RQM (Revue Quart Monde) : Comment, pour vous, des personnes très pauvres peuvent-elles être associées à toutes les grandes préoccupations qui traversent nos sociétés, et nous-mêmes ?
P. R. (Pierre Rabhi) : Pendant des millénaires, l’humanité était organisée. Chaque groupe humain essayait de survivre là où il était, avec les moyens que lui offrait la nature. De là naissaient les traditions, les cultures, un mode de pensée. La modernité a rompu avec ce passé, qui en fait, protégeait les gens de l’indigence, parce qu’ils étaient proches des sources de leur survie. Ils étaient à la terre. Pasteurs, leur relation à la nature déterminait le tout. Les communautés avaient trouvé un certain équilibre, bon an mal an. Il y avait de la pauvreté, mais pas de la misère. La pauvreté est un moyen de se libérer, mais la misère vous fait tomber dans le déni de l’être humain, dans l’indigence qui est indigne de l’être humain.
RQM : Que faudrait-il changer pour améliorer la situation ?
P. R. : Je ne sais pas si vous avez lu le livre d’un ami, Majid Rahnema, « Quand la misère chasse la pauvreté » ; il expose bien le fait que la pauvreté peut donner une certaine dignité. C’est ce que j’ai connu étant petit. Évidemment, la misère, c’est la déchéance. Comment éviter cette déchéance ? On aura beaucoup de mal à changer les choses si on ne change pas de paradigmes complets. Ma conviction est que notamment la modernité, qui a mis l’argent au-dessus de tout comme la valeur absolue, fait que cet argent détermine le mode d’organisation sociale. On a perçu la planète, non plus comme une oasis de vie absolument magnifique au milieu d’un univers désertique qui recèle toutes les ressources possibles et imaginables pour que nous y soyons heureux, mais on la voit comme un gisement de ressources qu’il faut épuiser à tout prix, et transformer en dollars, en argent. Ce qui fait qu’on est dans un système de dissipation qui produit dans un premier temps, avec la révolution industrielle, une fracture très forte entre les pays disposant de technologies et les traditions qui n’en disposaient pas. Cette fracture peut être d’abord lue comme préjudiciable, créant une fracture entre le Nord et le Sud, et je regrette que l’intrusion de l’argent nous ait obligés à mesurer la prospérité à travers ce qui est commercialisable et non pas à travers les richesses réelles.
RQM : Que pensez-vous de la définition de la pauvreté donnée par l’ONU à propos des objectifs du millénaire : serait pauvre la personne qui dispose de moins de deux dollars par jour pour vivre ?
P. R. : Il est complètement stupide de dire que tel paysan du Tiers Monde vit avec moins d’un dollar, ça ne veut rien dire. Ils ne vivent pas du dollar, ils vivent du travail de leurs terres. Quand ils ont leurs terres, leur eau, ils n’ont pas besoin de dollar. À partir du moment où vous ne voyez les choses qu’à travers leur représentation monétaire, et où tout ce qui n’a pas un prix n’a pas de valeur, à ce moment-là, vous occultez les richesses gratuites, c’est-à-dire celles qui ne figurent pas dans le PIB ou le PNB. Beaucoup de gens disent que l’Afrique est pauvre alors qu’elle est immensément riche. Elle représente à peu près dix fois la superficie de l’Inde avec seulement huit cents millions d’individus. L’Afrique est non seulement très riche mais elle est aussi sous-peuplée. Alors d’où vient le problème ? Le problème vient de la logique qui gère le monde : la modernité a donné la pleine puissance à l’argent et a évacué toute valeur morale, éthique, qui permettrait d’être préoccupé de l’humain.
RQM : Quel serait selon vous le combat le plus urgent pour éradiquer la misère, pour sauver la planète ? Quelle place faites-vous à l’humanisme ?
P. R. : Dans mon dernier ouvrage, le Manifeste pour la terre et l’humanisme, il y a une charte, qui reprend un certain nombre de points. On part du principe qu’il ne peut pas y avoir de changement de société si l’être humain lui-même, à travers une éducation différente, une approche différente, ne prend pas en compte toutes les valeurs qu’on a complètement ensevelies et reléguées. Je suis parti d’une phrase de Dostoïevski qui disait : « Et si la beauté pouvait sauver le monde ?...». J’ai cherché, je me suis dit d’abord : quelle beauté ? Évidemment, quand vous regardez un paysage comme les Cévennes, c’est beau ! Or le paysage peut exister, mais s’il n’y a personne pour l’admirer, c’est comme s’il n’existait pas parce que les relations qu’on peut avoir avec un paysage lui donnent aussi en lui-même sa valeur. On crée de la valeur intérieure - cette beauté - parce que nous sommes émus par la beauté du paysage. Le rôle de l’être humain est celui-là. Ce que j’appelle la beauté, c’est ce qui se passe à l’intérieur de l’être. Ce n’est pas l’expression artistique, c’est ce qui se passe à l’intérieur de l’être. … Qu’est-ce qui peut sauver le monde ? C’est la générosité, la compassion, ce dans quoi vous êtes vous-mêmes à ATD Quart Monde : générosité, compassion, équité, c’est de la beauté, et cette beauté-là peut sauver le monde.
