi d'avancer.

Exactitude n'est pas vérité.

Henri Matisse

Franck : Cela ne me blesserait pas, un commentaire qui permettrait que je fasse mieux ! Que je progresse ! Cela ne me fâcherait pas du tout.

Qu'est-ce qui nous met dans cette souffrance ? Nous sommes impatients que cela change, mais nous ne savons pas par où commencer. Pourtant, un être humain, quand il fait ce qu'il aime bien, il avance.

Nous n'aimons pas la misère, les quartiers sales, les cris et les disputes. Nous n'aimons pas l'insécurité et la honte. Nous voulons avancer et apprendre. Nous voulons vivre comme tout le monde, avec fierté. La vie nous a appris beaucoup de choses que nous sommes les seuls à savoir. Parfois c'est très difficile d'en parler.

La peinture, le dessin, nous aident à dire ce qui nous réjouit et nous tracasse. Alors, c'est comme si nous faisions les premiers pas dans le calme et la beauté, dans l'amitié et la compréhension. Ce sont nos rêves qui commencent à se réaliser.

Un dessin, une peinture, c'est une carte de visite. Plus besoin de raconter nos misères pour exister devant les autres. En peignant, nous nous surprenons à faire des projets pour changer notre vie de tous les jours.

Au début, pourtant, ce n'est pas facile, on a perdu la main, nos doigts sont raides, mais nous avons le temps et des amis pour nous exercer ensemble.

Nous avançons, parce que nous aimons ces moments de partage entre nous et avec ceux qui veulent, non pas nous consoler, mais comprendre et apprendre en même temps que nous.

Quand je peins, c'est comme une tendresse qui sort de moi.

Bruxelles, inauguration de l'exposition : « Le vivre et le dire » à la galerie Jacques Brel, 14 décembre 1988.

Jean-Yves : Est-ce que cinq ou six mois de fréquentation d'atelier ont changé quelque chose pour toi ?

Franck : Cela a tout changé pour moi. Ça me plaît, ça développe mes mains et, comment dire, les sensations. J'ai développé le savoir que je ne voulais pas faire voir avant. II entre en moi en fait.

Lucie : Tu as compris maintenant que tu existes !

Brigitte : II y a quelque temps, c'est vrai qu'il n'arrivait pas à s'exprimer, aussi bien par l'écrit que par le parlé, et même par le dessin. Je ne sais pas où il en était au début, mais pour moi qui le côtoie, il a énormément évolué.

Franck : Bien sûr, tu es ma sœur.

Brigitte : Non, je ne parle pas comme ta sœur, je parle comme quelqu'un qui t'a connu il y a quelques années, qui te rencontre et qui te dit : « Tu te rends compte comment tu as évolué, c'est génial ! » Moi, je trouve ça formidable qu'il ait appris autant de choses en un an.

Franck : Moi, j'ai vécu qu'on me regarde de travers. Les gens, ils me regardent de travers. Ils regardent de la tête aux pieds comment je suis habillé.

Lucie : Son évolution, surtout pour s'exprimer, fait partie de la beauté, parce que c'est sûr qu'un beau langage est compréhensible. Et ça fait partie de la beauté, un beau langage.

Franck : Voilà, je m'exprime mieux. Quand je rentre chez moi, j'essaie de parler avec ma mère, mais ma mère, ça la fatigue. J'essaie de parler, je n'ai personne pour discuter, à part avec ma chienne, même si elle ne me répond pas. C'est ici que je peux m'exprimer.

Colette : Au musée, Franck n'osait pas peindre, il n'osait pas dessiner s'il y avait des gens derrière qui le regardaient. Alors j'étais derrière à essayer de le protéger.

Franck : Je n'aime pas avoir des gens derrière moi, c'est vrai.

Catherine : C'est intéressant d'avoir des gens derrière. Ce n'est pas gênant, au contraire, on peut capter toute cette vie qui est derrière. C'est quelque chose... Il faut bien rester concentré sur ce que l'on fait, mais on peut se sentir comme dans un bain, c'est agréable aussi.

Franck : Dans un bain, on est tout seul, mais au musée...

Jean-Pierre : Cela te touche où ?

Franck : Dans mon cœur.

Jean-Pierre : Tu penses que les gens, en regardant ce que tu fais, te jugent toi en tant que personne.

Franck : Voilà, je n'aime pas être jugé.

Catherine : Les gens qui regardent, souvent, ne pensent pas à nous. Ils se disent : « Lui, il ose faire ce que je n'oserais pas »

Franck : Jean-Yves dit : « Laisse passer les gens et continue à dessiner. » Jean-Yves : J'essaie d'être un peu paravent dans un premier temps ; je sais que c'est un exercice très difficile d'aller avec un bloc de croquis devant les dessins d'Ingres au musée. Appréhender ces dessins avec autre chose que les yeux, avec un crayon et un papier, c'est difficile.

