Le jour même de ma prise de responsabilité comme responsable du Centre de promotion familiale à Noisy-le-Grand (France)1, le feu s’est déclaré dans le logement d’une famille en grande difficulté. Je me suis retrouvé sur le lieu du drame en présence du Maire adjoint de la ville, des pompiers et d’habitants préoccupés par la situation. Le père de famille qui était seul dans le logement à ce moment-là, fut emmené d’urgence à l’hôpital et nous attendions le retour de la maman et de ses enfants. Le papa au chômage et sous l’effet de la prise d’alcool et de drogue avait mis le feu à son appartement. La maman et ses enfants à leur retour étaient à la fois désespérés mais pas surpris de ce qui était arrivé.
La nécessité d’une vie partagée
Je prenais alors conscience de la responsabilité que j’avais accepté de prendre. Où puiser la force pour être porteur d’espérance là où se trouve le désespoir ? Comment être instrument de paix face à la violence que produit la misère ? J’étais d’emblée entraîné sur le terrain du sens de l’existence et de la spiritualité. Ce drame et ceux que j’allais être amené à vivre par la suite me révélèrent une fois de plus à quel point la misère détruit l’être humain et peut le conduire à une autodestruction, fruit d’humiliations répétées, d’une non-reconnaissance, de la culpabilisation et du manque d’estime de soi. Une question fondamentale pour moi était et est encore : « Qui suis-je face à ces familles tant maltraitées par la misère ? Qu’attendent-elles de moi et qu’attendent-elles de l’équipe de volontaires, alliés et professionnels présents dans ce lieu ?».
En réfléchissant à cette question avec mes compagnons d’équipe en premier lieu et en s’appuyant sur la pensée du père Joseph Wresinski, il était clair que ce que nous cherchions était de faire communauté avec les familles de ce quartier. Nous ne voulions pas être perçus comme une équipe de professionnels de l’action médico-sociale face à des familles en difficulté. Ces familles souffraient déjà tant du contrôle social, d’un regard qui méprise, qui juge, des « bons conseils » qu’elles ne supportent plus d’entendre, que nous ne voulions pas entrer dans ce type de relation avec elles. Faire société avec ces familles rejetées, habiter le même quartier, nous engager avec elles, nous acharner à vouloir apprendre d’elles et parfois recevoir des critiques pour notre choix inconditionnel d’être à leur côté, fut notre façon de combattre la violence dont elles souffraient. Nous voulions avant tout construire une communauté au moyen d’une vie partagée intense : temps de fête, de chantier, de vacances, projets culturels et artistiques tant pour les enfants que pour les adultes permettant aux uns et aux autres de révéler leur humanité profonde, de pouvoir être fiers de leur identité et de se rencontrer sur l’essentiel. Cela ne peut pas se réaliser si dans le même temps, l’équipe ne travaille pas sans cesse son unité dans la tendresse parce que la misère, et le sentiment d’échec et d’insécurité qu’elle provoque crée la division et le chaos.
L’estime réciproque
Les conflits sont inévitables et il ne faut pas les éviter mais au contraire s’y arrêter car ils révèlent des tensions nécessaires entre des options, des visions, des points de vue, des logiques ou des positionnements différents qui existent dans la société. Les moments de crise nous rendent plus forts si nous n’avons pas peur de les analyser et de les résoudre ensemble. C’est d’ailleurs ce à quoi nous invite la démarche de croisement des savoirs dans laquelle nous sommes.
En Bolivie c’est dans le même esprit de construire une communauté sans exclusion dans une zone d’El Alto (La Paz) qu’a été initié le projet de la Maison de l’amitié qui est un Centre communautaire et culturel de quartier. Nous avons lancé en 2009 le projet d’Université populaire Quart Monde qui s’est révélé très vite répondre à une attente des familles qui disent leur aspiration à se libérer de cette condition d’infériorité, de mépris et de soumission dans laquelle une société a enfermé les plus humbles. On dit souvent en Bolivie que les pauvres souffrent d’un manque d’estime d’eux-mêmes. Il y a des programmes communautaires visant à leur permettre d’acquérir de l’auto-estime ; beaucoup de livres sont écrits à ce sujet et c’est une réalité. Mais on oublie de dire qu’il ne peut pas y avoir d’auto-estime des plus pauvres s’il n’y a pas la manifestation d’une estime pour eux dans leur entourage.