Parmi les archives visuelles, nous avons regroupé sous le nom d’Artothèque1 les réalisations manuelles faites par des adultes - sculptures, patchwork, broderies, céramiques, peintures, dessins, gravures, affiches, sérigraphies - et des réalisations faites par des enfants. Elles proviennent :
- des ateliers créés pour initier les personnes qui le souhaitent à une technique d’expression ;
- des ateliers créés dans le cadre d’événements publics du Mouvement, de rencontres familiales ou de formation ;
- d’ateliers organisés par les équipes dans le monde. Beaucoup de réalisations restent dans les lieux où elles ont été créées. D’autres, au fil du temps, sont confiées à l’artothèque ;
- d’œuvres personnelles de plus de quarante artistes (artistes reconnus, volontaires, membres du Quart Monde) : sérigraphies, illustrations, chroniques de voyage, sculptures, céramiques, vitraux.
Le protocole de l’artothèque est simple. Les réalisations sont photographiées ou scannées, numérisées et classées. Une fiche permet d’identifier la réalisation : auteur, lieu, date, à quelle occasion elle a été faite et quel en est le sens pour celui qui l’a réalisée. Il n’y a pas de critère esthétique.
Je ne sais rien ou peu des personnes qui ont réalisé ces œuvres, ni des émotions qu’elles ont ressenties en les faisant : plaisir, fierté, crainte, étonnement ? Mais ce dont je suis à peu près certain, c’est que ces réalisations sont les signes d’un « Je peux y arriver », d’une porte qui s’ouvre, d’un moment de joie au milieu du chaos.
Art et lutte contre l’exclusion
Ayant été longtemps très impliqué dans ces démarches, j’ai souvent tourné dans ma tête cette question de l’art2, du sens et de l’utilité de tels ateliers dans un mouvement de lutte contre l’exclusion. Je souhaite que mon point de vue élargisse et simplifie la perception que nous avons habituellement de ce domaine qui n’est à mon sens nullement séparé de notre quotidien à tous.
J’ai donc regardé la définition du mot « art » dans mes dictionnaires :
« Ensemble de moyens, de procédés qui tendent à une certaine fin », « manière de faire une chose dans les règles », « ensemble des règles et des techniques intéressant une profession, une activité humaine », « expression d’un idéal de beauté correspondant à un type de civilisation déterminé : œuvre d’art ».
J’aime bien ces définitions, car elles ne restreignent pas la notion d’art à un domaine particulier. Ce qui n’empêche nullement de développer une réflexion et des avis sur chaque forme d’art.
Elles me tiennent d’autant plus à cœur qu’ATD Quart Monde est une entité qui fonctionne et collabore avec des personnes aux compétences diverses ayant leurs propres règles. Cela demande à chacune une ouverture d’esprit pour considérer et intégrer d’autres points de vue. De même, une personne qui s’engage vient, en plus de sa compétence, avec une part invisible d’elle-même où se logent ses motivations, ses croyances, ses visions de la société et ses perceptions intimes de la vie. Cette part éminemment personnelle, bien qu’invisible, participe aussi à créer l’énergie qui parcourt le Mouvement et lui donne vie.
Dans cette optique, la présence d’artistes, ponctuelle ou permanente, m’est toujours apparue comme un atout pour l’ensemble. Je perçois leur personne, leur talent, leurs désirs, comme un apport spécifique au même titre que l’apport d’une personne qui fait du secrétariat, de la gestion financière, de l’entretien de maison, etc. La reconnaissance de l’apport qualitatif de chacun dans ce qu’il fait et ce qu’il est, participe ainsi à créer le subtil équilibre, l’harmonie entre le Je et le Nous, entre la volonté et les désirs personnels et les objectifs et contraintes du groupe. Même si en pratique cela s’avère difficile à mettre en œuvre.
« Ça sert à quoi ? »
Au regard de l’efficacité ou de l’urgence, pratiquer du chant, faire de la peinture ou confectionner un patchwork, peut apparaître dérisoire ou hors-sujet. De même le travail personnel de l’artiste peut poser question.
On comprend sans peine l’utilité d’un atelier qui répond à la nécessité d’exprimer le Mouvement visuellement lors d’événements publics. On comprend sans peine également le rôle d’ateliers manuels, artistiques, proposés lors de sessions de formation : ils équilibrent des journées consacrées à l’échange verbal. En revanche, on comprend plus difficilement l’intérêt d’un atelier créé dans le but d’initier à un art vocal, théâtral, manuel, pictural ou autre et dans lequel un artiste compétent s’engage parfois durant plusieurs années : « Ça sert à quoi ? ». On comprend plus difficilement les motivations des personnes et les effets que cela peut produire. Bien que l’on ne puisse prédire des résultats concrets, il est bon d’en expliciter les enjeux et ce qu’on en attend pour en défendre le financement mais également pour qu’une telle action ne reste pas floue et incomprise.
Les artistes - ou ceux qui sont capables d’animer un atelier d’expression - apportent non seulement une technique et un savoir-faire mais aussi le ton permettant de libérer une énergie pour que « la sauce prenne » : outils indispensables pour l’animateur qui embarque les personnes dans une sorte d’inconnu mettant en jeu des facultés inexploitées ou ignorées chez les participants. Ces techniques offrent l’occasion d’utiliser autrement l’imagination, la main, la voix, le corps, la relation à l’autre. C’est pour moi une sorte d’extension consciente de l’utilisation des cinq sens qui fonctionnent souvent quasi mécaniquement du lever au coucher.
