Il m’a été demandé d’exprimer le point de vue d’un directeur de services sociaux, mais comme nous sommes 150, je ne suis pas sûr qu’aucun d’entre nous soit à ce point représentatif, donc je dois dire que les opinions que je vais exprimer ici sont personnelles et ne sont pas nécessairement partagées par d’autres.
Le titre de cette conférence est « Le droit de vivre en famille » et l’on m’a demandé de parler non seulement de domaines spécifiques comme l’adoption, la protection de l’enfant ou le handicap, dans lesquels les autorités nationales et locales établissent des lois et des règlements, mais aussi des efforts que les autorités nationales et locales poursuivent pour impliquer les gens en situation de pauvreté dans la prise de décision concernant leur communauté et les stratégies qui affectent leur vie.
Je parlerai aussi des jeunes et de ce que nous faisons pour les impliquer. Certains de mes propos seront théoriques, certains concerneront les changements nécessaires.
J’aimerais commencer par quelques remarques sur la culture des organisations et les intentions du gouvernement sur ce qu’on appelle en Grande-Bretagne le « renouvellement urbain » (neighbourhood renewal). C’est la culture de l’organisation qui dicte le comportement de ses agents, et ce sont les valeurs de l’organisation qui déterminent cette culture. Il est peu probable qu’une approche centrée sur le service à l’usager ou au client soit en mesure de fonctionner, si c'est le côté « manageur » ou professionnel qui domine dans l’organisation.
Au Royaume-Uni, le Gouvernement est déterminé à ce que les services sociaux démontrent leur efficacité : cela passe par l'évaluation d’un grand nombre de prestations, y compris celles qui concernent les personnes âgées, les handicapés aussi bien que les enfants ou les jeunes. Une organisation performante est celle qui a de bons indicateurs dans ces domaines, bien que cela ne montre pas si la culture dans laquelle elle travaille place bien les usagers au cœur du processus. Nous avons cependant plusieurs sortes d’évaluations et d’inspections, et l’une d’entre elles qui me semble fondamentale s’appelle l’évaluation conjointe.
Récemment, une nouvelle forme d’auto-évaluation a été introduite appelée « la meilleure valeur » (Best Value). Elle exige du directeur d’évaluer l'ensemble de son service pour voir comment celui-ci peut être amélioré. Une partie de ce processus consiste à consulter tous ceux qui ont un intérêt dans le fonctionnement du service. Je pense que cela a été là une excellente initiative parce que cela nous a poussé, ou encouragé, à recueillir l’opinion des personnes âgées sur le type d’immeuble résidentiel qu’elles aimeraient habiter, celle des familles sur le type de centres familiaux et les services qu’elles souhaiteraient voir se mettre en place, ainsi que leur opinion sur bien d’autres questions.
Voici quelques-uns des problèmes que les usagers de nos centres familiaux ont signalés, auxquels nous nous efforçons actuellement de répondre :
- Les usagers veulent avoir un plus grand accès aux services proposés et souhaitent qu’ils soient accessibles le week-end et quelques fois en soirée.
- La question de l’accès a été signalée notamment par les groupes ethniques minoritaires et les utilisateurs des services. Il a été fait mention du manque de personnel bilingue, du manque de conscience des différences culturelles et de l’absence de groupes de parents et d’enfants provenant de communautés établies.
- Les usagers ont le sentiment que les centres devraient mieux prendre en compte les handicaps sensoriels.
- Les usagers ont exprimé leur inquiétude que les besoins des pères ne soient pas suffisamment pris en considération.
- Ils ont relevé l’absence de services permettant des évaluations de situations familiales.
- Les usagers et les intervenants désirent, localement, une augmentation des interventions à domicile.
Toutes ces initiatives du gouvernement sont importantes, mais elles poussent et tirent les services sociaux dans différentes directions. En fin de compte, qui a le dernier mot : les professionnels, les gestionnaires ou les usagers du service ? Dans les années 1970, les professionnels étaient particulièrement puissants, mais dans les années 80, ce sont les gestionnaires qui ont pris le dessus sous l’effet des coupes budgétaires importantes dans les services publics ; et c'est avec les années 1990 que les "clients" sont venus davantage au premier plan. Je ne peux pas dire que les usagers des services ont aujourd'hui le pouvoir ou l’influence qu’ils auront - j’en suis sûr - dans cinq ou dix ans, mais il y a des avancées et le virage est pris.
