« Nous acceptons les Palmas ». Sur les murs des boutiques du Conjunto Palmeiras, l'inscription peinte en vert et blanc côtoie les logos des cartes de crédit Mastercard ou Visa. Dans ce quartier pauvre de Fortaleza, au nord du Brésil, les commerçants acceptent une monnaie locale comme moyen de paiement, et offrent même une ristourne aux clients payant avec ces billets qui n'ont pas de valeur en dehors du quartier. Le Palmas est une arme de lutte contre la pauvreté, inventée par les habitants du Conjunto Palmeiras pour créer de la richesse grâce à leurs échanges.
Francisco Bezerra, le président de l'association des commerçants, est le premier à avoir accepté les Palmas. C'était en 2002. L'épicier au visage rond affiche un large sourire sous sa moustache noire quand il se souvient des réticences de ses confrères au début du projet. Ses concurrents venaient dépenser les billets dans son magasin pour s'assurer qu'ils avaient une réelle valeur marchande. Aujourd'hui, quarante-deux mille Palmas circulent quotidiennement dans le quartier, et la moitié des commerçants et producteurs accepte la monnaie. Son originalité tient à un système de change ingénieux. Les commerçants peuvent troquer les Palmas contre des reais, la monnaie nationale brésilienne, pour se fournir en dehors du quartier et être ainsi connectés au marché « classique ». Les consommateurs, eux, n'ont pas le droit au change, pour les inciter à dépenser dans le Conjunto Palmeiras et dynamiser ainsi le commerce local.
Un drame fédère l’action des familles déplacées
L'invention du système Palmas est le fruit d'une longue histoire, ponctuée de luttes des habitants contre les autorités et de réunions participatives pour mettre au point un modèle adapté aux problèmes spécifiques de cette ancienne favela. Le Conjunto Palmeiras n'était au départ qu'un no man's land. En 1973, la ville de Fortaleza y a relogé de force les populations pauvres expulsées de la côte Atlantique libérant l’espace pour des hôtels touristiques. Environ mille cinq cents familles déplacées ont du construire leur habitation de fortune sur ce terrain, sans eau ni électricité, à vingt kilomètres du centre ville où la plupart d'entre eux travaillaient comme ouvriers ou domestiques. « À l'époque, la dictature au Brésil rendait difficile tout mouvement de résistance, rappelle Joaquim Melo, le coordinateur de l'Institut Palmas, installé dans le quartier depuis 1984. Aujourd'hui, personne n'accepterait d'être expulsé dans ces conditions. C'était très violent. »
Aidés par l'Église, avec le soutien de Dom Aloisio Lorscheider, « l'évêque des pauvres » qui envoyait en mission dans les favelas de jeunes séminaristes formés aux principes de la Théologie de la Libération, les habitants se sont organisés pour résister. Un drame a fédéré leur action : la mort d'une adolescente dans une rivière proche du bidonville. Faute d'infrastructures pour l’enterrer- il n'y avait pas de pompes funèbres dans le Conjunto Palmeiras -, les parents se désespéraient en voyant le corps de leur enfant se décomposer. Augusto Barros Filho, leader communautaire du quartier et pilier des réunions de protestation organisées par les Communautés ecclésiastiques de base (CEBs) où les habitants partageaient leurs problèmes, a alors décidé de mettre en place une coopérative funéraire. Chacun versait une somme infime pour acheter des cercueils et une vieille voiture qui transportait les corps des défunts au funérarium le plus proche.
Ce moment a été fondateur. Les démunis ont ensuite créé une association, l'Asmoconp, pour s'organiser face à la misère. Tout au long des années 1970 et 1980, ils ont multiplié les manifestations pour obtenir des conditions de vie meilleures : des transports décents, l'accès à l'électricité et à l'eau … Ils ont aussi bénéficié de formations apportées par les syndicats et les partis d'opposition qui peu à peu sortaient de l'ombre avec la fin de la dictature au Brésil, et soutenaient leur mouvement.