RQM : Joseph Wresinski avait choisi comme slogan, pour le 17 octobre 1989, « Justice au cœur », liant l’intelligence et le cœur.
P.R. : Dans le schéma de la modernité, la nature a été évacuée, le divin a été évacué, et la femme a été évacuée. Nous sommes aujourd’hui dans une impasse parce qu’on a abordé les choses beaucoup plus par l’intellect que par le cœur, l’esprit, l’intuition. On est parti sur la rationalité pure et absolue. Avec la rationalité, on va organiser le monde. D’où cette intuition que nous avons perdue, cette sensitivité, cette sensualité, tout ce qui me permet finalement d’appréhender la vie avec autre chose que seulement l’intellect. Cette prédominance de l’intellect a organisé le monde avec une rationalité froide et le cœur n’y est plus. Si le cœur avait accompagné, on ne serait pas obligé de venir au secours des gens qui n’ont même plus ce qu’il leur faut pour manger, et le progrès aurait répondu à sa véritable vocation qui est d’améliorer véritablement la condition de l’espèce humaine.
RQM : Qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous a préparé à penser ainsi ?
P. R.: Déjà dans les années cinquante, ma femme et moi avions quitté la ville, nous nous étions dit : on ne veut pas aliéner notre vie à produire du capital, il faut que nous vivions vraiment. Et c’est ce qui nous avait décidés à retourner à la terre, à venir nous installer ici en 1961. Ce n’est pas à cause des événements de 1968. Depuis longtemps, j’avais vu que la modernité est une très grande imposture. Elle agite le progrès humain, mais en réalité le progrès humain est un alibi pour pouvoir mobiliser tout le monde à être des soldats de l’économie. Et comment on prépare l’enfant à être un soldat de l’économie… ! On ne se préoccupe pas de savoir ce qu’il ressent profondément, non. On dit : il faut qu’il soit fort en math, fort en ceci, fort en cela. J’ai quitté l’école très jeune car on n’y répondait pas aux questionnements que je me posais! Il fallait que je sois performant. Ce microcosme hors sol dans lequel on confine tous ces enfants, c’est pour les préparer à être des soldats de l’économie, ne soyons pas hypocrites.
RQM : Que pensez-vous du travail des institutions, des associations ?
P. R. : Aujourd’hui, dans la société telle qu’elle est, si Emmaüs ferme ses portes, si ATD Quart Monde disparaît, le Secours catholique, le Secours protestant, Secours populaire, Armée du Salut, si tout le secourisme social n’était pas là, c’est l’effondrement général du système. Seulement, bien sûr, je suis très reconnaissant au secourisme social, parce qu’il faut bien le faire, mais il dédouane l’État de sa responsabilité.
RQM : Que pensez-vous de la question du développement ?
P. R. : Comme vous le savez, je travaille beaucoup dans les pays du Tiers Monde. Pour moi, chaque fois qu’un paysan n’achète plus d’engrais chimiques, il est libéré. Car chaque fois qu’il achète des engrais chimiques, il participe à l’enrichissement des multinationales. Ma façon de contrer cela, c’est de dire : tu peux parfaitement cultiver ta terre, mieux produire, en meilleure qualité, sans enrichir les multinationales et sans détruire ton sol. C’est à ça que je me suis engagé depuis déjà pas mal d’années. Le système est bien au point. Il doit seulement être élargi. Il y a aujourd’hui cent mille paysans qui pratiquent les méthodes au moins de type organique, c'est-à-dire qu’ils ne sont pas appauvris par les achats d’engrais.