Avant de regarder certains des domaines où les usagers des services ont gagné davantage d’influence ou bien en ont perdu, je veux évoquer la construction de communautés fortes.
À Portsmouth, et dans de nombreux autres lieux dans le pays, nous avons reçu de l’argent du gouvernement pour revitaliser les zones de grande pauvreté. Il y a aussi eu un éventail d'initiatives pour combattre la criminalité. Des groupes de bénévoles ou des associations se sont mis ensemble pour proposer des projets qui aideraient la communauté. De très bons projets ont été montés et présentés devant les cinq comités qui avaient été constitués et qui étaient composés majoritairement de résidents, dont beaucoup en situation de pauvreté, mais aussi de représentants d'agences publiques comme les services sociaux et l’éducation. Les résidents écoutaient des présentations d’une dizaine de minutes et devaient accepter ou rejeter les propositions. Mais il n’y avait pas d’engagement de la communauté, juste une consultation superficielle. Quand il n’y aura plus d’argent et que les projets s'arrêteront, en quoi la communauté aura-t-elle changé, aura-t-elle gagné en confiance et en pouvoir ?
Sur les douze derniers mois, il y a eu un changement dans les attentes des habitants. Ils ne veulent plus être consultés, ils veulent être impliqués. Ils veulent d’abord savoir ce qui se passe dans leur communauté, combien il y a de personnes âgées, combien d’enfants de moins de cinq ans, où se trouvent les services, quel est le taux de criminalité, le nombre de grossesses d’adolescentes, et comment leur communauté se situe-t-elle par rapport au reste de la collectivité ? À partir de ces données, ils ont établi une liste de priorités. Leurs suggestions et leurs propositions sont incroyables. Ce qui est aussi incroyable, c’est qu’elles sont moins coûteuses que les propositions des professionnels. Voici certaines de leurs propositions :
- Encourager les gens à retourner les chariots au supermarché.
- Faire enlever les voitures abandonnées.
- Faire effacer les graffiti.
- Faire plus de concours de jardin et de paniers fleuris.
- Demander aux enfants leurs idées.
- Créer des groupes de jeunes mères.
- Développer des projets d'art et de sculpture à l'extérieur.
- S'assurer que les seringues soient ramassées.
- Développer à nouveau des systèmes de surveillance de voisinage.
- Améliorer l'éclairage public.
Ce qui s’est produit là, c’est qu’un groupe d’une vingtaine d’habitants a retrouvé la confiance nécessaire pour être plus déterminé dans ses demandes et ses besoins. Le temps dira si les autorités locales répondront aux demandes des habitants mais le conseil municipal, comme le gouvernement, soutiennent cette approche. Le moment de vérité se produira quand les projets et les priorités des autorités entreront en conflit avec ceux des résidents, par exemple en matière de santé ou d’éducation qui ne sont pas, pour l’instant, prioritaires pour ces derniers. Mais, généralement, il se crée une dynamique de renforcement du pouvoir des habitants, et à mesure que cette dynamique se développera, la culture des services se concentrera plus sur les souhaits et les besoins des usagers. Si les clients ou les usagers ne sont pas au centre des décisions qui s’exercent sur eux ou autour d’eux, le progrès sera lent ou symbolique.
J’aimerais à présent évoquer la question de l’écoute des individus isolés ou des petits groupes. Un problème qui peut se poser dans un programme de développement d'une communauté, c’est que les individus ou les groupes qui sont particulièrement faibles deviennent encore plus marginalisés : enfants placés, personnes ayant des problèmes de santé mentale, demandeurs d’asile, femmes et enfants maltraités.
Comment garantir que ces groupes, qui sont particulièrement marginalisés, fassent entendre leur voix dans le contexte d'un programme visant le renouvellement d’une communauté, alors qu’ils peuvent être perçus comme une nuisance ou une menace par la majorité des habitants? Il n’y a pas de réponse simple et unique, mais seulement une approche qui reconnaît que ceux qui vivent dans la pauvreté ou sont affaiblis d’une manière ou d’une autre, doivent être impliqués de manière à ce que leurs voix puissent être entendues. Cela nécessite un changement considérable d’approche de la part des responsables, des hommes politiques et des professionnels, dont le monde est dominé par des cibles à atteindre, des budgets équilibrés, des comités…
Pour donner un exemple, j’ai récemment participé à une réunion organisée pour gérer un nouveau fonds destiné aux jeunes. La discussion s’est concentrée sur le type de structure nécessaire pour administrer le fonds, et il n’y a eu qu’une maigre évocation de qui serait impliqué au niveau local. Le processus d’implication des gens, pour solliciter leur opinion, était considéré comme moins important que les objectifs, les résultats et la gestion.
