Solliciter les pauvres comme «jurés» de mes œuvres

Urs Kehl

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Urs Kehl, « Solliciter les pauvres comme «jurés» de mes œuvres », Revue Quart Monde [En ligne], 218 | 2011/2, mis en ligne le 05 novembre 2011, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5163

Découvrant pour lui-même le plaisir de peindre, l’auteur explore le rapport entre artisanat et création artistique, entre acte de peindre pour se découvrir personnellement et acte de témoignage en situation de grande précarité. (Avec la collaboration de Pascale Dabout)

Index de mots-clés

Arts, Culture

Index géographique

Canada, Etats Unis d'Amérique

Mon épouse Hélène, nos trois enfants et moi-même avons quitté le « Vieux continent » en 2004 pour nous installer au Canada, après avoir travaillé pendant huit ans dans le Centre international d'ATD Quart Monde en France.

J'ai eu la chance d’y travailler et d’y accueillir des membres du Mouvement de différents lieux du monde et d’entrer avec eux dans la construction d’une grande mosaïque prenant sa source dans un puits en rénovation. Travailler aux côtés d'artistes, venant de différents pays me donnait du plaisir et un bien-être intérieur.

A Toronto, je vais à l'école d'art du Central Technical School depuis un an et demi.

Après l'ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans

L'ouragan Katrina s’est abattu sur la Nouvelle-Orléans en août 2005. J’ai rejoint pour un mois l'équipe de deux volontaires sur place. Nous avons visité des membres du Mouvement dispersés et avons travaillé comme bénévoles dans un Palais des expositions hébergeant dans l'urgence environ mille personnes. Chacune avait un lit de camp, une chaise et un espace de un ou deux mètre carré pour poser ses sacs. Chacun vivait sous le regard de l'autre.

Cette période m’a beaucoup influencé et j’ai fait une cinquantaine de croquis sur place, ou de mémoire un peu plus tard. […]

Pour la première fois je me questionnais sur : « Être artiste, qu'est-ce que cela veut dire ? ».

Un état d’accélération de la pensée créative

Je n'ai pas un parcours « d'artiste ». A cinquante ans, je n'avais rien exposé, rien vendu, pas de circuit dans des écoles d'art.

J'avais une certitude pourtant : travailler avec des artistes, leur donner des coups de main me faisait plaisir. Rien ne me semblait étrange dans leur entreprise.

Quand Gary Smith, mon professeur, m'a dit : « N’arrête pas de peindre, tu es un artiste », je rejetais cette idée loin de moi. Mais petit à petit je me suis rendu compte que j’avais une manière d’aborder, de ressentir les choses. Je me souvenais alors combien de fois lors de travaux de chantier faits de manière automatique, mon esprit se mettait en route, parfois jusqu’à l’épuisement. Je sentais que le travail que je fournissais sur les chantiers, ne valait pas l'investissement de toute mon énergie déployée. Finalement, si je branchais un interrupteur sur une lampe pour qu'elle fonctionne, l'objet serait toujours une lampe et resterait un produit connu dans les normes imposées et reproductibles.

Si la définition d'être artiste est d'avoir le don de se mettre en état « d'accélération de la pensée créative », alors Gary peut me nommer « artiste ».

Je découvre à l'école que cette mise en accélération de la pensée peut être fructueuse pour la création. Cependant les projets proposés sont nombreux et le manque de temps empêche de se livrer corps et âme pour chacun d'eux.

Peindre pour garder l’histoire

En arrivant à Toronto avec, entre autres, la mission de découvrir la ville et ses quartiers, je me suis lancé petit a petit à garder en mémoire ce que je découvrais en dessinant puis en peignant. J’ai intensifié ma recherche, je me suis laissé porter par mes découvertes des quartiers, du bruit, du vent, je suis rentré à l'écoute des personnes que je rencontre, au travers des habitants cachés derrière leurs fenêtres, de l'histoire des lieux, des événements qui se vivent ou qui ont été vécus. Le choix des quartiers où je vais peindre se fait de différentes façons : par des articles de journaux, les médias, des rumeurs, sur les conseils d'amis ou encore de personnes qui s'arrêtent avec moi lorsque je peins.

Lorsque je peins dans les quartiers, je remarque que les gens m'ignorent, me laissent faire ou m'encouragent.

Pour réaliser un tableau, je passe deux ou trois fois environ deux ou trois heures de travail sur place. J'ai ainsi réalisé une soixantaine de tableaux où seuls les bâtiments sont peints. Pour d'autres projets - comme la distribution de repas où les gens font la queue dehors, ou devant la prison où les gens attendent leur tour de visite sous la pluie, au vent ou au soleil avec enfants et bébés - je retourne plus souvent sur place pour travailler.

Il y a peu temps, je me suis rendu compte qu'un tiers des maisons et des bâtiments que j'ai peints sont ou vont être détruits dans les années à venir.

En me regardant peindre ou en regardant mes tableaux, des personnes m'ont dit : « C’est pour l’histoire » et ces paroles donnent tout à coup un sens autre au choix des quartiers dont j'ai capturé l'image. Je voulais capter des lieux de courage, des lieux où des personnes essaient de vivre et survivre.

Trois ans après les débuts de mon exploration, j’ai peint pour la première fois un bâtiment  connu. Je l'ai peint à la suite d'une conversation avec un jeune qui depuis quelques temps ne vivait plus à la rue et venait de trouver quelques heures de travail à travers un programme social.

