Revue Quart Monde : Comment évaluez-vous, dans le monde politique, l'impact de la pensée de Joseph Wresinski, depuis le rapport Joseph Wresinski ?
Philippe Sassier : La façon d'approcher la grande pauvreté a réellement évolué en 25 ans. D’abord la critique du principe d'assistance, qui est un aspect assez radical de la pensée de Joseph Wresinski, a trouvé certains échos. A l'époque, en 1987, la pauvreté était définie comme une exclusion. En développant une critique très forte de l'assistance, Joseph Wresinski dénonçait le fait que celle-ci fait de l'homme aidé quelqu’un dont on n'attend plus rien. Autrement dit, en l'aidant on le constitue comme pauvre. Bien entendu la rudesse du propos interpelle. Que se passerait-il si les pauvres devaient se débrouiller seuls sans aucune aide ? On le voit bien, l'aide est utile mais elle est inadaptée. On retrouve en tout cas ce refus de l’aide unilatérale dans le RMI (Le I signifiant Insertion) et le RSA (A pour active). Au moins dans les mots, il s’agit d’un échange et non pas d’un don. L'idée de donnant-donnant s'est substituée à celle de « soupe populaire ». Dans ce fil du refus de l'assistance pure, il y a eu aussi une certaine diversification des aides, le parti-pris qu'il n'y ait pas que l'aide directe. Par exemple on retrouve souvent le désir d'introduire la culture, d'apporter des loisirs. C'est venu petit à petit. Ne pas donner seulement les moyens de la survie ; donner aussi les moyens de se retrouver dans la société.
RQM : Et sur le plan d'autres idées développées par Joseph Wresinski ?
Ph.S. : Ce qui est aussi très important chez Joseph Wresinski, c'est l'idée qu'il faut considérer l’apport des très pauvres non pas en tant que travailleurs, mais comme témoins de leur condition. Ils nous disent ce qu'ils sont, ce qu'ils vivent, ce dont ils souffrent et, par là-même, ce dont souffre le cœur de la société. Dans l’esprit de Joseph Wresinski, ce n'est plus la force du peuple en marche qui est important, ce n'est plus le nombre, c'est la force de cette parole qui concerne toute la société. On a vu par exemple qu’en matière de logement, les plus pauvres ont soulevé un problème qui n'est pas que le leur, mais celui de beaucoup de gens : il n'y a pas assez de logements en France, et ce sont les SDF qui nous le disent. Bien sûr cette idée de porte-drapeau doit être maniée avec prudence : elle peut aussi bien tourner à la manipulation du « petit peuple », comme aux plus belles heures de la Révolution française. Mais aujourd’hui, ce qui est nouveau, c’est que les media modernes - Internet - permettent à quiconque de s'exprimer et de parler au monde entier. Joseph Wresinski observait déjà : « On répond par la soupe populaire à l'espoir de pauvres dans la société de l'informatique ? » De fait, c’est un enjeu majeur pour les très pauvres. Aujourd’hui, la communication par l’informatique peut être pour eux un formidable moyen de participation à la communauté humaine. Ils doivent s’en saisir.
RQM : Et au niveau de l’action publique locale, qu'observez-vous ?
Ph.S. : Il me semble évident qu’il y a une meilleure compréhension des attitudes mentales, des besoins réels des très pauvres. Depuis les lois de décentralisation, l'action sociale est menée par les Départements. Il en a résulté une plus grande proximité, le souci et les moyens d'une connaissance de plus en plus fine des situations, des accompagnements de plus en plus individualisés. Parallèlement aux aides indifférenciées, il y a la préoccupation d’un suivi personnel adapté. L’’approche de Joseph Wresinski n'y est pas étrangère.
RQM : Croyez-vous que la pensée et la parole des plus pauvres est davantage reconnue depuis 1987 ?
Ph.S. : Disons qu’on l’entend un petit peu mieux, grâce aux média. Je pense par exemple à la reconnaissance du droit au logement. Il n’est encore que théorique, mais enfin ! La loi est là…
RQM : A-t-on avancé dans le projet de construire les politiques avec les plus pauvres ?
Ph.S. : Si vous entendez par votre question : « Les très pauvres sont-ils intégrés aux processus d'évaluation des politiques publiques ? », la réponse est non. C'est insurmontable et c'est général. Je vois bien qu'il n'y a pas de véritable participation des très pauvres au niveau collectif, comme le demandait Joseph Wresinski. Ce qui a évolué, c'est l'attention portée à leur parole individuelle sur leur situation personnelle, et c’est déjà important. On se pose un peu mieux la question de savoir quelle est la véritable demande de chacun...
RQM : Avec la misère il s'agit des Droits de l'homme, des droits fondamentaux. Ces idées là ont-elles progressé ?
Ph.S. : Ce que l’on constate, c’est une insistance sur l’idée d'autonomie, sur l’objectif que les personnes en grande difficulté puissent, à terme, se prendre en charge. Bien sûr, derrière cela, il y a parfois des attitudes directives, ne serait-ce que parce que la loi l’impose, et aussi parce que certaines personnes sont plus … « péremptoires » que d’autres dans leur façon d’aider.
RQM : Certaines approches permettraient pourtant de comprendre les enjeux pour les personnes très pauvres comme le placement des enfants, la destruction des solidarités.
Ph.S. : Vous le savez bien, puisque c’est votre démarche de fond : le propos central de Joseph Wresinski, c’est qu’on n’aide véritablement les très pauvres qu’en les rejoignant au cœur de leur condition, qu’en allant vivre avec eux, qu’en « se mouillant » avec la pauvreté. Aucun service public ne fera cela. Ce dont il s’agit, comme l’affirmait Péguy, c’est non pas de « changer la vie », mais de « changer de vie ». Et cela, c’est affaire de personnes, non d’institutions.
RQM : Il existe d’autres approches : celles que nous entreprenons dans les co-formations2.
Ph.S. : A travers l’engagement d’ATD Quart Monde, la pensée de Joseph Wresinski est vivante, et c’est l’essentiel. Si elle peut apparaître comme un mélange « extra-ordinaire » de marxisme et de christianisme, elle est d’abord un appel à la révolution spirituelle avec les pauvres et par la pauvreté. C’est une utopie, sans doute, mais en secret elle édifie, dans tous les sens du terme.