Joaquim Melo, le coordinateur de la Banque Palmas, est arrivé comme séminariste dans la favela au milieu des années 1980. Il y est resté comme simple habitant quand les luttes ont pris un tournant plus radical. Malgré leurs interpellations répétées des autorités, les habitants n'étaient toujours par rattachés au réseau d'eau de la ville, dont les tuyaux passaient pourtant sous le sol de la favela. A la fin des années 1980, ils ont décidé de durcir le ton et d'adresser un ultimatum aux autorités : soit la favela avait accès à l'eau, soit ils faisaient exploser les canalisations. La stratégie s'est avérée payante : les autorités ont fini par céder et entamer des travaux pour permettre le raccordement au réseau d'eau.
Elles apprennent à « habiter l’inhabitable » …
Avec la fin de la dictature au Brésil, les relations avec le gouvernement se sont apaisées. En 1990, les habitants ont organisé un vaste séminaire pour définir les besoins du quartier. Le titre des deux jours de débats où étaient conviés toutes les associations du quartier est évocateur de l'enjeu : « habiter l'inhabitable ». Des discussions sort une priorité : la construction d'un canal de drainage pour assurer l'assainissement du quartier, éviter l'effondrement des cabanes à chaque saison des pluies et la propagation des épidémies.
La coopération allemande a permis aux habitants de concrétiser leur rêve, en mettant à leur disposition, par le biais du programme Pro-Renda, une enveloppe de deux millions de reais (environ neuf cent quinze mille euros). Mais à une condition : que les habitants eux-mêmes gèrent le projet. Pour l'Asmoconp, cette étape a été décisive. De la définition du chantier à l'avancement des travaux en passant par le versement des salaires aux ouvriers du quartier, les habitants ont appris à gérer un projet de bout en bout. Et, en plus de l'expérience acquise sur le terrain, ils ont eu accès à des formations accordées par la ville et la coopération internationale, comme le programme « chercheur populaire » mis en place par le GRET avec Yves Cabannes, aujourd'hui professeur à l'University College de Londres.
En 1997, les habitants ont réussi leur pari : le canal de drainage est construit, et ils ont même de l'avance sur la date initiale de fin des travaux. L'assainissement du quartier permet sa transformation. Les maisons en dur ont remplacé les cabanes de terre. Les rues rectilignes quadrillent désormais le quartier, asphaltées le long du trajet des bus, en terre ocre et pavées ailleurs. Mais un nouveau problème surgit : le confort de base a rejeté une partie des résidents dans une plus extrême pauvreté.
« Quand vous avez accès à l'eau, à l'électricité : il faut en acquitter la facture. Et quand la mairie reconnaît votre maison, il faut payer l'IPTU (impôt local) », explique Jeova Torres, chercheur à l'université du Ceara, auteur d'une étude sur les dix ans de la Banque Palmas. Devant le poids des dettes, des familles ont été contraintes de revendre leur habitation pour aller vivre dans d'autres bidonvilles. « Le constat était amer, se souvient Joaquim Melo. D'un côté, nous avions remporté un immense succès en urbanisant la favela. De l'autre, les indicateurs de chômage, d'exclusion du système bancaire et d'insécurité étaient terribles ».