Ce jeune me dit que je devrais peindre The Old City Hall (le tribunal). Je lui réponds que ce n’est pas ce genre de bâtiments que je cherche à peindre. « Tu sais pourquoi il faut dessiner ‘the Old City Hall’ ? ... Parce qu’il me fait peur. Quand j’avais seize ou dix-sept ans, j’ai dû aller là-bas, au tribunal. Il y a en haut des colonnes de terribles petites têtes qui te regardent. Tout ce bâtiment me fait peur. »

J'ai compris alors que beaucoup de personnes dont j'avais peint les maisons ou les immeubles étaient passées dans ce lieu pour y être jugées.

Lorsque je me suis présenté avec mon matériel de peinture pour travailler dans ce bâtiment, les gardiens m'ont demandé mon « permis », que j’avais obtenu pour deux week-ends, quand les tribunaux ne fonctionnent pas. J'ai peint les couloirs et les bancs vides alors qu'en semaine, les gens attendent leur audience.

S’imprégner des empreintes laissées par les habitants

Je parlais peu l’anglais au début. Je ne posais donc pas beaucoup de questions. Je craignais aussi que cela sonne comme une enquête ou que mes questions soient irrespectueuses. Pourtant, j’avais une grande envie de communiquer, de comprendre. Ce manque de parole ne m'a pas empêché de retourner dans les quartiers et de chercher d’autres formes de communication.

De plus en plus souvent, j'ai travaillé sous le regard des habitants et je pouvais rester ainsi des heures durant au milieu des immeubles.

Un sentiment palpable en moi commençait à émerger. La possibilité de capter non pas uniquement la forme des maisons mais l'énergie envoyée par les matériaux qui les composent. D'où vient cette manière d'aborder un sujet ? En concevant les plans, en construisant, en nettoyant, en emménageant..., les architectes, les ouvriers, les déménageurs et finalement les habitants qui se succèdent laissent leur énergie, un petit bout de leur vie dans chaque forme, sur chaque brique, dans chaque poutre. On entend dire dans les anciens quartiers qu'une ambiance se dégage. Dans les nouvelles maisons, la vie n'a pas encore laissé son empreinte et on peut parfois les sentir hostiles.

Être seul avec mes limites m'oblige à faire des choix qui me ramènent à chaque fois à ce j'aime profondément dans ce projet. Reprendre mes pinceaux me redonne un bien-être intérieur  qui installe le calme. Marcher. Marcher dans les quartiers  pour garder les traces de la vie, ouvrir mes sens qui influenceront mes toiles, me transformer pour capter plus profondément les ambiances, sentir les empreintes laissées par les habitants passés, trouver les plus pauvres que je ne connais pas encore. Mes croquis sont ma mémoire et contribuent à une compréhension de demain.

Créer des outils

Mon premier hiver au Canada m'a rappelé les hivers de mon enfance, froids et secs, au bord du lac Constance. J’ai fait l'expérience du froid dès mon enfance et je sais son impact sur l’humain, sur le produit du travail, sur les rythmes d’agir, sur la pensée, sur la capacité de concentration... Les choses se modifient sous l’influence du froid.

Sans doute que cette expérience m'a amené à rechercher comment peindre pendant ces mois où il fait trop froid pour tenir un pinceau dehors.

J'ai donc imaginé et créé une « boîte à peindre dehors » sous des températures glaciales : un cageot transformé, du plexiglas, un morceau de mousse, une surface en bois pour peindre et une lampe à pétrole qui réchauffe, empêche la peinture de geler, et éclaire lorsque la nuit est là.

L'idée m'a effleuré plusieurs fois que les passants pouvaient me prendre pour un fou. J'ai donc été prudent la toute première fois et je me suis caché derrière un talus pour faire un panorama du quartier des affaires et d'un quartier ayant mauvaise réputation. Pour ma deuxième expérience, je suis allé peindre à quatre heures du matin par moins douze degrés.

Voyager à vélo ou en transports en commun m'a également stimulé pour inventer des outils légers, bon marché, maniables. Ainsi est née l'idée de peindre sur une toile de huit mètres de long, dont une partie seulement est tendue sur un cadre. Ainsi je peux travailler plusieurs peintures sur la même toile en enroulant ou déroulant le rouleau suivant l'avancée de l'une et l'autre et du lieu où je me trouve. En travaillant de cette manière, pouvant montrer plusieurs tableaux d'un coup sur les trottoirs, les passants voient non pas une toile mais un ensemble de toiles représentants différents quartiers. L'explication du projet devient plus facile, plus visible.

Des amis travaillant dans la démolition et la reconstruction d'anciens bâtiments m'ont donné plusieurs bandes de toile qu'ils n'utilisaient plus sur les chantiers.

J’ai utilisé toutes les toiles qu'on m'a données en les tissant ensemble. J'obtenais des surfaces de presque deux mètres sur deux mètres. Je pouvais les monter, les démonter et elles pouvaient se ranger dans un sac a dos. Quatre poutrelles servant de cadres, tenaient aussi sur mon dos. J’ai pu installer cette peinture dans trois quartiers différents de Toronto avant de l’envoyer à Paris ou elle a été remontée et exposée.

Je demande peu de détails sur la vie des personnes pauvres que je rencontre. Il y a l'obstacle de la langue bien sûr mais surtout, je ne saurais pas comment leur redonner ce que j'aurais réussi à comprendre. Ces personnes, au-devant desquelles je vais dans les quartiers ou qui viennent à ma rencontre, ont une vue sur ce que je peins. Je cherche leur regard et finalement leur expertise. Aurai-je l’audace et l'humilité de les laisser devenir les « jurés » de mes œuvres, eux, les plus exclus vivant la «création de la survie », comme certains artistes vivent la « création de l'art » ?

Urs Kehl

Électricien de formation, Suisse de langue allemande, Urs Kehl est volontaire permanent d'ATD Quart Monde et vit depuis 2004 avec sa famille à Toronto (Canada).

CC BY-NC-ND