La législation de loin la plus importante adoptée dans les quinze dernières années, en Grande-Bretagne, est le « Children Act » de 1989. Il faut juger la législation en la rapportant à son esprit comme à sa place dans l’Histoire. Comme je l’ai évoqué tout à l’heure, les années 70 ont été dominées, du côté des professionnels, par la culture « Nous savons ce qui est le mieux pour vous », et les années 80 par une approche gestionnaire dure, centrée sur la situation financière. Dans ce contexte, le « Children Act » a reconnu la nécessité de mettre l’enfant, et non le gestionnaire ou le professionnel, au cœur du processus : « Avant de prendre quelque décision que ce soit concernant un enfant (...) une autorité locale devra, autant que cela peut raisonnablement se faire, s'assurer des désirs et des sentiments de l'enfant » (Children Act, 1989, s.22 5a). Il s’est accompagné d’un volume important de recommandations. Dans celle concernant le handicap, on pouvait lire : « Souvenez-vous que le parent est un expert en ce qui concerne le handicap de son enfant. »
Les placements autoritaires ont diminué du fait que les parents gardaient des droits sur leurs enfants placés bien que ceux-ci soient pris en charge par les autorités locales. Jean Packman, chercheur au début des années 1980, a montré comment, dans certaines autorités locales, il y avait une culture voulant « sauver les enfants », alors que, dans d’autres, il y avait une culture du soutien à la famille. C’est pourquoi la culture de l’organisation est tellement importante.
Le « Children Act » a essayé de mettre l’accent sur le soutien aux familles mais des recherches ultérieures- qui ont conduit à ce qu’on a appelé le « débat sur le recentrage », ont mis en évidence, par des exemples accablants, que les enquêtes de protection de l’enfance minaient complètement les familles qui avaient besoin de soutien. Le débat qui a suivi a opposé la responsabilité de protection de l’enfance des autorités locales à l’exigence d’une autre manière de faire pour mettre l’accent sur le soutien aux familles. Tout en reconnaissant la logique de l’argumentation, les directeurs des services sociaux n’étaient pas certains de ce qu’ils devaient faire : est-ce qu’une orientation trop forte en faveur du soutien à la famille ne risquait pas de conduire à une volonté insuffisante de protéger les enfants en situation de risque ? Quelle tête tombe si un enfant est sérieusement maltraité ou tué ?
Dans les années 1990, les parents ont été de plus en plus impliqués dans les Conseils de protection de l’enfance (Child Protection Conferences). Je me souviens, dans les années 80, avoir dit à mon directeur de la protection de la Protection de l’enfance que la question n’était pas tant : quand est ce que les parents deviendraient membres de ces conseils, que sur le comment faire pour introduire cette question ?
Plus tard, au début des années 1990, il y a eu de nouveaux progrès avec le recours aux Conseils de famille (Family Group Conferences). Pour ceux d’entre vous qui ne les connaissent pas, il s’agit de conseils nés en Nouvelle-Zélande et qui, à l’origine, furent utilisés parce qu’on avait reconnu que la culture Maori était insuffisamment comprise par le système occidental de protection de l’enfance. Les membres de la famille, et d’autres personnes importantes pour la famille sont mandatés pour mettre au point un projet pour protéger l’enfant. Il n’y a pas de professionnels dans la pièce, mais ils peuvent se voir confier différentes tâches par les membres de la famille. Je suis un ardent partisan de cette approche dans bien des situations difficiles auxquelles les enfants et les jeunes sont confrontés, y compris pour la protection de l’enfant, les comportements d'incivilité, l’absentéisme à l'école, etc.
Les études sur les Conseils de famille (Family Group conferences) montrent qu’ils ne réduisent pas le nombre d’enfants pris en charge, mais qu’ils produisent plus de bonne volonté de la part des familles. C’est très important, parce que cela garantit que le maintien du lien avec les familles, puis le retour éventuel à la maison peuvent être mieux gérés. Bien que les Conseils de famille soient sans conteste un grand progrès par rapport aux pratiques antérieures, ils sont très coûteux et ne sont pas très répandus.