Jean-Yves : Lucie, comment te situes-tu par rapport à l'acte de créer ? Dans cette notion qu'on a abordée ce matin, de plaisir et de désir ?

Lucie : J'ai autant de plaisir à reproduire quelque chose qu'à créer quelque chose. Il me semble que d'aller dans la nature et refaire ce que je vois, je pense que c'est de la création. Ce que je n'aime pas, c'est la répétition. Moi, je suis spontanée, je ne répète pas. Maintenant que j'ai eu connaissance de l'histoire, au musée le dimanche matin, je sais que les grands peintres ont fait beaucoup d'esquisses, d'ailleurs je ne savais pas ce que c'était une esquisse. Moi, je fais et puis c'est tout. L'esquisse, la répétition, ça m'énerve.

L'art ne reproduit pas quelque chose d'existant mais produit quelque chose de nouveau ; il forme une situation spirituelle nouvelle.

Benedetto Croce, Bréviaire d'esthétique

Pierre : C'est toujours le même sujet, Lucie, mais toujours un autre dessin.

Lucie : Eh non ! Je suis un peu comme Dolorès, je suis trop terre-à-terre, je m'accroche à mon dessin que je veux faire trop précis. En définitive, je voudrais savoir si c'est un défaut d'être trop réaliste.

L'œil doit brouter la surface, l'absorber partie après partie, et remettre celles-ci au cerveau qui emmagasine les impressions et les constitue en un tout.

Paul Klee

Catherine : Ce n'est pas un défaut !

Lucie : Dans mon idée, je pense que ça m'empêche de créer.

Catherine : C'est tout le problème de l'art, d'arriver à représenter quelque chose avec toute l'émotion qu'il peut y avoir et de ne pas y arriver, et d'être aux prises avec un instrument qu'on maîtrise mal.

Eh bien ! prenez cette table par exemple. Je ne peins pas littéralement cette table, mais l'émotion qu'elle produit sur moi.

Henri Matisse, au New York Times, 1913

Jean-Yves : Est-ce qu'on peut réfléchir un instant sur ce point : vaut-il mieux faire une pièce unique ou vaut-il mieux travailler sur la répétition ?

Lucie : Jean-Yves, toi, tu aimes bien le travail préambulaire avant le résultat. Moi, je suis plutôt autodidacte, je suis spontanée. Je peux faire une chose en une fois, si j'essaie de le faire plusieurs fois pour arriver à un meilleur résultat, le résultat est inverse, il va de plus en plus mal, mon travail.

Jean-Yves : Il y a peut-être une harmonie qui ne se fait pas entre ton tableau fini et ce que tu espérais voir sur la toile - ou le papier lorsqu'elle ou il était encore vierge.

Lucie : Entre ce que je voulais faire et ce que j'ai fait ?

Jean-Yves : Dans ta mémoire, tu avais quelque chose défini qui n'est plus le reflet de ce qui, une fois exécuté, se présente... autre. La peinture, peut-être davantage que le dessin, a un pouvoir magique.

Alors que j'étais encore adolescent, en 1946, j'allais signer mon nom de l'autre côté du ciel durant un fantastique voyage « réalistico-imaginaire ». Ce jour-là, alors que j'étais étendu sur la plage de Nice, je me mis à éprouver de la haine pour les oiseaux qui volaient de-ci, de-là, dans mon beau ciel bleu sans nuage, parce qu'ils essayaient de faire des trous dans la plus belle et la plus grande de mes toiles.

Yves Klein, Hôtel Chelsea, New York, 1961

Lucie : J'aime bien plusieurs phases sur le même tableau. Je retouche parce que ça ne me plaît pas, je refais la couleur, mais sur le même tableau. Et il y a même un petit peu le hasard qui travaille avec la peinture, des fois il y a un résultat inattendu. Il m'est arrivé vraiment d'être stupéfaite, je voulais faire quelque chose et il sortait autre chose avec le pinceau, avec la couleur.

Jean-Yves : II y a deux réflexions, il y a l'acte de toucher et retoucher, cela en est une. Il y a l'acte de reproduire des esquisses, ce qui finalement est un questionnement interne, comme quelqu'un qui referait une équation parce qu'il n'a pas encore trouvé la solution pour arriver au résultat qui le bloque.

Je ne me suis jamais demandé si les personnes avaient ou non besoin de peindre, chacun a un potentiel créatif à développer. Pour les plus pauvres, souvent seuls et isolés, leur travail restait dans l'ombre, ils ont quelque chose de beau en eux à révéler aux autres.

Il faut écarter l'occupation « occupationnelle », que les personnes progressent sur le fond et sur la forme. Aider à faire les premiers pas dans un domaine inconnu, suivre le rythme de chaque personne, enrichir leur répertoire déformes, de couleurs en découvrant la nature, les musées, le patrimoine.