Ce constat d'échec laisse les habitants perplexes. Que faire quand ce qu'on pensait être la solution mène à l'impasse? Joaquim Melo, qui a dirigé le chantier du canal de drainage, traverse alors une phase de doute. Mais reste persuadé d'une chose : la méthode de réflexion. « Je ne savais pas quoi faire, mais je me disais que nous devions continuer à nous réunir pour tenter d'élaborer ensemble, de manière participative, des réponses aux problèmes spécifiques de notre quartier ». Il décide alors d'organiser un deuxième séminaire « habiter l'inhabitable ». Quatre-vingt six réunions se succèdent. Pâté de maison par pâté de maison dans le quartier qui compte alors environ trente mille habitants. Un problème revient sans cesse dans les débats : l'absence de revenus. Les habitants envisagent de créer une banque de microcrédit sur le modèle du système inventé par l'économiste bangladeshi, Muhammad Yunus, qui obtiendra le prix Nobel de la Paix. Mais au cours d'une des multiples réunions, une femme prend la parole : « A quoi sert de créer des entreprises, si personne ne peut acheter ce qu'elles produisent? », interroge-t-elle. Cette remarque crée un déclic. Les habitants décident alors de d’accompagner les crédits à la production d'un microcrédit à la consommation. Ils prolongeront l'idée en accordant les crédits à la consommation en Palmas, monnaie locale, pour inciter les gens à acheter dans le quartier. L'idée est de créer dans le même temps l'offre et la demande pour créer un circuit économique vertueux.
… et créent une banque d’économie sociale et solidaire
La Banque Palmas est inaugurée en 1998 et la monnaie lancée en 2002. La banque, créée et gérée par les habitants, accorde des prêts à la production en réais, la monnaie nationale brésilienne, et des prêts à la consommation en Palmas, la monnaie locale. Mais le crédit n'est qu'un levier d'action de cette structure pensée comme l'articulation d'un ensemble de solutions de terrain coordonnées contre la pauvreté.
Dans le hall de la banque, du lundi au vendredi, les habitants font la queue à l'un des trois guichets de plastique bleu et jaune pour demander un crédit, retirer de l'argent ou toucher une pension. Sur les chaises de jardin qui font office de salle d'attente, les jeunes patientent aussi avant un rendez-vous pour une formation. Les locaux de la Banque Palmas accueillent le Bairro Escola de Trabalho qui forme à l'économie sociale et solidaire, et aide à préparer les examens d'entrée à l'université. Derrière le hall, une pièce héberge les machines à coudre de la coopérative de couturières, PalmaFashion, et un petit cabanon entre les bureaux abrite une société qui fabrique des produits d'entretien, PalmaLimpe, ainsi qu'un incubateur de petites entreprises créées par des femmes. La Banque Palmas vient également de lancer PalmaTur; un programme de tourisme durable. Son principe : faire découvrir cette favela, laboratoire grandeur nature de l'économie sociale et solidaire.
Jacqueline Dutra, vingt-huit ans, fait le lien entre les différents projets. La jeune gérante de la Banque Palmas a fort à faire entre l'attribution des crédits, la gestion des relations avec les banques communautaires qui ont essaimé sur le modèle de la Banque Palmas dans tout le Brésil et les questions du quotidien. Elle s'est formée sur le tas et assume de lourdes responsabilités. Si elle souffle parfois, elle ne se départit jamais de son sourire, consciente de sa chance : sans diplôme, elle a réussi à monter tous les échelons de l'institution où elle a fait ses débuts en 1998. Ici, tous les employés sont du quartier, à l'exception du garde de sécurité à l'entrée. La connaissance du terrain et la mémoire des luttes de l'ancienne favela valent plus que tous les titres universitaires.
Aujourd'hui, cinquante et une banques communautaires ont été créées au Brésil sur le modèle de la Banque Palmas et plus de trois mille six cents au Venezuela. La Banque Palmas gère un portefeuille de deux millions de reais (soit neuf cent quatorze mille euros) et a noué des partenariats avec plusieurs banques brésiliennes pour offrir aux habitants des quartiers pauvres les mêmes services qu'une banque classique (versement de pension, création de compte) dans des quartiers où ces dernières ne s'implantent pas, faute de rentabilité. Elle travaille par ailleurs avec le Secrétariat national à l'Économie solidaire brésilien pour étendre encore le modèle, et avec la Banque centrale du Brésil pour assurer un statut légal à ces institutions financières d'un genre nouveau qui se trouvent dans un flou juridique. Avec toujours un impératif en tête : rester fidèle à ses racines populaires, un nouveau défi quand le succès d'une idée l'oblige à dépasser les frontières où elle a été inventée.