Au départ on va distribuer au petit paysan des engrais gratuits ; ceux-ci vont l’allécher ; c’est vrai que ça dope le sol. Il va venir ensuite à la coopérative où on lui dit : on vous a donné gratuitement mais maintenant c’est payant. Payant, d’accord, mais je n’ai pas d’argent. Ce n’est pas grave, on t’avance, et quand tu auras récolté toi-même ta récolte, nous la vendrons et on te remettra ce qui te revient, déduction faite de l’avance. Pensez bien que le temps des échanges mondiaux appauvrit le paysan parce qu’il ne fait pas le poids face à la concurrence internationale. C’est comme ça qu’on a généré de la misère et de la détresse. S’ajoutent à cela bien sûr les modifications climatiques. Et là, on est dans un Quart Monde planétaire. C’est à dire qu’on est même dans quelque chose de pire parfois car l’indigence remet en cause la simple possibilité de nourrir ses enfants. On est dans une détresse mondiale, due à ce modèle de société qu’il faut absolument remettre en question. Pendant longtemps on parlait de Tiers Monde et du monde prospère, et puis on a introduit le terme de développement. Développement, cela veut dire : il faut que tout le monde nous ressemble. Le bon modèle, c’est le modèle occidental et il faut que tout le monde y adhère. Et ainsi, on est arrivé à tout déglinguer. Par exemple, si vous buvez du cacao le matin, il faut que vous en divisiez le prix d’achat par cent pour réaliser ce qui revient réellement au producteur de cacao. Les profits ne sont pas faits par le producteur, ils sont faits par ceux qui achètent, qui transforment, qui transportent, qui distribuent, qui font la publicité, etc. Sur ce cacao du pauvre, il y a un enrichissement continu. L’État est d’accord puisqu’il prélève des taxes sur tout le monde. L’éloignement graduel de la source directe de la nourriture, c’est-à-dire de l’autonomie, produit de l’indigence. Et l’État ne peut être que complice, il ne faut pas nous raconter d’histoires.
RQM : Pour nous, tout homme porte en lui une valeur fondamentale qui fait sa valeur d’homme. Est-ce que vous désespérez complètement des hommes politiques ?
P. R. : J’ai fait une campagne électorale1 en 2002. On m’y a poussé, non pas parce que je voulais devenir quoi que ce soit de politique. La politique, c’est ce que nous faisons tous les jours, ce n’est pas simplement l’affaire des politiques. Le slogan était : « Appel à l’insurrection des consciences ». Même les êtres humains qui composent notre société et qui ont l’air triomphants, ne sont que des êtres humains. Ils peuvent se trouver dans des détresses. J’en rencontre, qui me disent : « Mon entreprise va très bien mais moi je vais très mal. J’ai réussi ma vie sociale mais j’ai échoué ma vie humaine ». Dans les grandes écoles, quand on m’invite, je leur dis : « Il faudra choisir entre réussir une carrière et réussir une vie. Qu’est-ce qui est le plus important : une carrière ou une vie ? ».Toutes ces questions se posent aujourd’hui. Il ne faut jamais se départir de compassion. Même vis-à-vis du riche. De même, on a intégré complètement que la femme soit subordonnée à l’homme sur la planète. Ce n’est pas un problème qu’on met en avant comme un problème numéro un que l’humanité ait à régler. Je suis très admiratif des femmes que je vois dans le Tiers Monde et qui ont un courage absolument incroyable. Il faudra un jour faire un numéro spécial (de RQM) sur les femmes, les mères-courage, dont on ne parle pas et qui sont là à soutenir la structure sociale. Ce sont de vraies cariatides qui portent la société. Elles mériteraient d’être connues avec un hommage formidable, mais elles travaillent dans les coulisses.
Quand vous analysez le tout, vous vous dites : quel désordre et à la fois quelle beauté des choses ! Quelle beauté dans ce courage, dans cette détermination.
RQM : Il y a un but commun à la démarche d’ATD Quart Monde et à la vôtre. Mais comment articuler les deux ?
P. R. : Dans la société civile, partout, des gens travaillent à préparer autre chose. Nous-mêmes avons créé un certain nombre de structures parce que je ne veux pas rester dans le discours général. Je fais ce que je dis. Je dis ce que je fais. Mon indignation me pousse à créer, je ne suis pas du tout dans l’antagonisme. Mon indignation ne me pousse pas au poing levé, aux barricades. C’est le piège qui existe dans l’humanité depuis les origines et qu’une personnalité comme Jésus-Christ a compris. « Aimez même vos ennemis ». Arrêtons le processus de « Œil pour œil, dent pour dent », qui, comme disait Gandhi, ne produit que des aveugles et des édentés ! Maintenant, on rentre dans le processus où on met en route la puissance infinie de l’amour. C’est l’énergie la plus puissante que l’être humain puisse générer, à la condition que ce ne soit pas un amour bricolé pour qu’il soit juste à notre mesure. La possessivité et toutes ses dérives, c’est la négation de l’amour. Si les êtres humains arrivaient à rentrer dans cette force de l’amour, ça bouleverserait le monde.