Une transformation globale du corps, du cœur, et de l’esprit...
Dans les années 1990, au Centre international du Mouvement ATD Quart Monde, un atelier permanent d’expression (sérigraphie, peinture, céramique) a été créé sous l’impulsion d’une volontaire. Plusieurs artistes se sont succédé jusqu’à son arrêt en 2007. Des œuvres collectives de qualité virent le jour3. Durant ce long temps de pratique, la réflexion sur le sens et la pertinence de ces ateliers s’est enrichie et approfondie. Le sérieux et l’esprit qui se dégageaient des participants confortaient le bien-fondé de ces ateliers. Cette démarche rejoignait toutes celles qui avaient déjà été entreprises dans d’autres lieux avec succès par des personnes convaincues, mais qui n’avaient probablement pas le même impact sur l’ensemble, vu leur éloignement géographique. Un fil invisible les relie toutes à la première et lointaine démarche de Joseph Wresinski dans le camp des sans-logis à Noisy-le-Grand lorsqu’il demanda à des artistes de venir faire du théâtre avec les jeunes, de créer des vitraux pour la chapelle, et à une esthéticienne de prendre soin du visage des femmes4. Intuition qui visait une transformation globale - corps, cœur, esprit - en offrant concrètement les moyens d’agir sur soi-même.
Parallèlement au courant des Universités populaires Quart Monde où les personnes s’exercent à formuler avec du recul leurs difficultés et leurs aspirations, la création d’un courant artistique était un complément pour développer autrement une confiance en soi, par la reconnaissance de sa propre valeur et la prise de conscience de ses ressources intérieures. Des lieux où l’on peut expérimenter, sans trop vite mettre des mots sur ce qui se passe, où le silence du mental devient l’allié indispensable pour progresser dans les sensations tout en lâchant prise sur le résultat. Démarche proche d’une spiritualité, au sens d’aspiration vers le haut, tout en s’ancrant solidement en soi-même, dans son individualité.
... Qui élargit l’espace
S’initier à une technique d’expression qui exige une attention et de nouveaux gestes, avec le corps ou la voix, ou avec une matière inconnue et des outils jamais tenus, tout cela génère des émotions : la peur d’être regardé et jugé, la honte de ne pas y arriver, mais aussi du plaisir, la joie de réussir, de sentir que les choses peuvent venir, les gestes s’assouplir et répondre au désir. Toutes les formes d’expression qui engagent le corps et les sentiments peuvent faire resurgir des souffrances anciennes avec lesquelles on cohabite depuis longtemps sans avoir eu les outils pour les transcender. Elles peuvent aussi représenter le début d’un chemin de guérison.
La souffrance et la relation au corps sont des choses difficiles à aborder avec les très pauvres, qui ont des traumatismes affectifs parfois lourds et des corps souvent malmenés. Difficiles pour eux mais pour nous aussi, parce que nos corps, nos souffrances physiques et psychologiques passées nous conditionnent également en permanence. Si on veut permettre aux autres de se libérer de leurs souffrances, il faut d'abord affronter les siennes et trouver le chemin pour savoir quoi faire avec, sinon on aborde la souffrance des autres au niveau émotionnel ou idéologique et on ne règle rien véritablement.
Pour ma part, c’est durant les huit années où j’ai fréquenté l’Atelier chant5 que j’ai pris plus clairement conscience combien les liens entre beauté, harmonie, bien-être, santé, étaient indissolubles, expressions d’une seule et même énergie. Je me souviens lorsque tout à coup, à la fin d’une séance de chant, quelqu’un se détendait, souriait et disait : « Je me sens bien ! » Enfin, le travail dans cet atelier m’a conduit à élargir ma conception et ma perception de la beauté et de l’harmonie auxquelles je n’étais sensible qu’à travers ce qui m’était le plus familier : le dessin, la peinture, les maisons. L’important au final, quel que soit le chemin utilisé, c’est que chacun puisse s’ouvrir, élargir l’espace autour de lui-même. Abandonner les définitions du beau et les modes pour oser devenir sensible, oser aller vers ce qu’on aime, oser devenir individuel dans cette recherche d’harmonie. Car c’est cet éveil de l’individualité qui est source d’enrichissement pour l’autre. C’est ce moi intime auquel on aura donné de l’attention qui rayonnera.
Créateurs de changements pour soi-même et pour le bien commun
L’approfondissement de l’individualité est davantage une autre manière de voir et d’être que de faire. Elle peut permettre au Mouvement, qui continue de s’étendre, et aux générations immergées dans l’action et les responsabilités, d’approfondir les questions, de les considérer de l’intérieur, avec du recul et d’apporter de nouvelles réponses.
De nombreuses luttes visant à transformer la société se fondent avec raison sur les droits de l’homme mais on ne peut pas compter que sur le droit. Une partie du travail de transformation incombe à chaque individu pour qu’il trouve les outils en lui-même afin de pouvoir avancer, même quand tout est chaotique. J’ose dire que le monde va mal parce que nous allons mal individuellement. Cette vision donne à l’individu le pouvoir d’être acteur des changements, pour lui-même et pour le bien commun. Ce besoin d’être responsable et créateur est grandissant, diffus dans la société, et suscite aujourd’hui de nombreuses et nouvelles disciplines de connaissance de soi, sources de nouvelles forces et énergies.
Transformation de la société et transformation de la personne sont les deux faces de la même évolution, le monde n’étant que le reflet des êtres qui l’habitent.