Récemment, au Royaume-Uni, le nombre d’enfants pris en charge a augmenté et - plus inquiétant - le nombre d’enfants faisant l’objet de placements d’office augmente également. En particulier, il y a eu une augmentation du placement des enfants de quatre et cinq ans. Au regard du nombre élevé d’enfants pris en charge en raison de négligence de la part des parents, une recherche effectuée par l’Université de Portsmouth sur les caractéristiques des parents d’enfants faisant l’objet de décisions de placement judiciaires met en évidence que 75 % des parents avaient des problèmes d’alcoolisme et de drogue et 55 % des problèmes de santé mentale. Cette observation indique que les types de soutien dont ont besoin les parents aujourd'hui ne sont pas les mêmes que ceux qui étaient nécessaires il y a dix ans.
Les « Projets de qualité » (Quality Projects) sont une initiative gouvernementale à destination des enfants pris en charge. Les statistiques mettant en évidence un mauvais système de santé, de mauvais résultats en matière d’éducation, des taux de chômage et d’incarcération élevés, ont conduit le Secrétaire d’Etat d’alors à dire : « Nous sommes tous responsables. » « Nous » c'est à dire lui-même, ses conseillers, son personnel. Une allocation de huit cent millions de livres, au plan national, sur trois ans, a conduit à des progrès significatifs sur un ensemble d’objectifs. Mais alors que l’écoute des enfants a été un objectif majeur, il est intéressant de relever qu’il n’y a pas eu le même accent sur l'écoute des parents. En effet, dans un récent programme lancé par le gouvernement, le Fond pour les enfants (Children’s Fund), destiné aux enfants de quatre à treize ans, nous devons nous battre pour faire en sorte que les parents, aussi bien que les enfants, soient écoutés. Or l’accent est mis sur la parole des enfants, comme si les parents et leurs enfants agissaient indépendamment les uns des autres. Il n'y a aucun inconvénient à écouter mieux les enfants : nous ne le faisons pas encore bien et il nous reste du chemin à faire.
Ce que les enfants disent de leur placement :
- Le traumatisme d’être éloigné de leur famille.
- Leurs animaux familiers leur manquent.
- Le fait d’avoir quelqu'un qui vous aime.
- Le choc d'être placé.
- Le fait que le mobilier des lieux où ils se trouvent est souvent brisé.
- La violence vis-à-vis du personnel d'encadrement leur fait peur.
- Le manque d'écoute des travailleurs sociaux.
L’année dernière, le Premier Ministre a engagé une évaluation des procédures d'adoption. Il était inquiet et affligé suite à des rapports faisant état de mauvaises prestations de la part des services sociaux et des tribunaux : les délais particulièrement longs dans le recrutement de familles d’accueil, l’approche « politiquement correcte » de leur sélection et du processus judiciaire, concourant à ce que le placement d’un grand nombre d’enfants traînent en longueur. Des critères nationaux ont été définis pour accélérer le processus, et un projet de loi sur l’adoption est présenté au Parlement. Il y a beaucoup de bonnes choses dans ce projet, mais peu d’accent est mis sur les adoptions ouvertes.
J’ai essayé de décrire certaines des initiatives qui ont été ou sont mises en œuvre en Angleterre et au Pays de Galles. L’importance attachée à l’implication de la famille est variable ; l’accent est incontestablement mis sur l’enfant. Il y a eu des progrès : il y a vingt-cinq ans, l’enfant, sans parler des parents, était rarement invité dans les évaluations faites tous les six mois pour les enfants placés. Maintenant, c’est devenu une routine et c’est accepté de tous. Et, même si ce n’est pas aussi efficace que cela pourrait l’être, l’implication des parents dans les Conseils de protection de l’enfance est devenue la norme, les Conseils de familles sont au moins reconnus comme un outil souhaitable pour aider les familles à venir à bout de leurs propres difficultés. À une échelle plus large, le renouvellement urbain1 et le programme d’inclusion sociale reconnaissent le besoin pour les communautés de se prendre elles-mêmes en charge.
D’un autre côté, il y a encore beaucoup à faire pour faire pencher la balance vers une réelle implication des familles, un véritable renforcement de leur participation et une écoute des personnes socialement exclues.
J’espère que les recommandations qui émergent à l'issue de ce colloque contribueront à ce qu’un tournant décisif s’amorce.