Monique de Maat, Maison des Savoirs, Bruxelles.

Jean-Yves : J'ai toujours défendu l'atelier, sur tous les terrains, excepté celui du loisir ou de l'occupation. Parce que ce n'est pas un lieu où l'on vient passer deux heures ou une journée pour s'occuper, pour se changer les esprits. L'atelier est aussi quelque chose qui implique le regard sur l'extérieur, parce qu'au fond, l'existence se construit au travers du regard des autres. C'est parce que les autres vous regardent que vous existez.

Franck : Oui, c'est vrai, si les gens ne nous regardaient pas, on ne serait rien du tout, on serait de la poussière, on ne voit pas la poussière. Mais s'il y a des gens qui nous voient, ça veut dire que...

Lucie : L'on tient une place.

Franck : Voilà ! Que l'on tient une place.

Jean-Pierre : Franck, tu demandes que les autres changent de regard, que les autres te reconnaissent, c'est bien, mais le regard des autres change si, toi, tu changes ton regard sur toi. Si par ton attitude, tu donnes à comprendre de toi que tu. ne vaux rien, comment veux-tu, si tu envoies cette image de toi-même, que les autres ne lisent pas que tu ne vaux rien ?

Y.M. : Qu'est-ce qui est vu dans la peinture, qu'est-ce qui est laissé de vous ou de l'homme ou... ?

S.F. : Vous ne pouvez pas répondre vous-même ?

Y.M. : Non, je ne suis pas le peintre.

S.F. : Peut-être est-ce pour cela que j'ai besoin de vous. C'est ce dont le peintre a besoin, des gens qui reçoivent la peinture. Plus que tout. Sinon il se sent inachevé, incomplet.

Sam Francis, Entretiens avec Yves Michaud, Jean Fournier Édition, 1988

Brigitte : II n'y a pas de raison que je ne sois pas capable, \ moi, je me dis : il faut être soi-même.

Jean-Pierre : Tu peux te sentir une autre personne tout en étant la même. L'atelier devient un lieu où la lumière commence de poindre. C'est ton image qui s'y révèle.

Jean-Yves : Parce qu'en fait, nous venons peindre et dessiner, nous venons chercher une émotion et un endroit ou s'aimer et où se faire aimer.

Gisèle : C'est ça qui est difficile.

Jean-Yves : Qu'est-ce qui est difficile ?

Gisèle : Se faire aimer.

Pierre : En même temps qu'aimer, on affirme l'acte gratuit On affirme par le dessin et la peinture, dans cette société où tout est calcul, l'acte gratuit inutile.

Jean-Yves : Voilà ! On affirme un acte gratuit qui est inutile,

Pierre : Ou considéré par la société comme inutile

Lucie : Je n'ai pas compris, l'acte inutile, où tu le vois l'acte inutile ?

Pierre : Quoi de plus inutile qu'un dessin ?

L'artiste a-t-il plus d'importance qu'un joueur de quilles ?

Malherbe

Brigitte : De toute façon, on est dans une société de consommation, un dessin, ça ne nourrit pas

Pierre : Oui, mais l'art est pourtant essentiel, c'est la seule trace qui reste dans l'histoire de l'homme.

Lucie : Si on en revient à la définition du beau, ça fait plaisir à celui qui le regarde et à celui qui l'a fait ! Donc ce n'est pas inutile. De toute façon, de la beauté, on en parlera sans trouver les termes exacts...

Que j'ai commencé tard à vous aimer, ô beauté si ancienne et si nouvelle ! que j'ai commencé tard à vous aimer ! Vous étiez au dedans de moi ; mais, hélas ! j'étais moi-même au dehors de moi-même. C'était en ce dehors que je vous cherchais...

Saint Augustin, Les confessions. Livre X, ch.27

De la beauté, il y en a partout. Déjà quand on se réveille le matin, qu'on voit la pelouse ! Les arbres ! Le soleil !

C'est vrai. Les gens qui vont et viennent, c'est déjà une beauté, ça ! Je voudrais tant créer davantage de mes mains moi, quand je vois tout ça ! Il n'y a pas de paradis, je ne pense pas. C'est la vie, le paradis.

Les participants à l'atelier Dialogue à Lyon

Lucie Gibilisco, Dora Tchangodeï, Gisèle Béraud, Abdelkader Ghobrini, Franck Mazzoletti, Brigitte Mazzoletti, Dolorès Bischerour, participants à l'atelier. Jean-Yves Darouèche, plasticien, médiateur pour l'atelier entre 1994-1997. Marie-Thérèse Fressanges, peintre. Catherine Faucon, peintre, conférencière au musée des Beaux-Arts de Lyon.

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