Dans le mouvement Colibris2, nous essayons de faire passer le message, mais nous avons aussi créé des structures qu’il serait intéressant que vous visitiez d’ailleurs. Je pense que la terre pourrait être une ressource formidable. Travailler la terre, pour ceux qui le désirent, et se nourrir soi-même. En même temps, c’est un acte de liberté, c’est très éducateur pour les gens qui sont démunis. Il y a pas mal de Nord-Africains, d’Africains, qui ont encore cette relation à la terre, qu’ils ont dû quitter par obligation. Ils ont encore ces valeurs paysannes bien présentes. Cela vaudrait le coup que ces gens-là puissent retourner s’installer à la terre, retrouver une certaine liberté. Colibris essaie de relier tout cela à travers des structures de formation qui mettent en évidence la valeur de l’écologie, de l’humanisme. ... Essayer de proposer autre chose pour gripper la machine à produire de la misère, ou bien répondre à la misère qui est déjà là ? C’était pour nous deux questions distinctes. Ma réponse est de vous proposer de revenir à la terre, de travailler la terre. Il n’est pas question d’assister les gens. Retrouver ma dignité, c’est retrouver ma capacité à répondre à mes besoins par moi-même. Ce n’est pas être assisté, ni par l’État, ni par une association caritative. Il y a des passages par l’organisation, évidemment, on ne peut pas laisser les choses en l’état. Ces énergies qui existent et qui sont créatives, est-ce qu’elles ne peuvent pas redonner la dignité à l’être humain ? ...
RQM : Comment voyez-vous la solidarité ?
P. R. : Comment recréer un espace dans lequel chacun met son énergie et sa créativité à des fins de dignité et de libération personnelles mais dans la relation solidaire avec les autres ?... C’est ce que j’avais proposé par « Oasis en tous lieux »3. Sans solidarité, je ne vois vraiment pas comment construire un avenir. Je dis souvent aux gens : « Comment allons-nous vivre avec moins d’argent, et non avec plus d’argent ? ». A l’évidence, il faudra bien s’adapter aux situations où l’argent sera moins abondant, mais qu’est-ce que cela signifie? ... Si vous allez dans un village africain de deux cents habitants et que vous demandez aux gens d’amener leurs économies, vous allez collecter cent cinquante euros et encore, c’est miraculeux. Alors, de quoi vivent-ils ? Ils vivent des vraies richesses. La crise va bien nous apprendre que ce n’est pas avec l’argent qu’on survit.
RQM : Ce que nous voulons faire est subversif, c’est justement rendre aux gens qui sont dans la misère du pouvoir sur leur propre vie. Nous voulons éradiquer la misère.
P. R. : Je suis totalement d’accord avec vous sauf que moi je me place dans une protestation radicale à l’égard de ce qui produit la misère. Et pas seulement ce qui la gère. Il faut répondre bien sûr. Mais aujourd’hui, mon indignation vient du fait que nous avons créé un système qui produit cette misère et cette détresse, et que ce système, je n’en veux pas.
RQM : Outre la priorité d’arrêter de produire de la misère, quels sont les autres points de convergence avec ATD Quart Monde que vous retenez ? Par exemple le choix de la sobriété de vie ?
P. R. : Ce que nous proposons, c’est évidemment d’abord la sobriété. Pourquoi ? … Parce que c’est de cette manière qu’on va résoudre la misère, ce n’est pas avec la richesse. Ce qui produit la misère, c’est aussi notre insatiabilité. Si nous étions dans la sobriété pour répondre à nos besoins légitimes de survie, cela irait. Mais qu’est-ce qui produit la misère dans le monde ? C’est le superflu. Le nécessaire a des limites. L’être humain doit s’affranchir de celui qui le manipule profondément et lui dit : tu n’as jamais assez. C’est ça qui fait marcher la machine planétaire à générer de la misère. Le choix de la sobriété est un choix engagé. Je dis aux gens : si vous êtes en situation de cultiver votre jardin, faites-le parce que c’est un acte politique et c’est un acte de résistance.
Je rêve avec ATD Quart Monde d’acquisition de terres, d’installation des gens à la terre, de recréation d’un système social digne. Je me nourris, je n’ai pas besoin qu’on vienne me nourrir, je suis debout et je suis combatif. Si on s’appuie sur ceux qui sont combatifs, ils vont entraîner les autres parce que la démonstration va entraîner le mouvement. Les gens sont dubitatifs, ils disent : ça ne peut pas se faire, c’est de l’utopie. On est dans cet état de démobilisation. Mais si vous vous appuyez sur un noyau volontaire, déterminé, vous pouvez tenter une expérience d’installation à la terre, en même temps d’artisanat, de tout ce qui découle en quelque sorte d’une activité humaine recomposée, qui permette cette autonomie pour vivre. Je suis prêt à ce moment-là à m’engager avec vous, si vous voulez, parce que ces projets-là, je peux les réaliser.